Le 31 juillet 2022, en la fête de Saint-Ignace, le supérieur de la Compagnie de Jésus, le père Arturo Sosa, renouvela, après cinquante ans, l'acte de son prédécesseur, le père Pedro Arrupe, qui consacra la Compagnie au Cœur sacré de Jésus. Le père Arrupe, qui renouvelait lui-même la première consécration faite cent ans auparavant par son prédécesseur, le père Pieter-Jan Beckx en 1872, avait expliqué pour quelle raison il avait d'abord gardé un certain silence sur ce sujet : « L'expression même de Sacré-Cœur suscitait en certains lieux une réaction passionnelle, une allergie envers une terminologie et des présentations surannées. » Il fallait, dit-il, laisser passer un temps d'apaisement, tout en ajoutant sa conviction : « Une spiritualité d'une valeur aussi élevée, que les papes ont dite suprême, et répandue dans le monde entier, qui utilise un symbole biblique si universel et si humain que le mot « cœur », un mot source, ne tarderait pas à se frayer à nouveau un chemin1. »

Le temps de l'attente est-il révolu ? Veilleur, où en est la nuit (Is 21, 11) ? Il suffit de constater le nombre de groupes venant fréquenter le pèlerinage au sanctuaire de la petite ville de Paray-le-Monial, organisé par la Communauté de l'Emmanuel, familles nombreuses, religieux de toutes couleurs, jeunes adultes, festivals, sessions d'été débordant du vaste parc du Moulin Liron, là où est venu le pape Jean Paul II, le 5 octobre 1986, pour sentir un souffle qui passe, un souffle de ferveur ! Demandez aux quatre chapelains, serviteurs du sanctuaire du Sacré-Cœur, pour quelle raison les gens viennent à Paray-le-Monial ! Ils viennent, vous diront-ils, comme le disciple bien-aimé, se reposer sur le Cœur de Jésus ! Ils viennent en confiance répondre à son invitation : « Venez à moi, vous qui peinez sous le poids du fardeau » (Mt 11, 28). Ils viennent chercher le repos promis par Jésus aux esprits accablés par un monde sans âme et une société sans autre espérance qu'un matérialisme plat. Ils se laissent attirer par l'amour du Cœur de Jésus, le centre de notre foi, celui qui seul est capable d'ôter de nos propres cœurs le poids du péché et la fatigue d'une course permanente. C'est pourquoi cette petite ville de Paray-le-Monial, si belle par sa parure d'or parmi les blés, cachée entre Saône et Loire, modeste par sa taille mais grande par son trésor, devient le lieu de rassemblement où chacun se sent à la maison.

Venez vous reposer

Quel est donc ce trésor caché qui attire sans rien revendiquer ? C'est un message de bonne nouvelle : au cœur du monde, il y a le cœur de Dieu ! L'univers n'est pas le fruit du hasard, ni d'un déterminisme aveugle, mais l'œuvre de l'Amour en personne, d'une puissance inouïe, capable non seulement de porter la création, mais de la renouveler. Un amour qui s'exprime par un cœur humain, des sentiments humains, des souffrances humaines. Voilà pourquoi il attire : « Quand j'aurai été élevé de terre, j'attirerai tout à moi » (Jn 12, 32). Paray-le-Monial attire par sa manière discrète et intime, parce qu'elle recèle en ses murs le symbole le plus fort et le plus humain du cœur de Dieu : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur ! » (Mt 11, 29). Si l'on vient à Paray-le-Monial, c'est d'abord pour changer son propre cœur, se laisser transformer par une atmosphère de confiance et de simplicité. « Laisse-toi aimer », disait Élisabeth de la Trinité depuis son carmel à ses amies restées dans le monde. Elle ajoutait : « N'aie pas une âme banale », inconsciente du sens de la vie ! La première chose que les pèlerins viennent chercher, c'est donc le repos promis par Jésus.

C'est aussi les premiers mots du pape François dans sa première exhortation, La joie de l'Évangile (Evangelii gaudium, 2013) : « J'invite chaque chrétien à renouveler aujourd'hui même sa rencontre personnelle avec Jésus Christ ou, au moins, à prendre la décision de se laisser rencontrer par lui, de le chercher chaque jour sans cesse... Ceux qui se laissent sauver par lui sont libérés du péché, de la tristesse, du vide intérieur, de l'isolement. » Se laisser aimer, quoi de plus simple à Paray-le-Monial ! Il suffit de passer quelque temps dans la chapelle Saint-Jean, devant l'hostie consacrée exposée là jour et nuit, au milieu de quelques priants en grand recueillement, pour se sentir pris dans un mouvement d'amour qui sort du cœur de Dieu, s'exprime dans le cœur humain de Jésus, et continue de produire dans le cœur des disciples des réalisations merveilleuses. Tant que celui qui aime regarde Jésus Christ, son amitié demeure ferme et inébranlable. Il comprend que le Seigneur ne regarde pas ses péchés, il les prend sur lui, les brûle sur la croix et les jette derrière lui. Mais il regarde notre confiance et nous emplit de son pouvoir transformant. Selon le témoignage de saint Jean Chrysostome : « C'est lui, Jésus, qui nous a donné le modèle d'une amitié toute divine. C'est lui qui a aimé des ennemis, des insolents, des blasphémateurs, des persécuteurs, des furieux qui le haïssaient à mort, et qui les a aimés de cette charité la plus haute et la plus sublime qui va jusqu'à donner sa vie pour ceux qu'on aime. »

C'est pourquoi la prière est toute simple et facile à Paray-le-Monial, les lieux y sont propices et harmonieusement disposés. Autour de la basilique, copie réduite de l'abbatiale de Cluny, une des merveilles du monde par son architecture, son dépouillement et sa couleur chaude, on trouve la chapelle Saint-Jean, tenue par les chapelains, lieu de silence et d'adoration permanente, la chapelle des Visitandines, lieu des apparitions à Marguerite-Marie Alacoque (1647-1690), celle de saint Claude La Colombière (1641-1682) avec sa célèbre mosaïque, tenue par la communauté jésuite. Et les oratoires des deux autres monastères des clarisses et des dominicaines… On ne peut entrer dans l'un de ces lieux de prière sans être saisi par le recueillement. Il suffit de demeurer dans la présence de Dieu, en gardant les paroles qui ont fait le tour du monde : « Voici ce cœur qui a tant aimé les hommes... » Dans une de ses lettres, Claude La Colombière écrivait à sa correspondante : « C'est une très bonne prière et, si vous pouvez vous y employer sans vous faire violence, point n'est besoin de penser à autre chose. » Et, à une autre : « C'est une grande illusion de se charger de nombreuses pratiques de dévotion. Il faut lire peu de livres et étudier beaucoup Jésus Christ crucifié. Réduisez-vous la méditation au soin de vous tenir en présence de Dieu et de vous vaincre en toutes choses. »

Paray-le-Monial est un lieu saint où l'on se sent accueilli cordialement, compris, aimé et réconcilié, par Celui qui est plus intime à nous que nous-mêmes.

Tenez-lui compagnie

Et pourtant ! Pourquoi est-ce si difficile de se laisser aimer ? Pourquoi, demandait le cardinal Jean-Marie Lustiger au Dalaï-lama, l'amour n'est-il pas aimé ? C'est une question qui n'a pas de réponse avant qu'elle ne pénètre le cœur comme une lame à deux tranchants et ne l'aie purifié de toute suffisance. C'est pourquoi Dieu a caché ces choses aux sages et aux prudents de ce monde, qui tiennent d'eux-mêmes leur force et leur sagesse, et les a révélées aux tout petits.

« Voici ce cœur qui a tant aimé les hommes, dit Jésus à Marguerite-Marie avant de lui demander de promouvoir la fête du Sacré-Cœur, qu'il n'a rien épargné jusqu'à s'épuiser et se consommer pour leur témoigner son amour ; et, pour leur reconnaissance, je ne reçois de la plupart que des ingratitudes. » Indifférences, froideurs et mépris, voilà les mots de l'ingratitude. Saint Ignace écrivait à son ami Diego Laínez que, parmi tous les péchés des hommes, l'ingratitude est le péché le plus abominable, parce qu'il est méconnaissance et mépris de l'amour. Un refus qui ne peut être renversé que par un amour plus grand. On trouve le même sentiment chez François d'Assise, qui se considérait comme le plus grand pécheur du monde. Son compagnon Rufin lui répliqua qu'il exagérait : vous voyez bien des gens qui commettent des fautes plus graves que vous ! À quoi saint François répondit : « Si Dieu eut favorisé ces gens-là avec autant de miséricorde comme il m'a favorisé, je suis certain que, pour méchants qu'ils soient maintenant, ils eussent été beaucoup plus reconnaissants des dons de Dieu que je ne [le] suis et le serviraient beaucoup mieux que je ne [le] fais. »

Comment renverser ce cœur endurci par l'ingratitude ? Notre temps est peu sensible à ces considérations, d'autant que l'ingratitude, devenue habitude, s'est transformée en une épaisse croûte d'indifférence. Une sorte d'insensibilité spirituelle semble avoir pris le pas sur la gratitude, comme si les sens intérieurs de l'âme (peut-on encore parler de l'âme ?) étaient étouffés par les intérêts à court terme d'une société individualiste. « L'homme cherche à s'étourdir et à s'oublier lui-même pour calmer la persécution de cet inexorable ennui qui fait le fond de la vie humaine depuis que l'homme a perdu le goût de Dieu », disait Bossuet2. Notre époque semble avoir quelque complicité avec l'esprit du Grand Siècle, le divertissement. Comment pourrait-on, dès lors, entrer dans le remède que Jésus proposait à Marguerite-Marie pour vaincre l'ingratitude, à savoir l'heure sainte et l'adoration du Saint Sacrement. Une sorte de retraite avec ses relais mensuels. Un temps gratuit donné à Dieu pour contempler et accueillir l'amour dont il nous a aimés, avec le disciple bien-aimé : « Et nous, nous avons reconnu l'amour dont Dieu nous a aimés, et nous y avons cru » (1 Jn 4, 16). Ainsi priait saint François-Xavier, durant ses nuits au fond de l'Asie : « Ce qui me pousse, mon Dieu, à t'aimer, ce n'est pas le ciel que tu m'as promis, et ce n'est pas l'enfer, tant redouté. Ce qui me pousse à m'abstenir de t'offenser, c'est toi qui m'y pousses, Seigneur : c'est de te voir cloué sur une croix et bafoué, c'est de voir ton corps si blessé, c'est qu'on t'insulte, et c'est ta mort. Ce qui me pousse enfin, c'est ton amour, et tellement que, s'il n'y eut point de ciel, je t'aimerais, et s'il n'y eut point d'enfer, je te craindrais. Tu ne dois rien me donner pour que je t'aime, car même si je n'espérais pas ce que j'espère, du même amour que je t'aime, je t'aimerais. »

Se tenir en présence de Dieu et se vaincre en toutes choses : c'était la leçon de Claude La Colombière et sa conduite habituelle. Non pas chercher la souffrance, comme si elle avait de soi une valeur réparatrice, attitude qui porte à la considérer comme une monnaie d'échange, une manière d'acquérir des mérites, ou de payer sa dette. Claire Monestès (1880-1939), la fondatrice des Xavières, aimait répéter qu'elle ne voulait avoir d'autre dette qu'une dette d'amour, cette grâce que saint Ignace fait demander au terme des Exercices : « Demander la grâce de devenir pleinement reconnaissant. » Voilà la disposition d'offrande et de réparation qui plaît à Dieu, celle qui conduit à la dépossession de soi, à se « vaincre soi-même » pour chercher et trouver la volonté de Dieu dans la disposition de sa vie : « Tu n'as voulu ni sacrifice ni holocaustes, mais tu m'as façonné un corps. Alors j'ai dit : me voici, Seigneur, pour faire ta volonté » (He 10, 5.7). Telle était, pour Claude La Colombière, la manière d'accompagner Marguerite-Marie, de l'aider à se tenir en présence de Dieu, non pas en multipliant exercices et méditations, mais en se tenant devant le Seigneur durant l'heure sainte dans la docilité au Saint Esprit.

Paray-le-Monial n'est pas seulement un lieu où l'on peut facilement prier Jésus. C'est aussi le lieu où l'on peut prier avec Jésus son Père et notre Père. Une prière d'intercession qui s'exprime de bien des façons en ce sanctuaire, pour que le Seigneur fasse descendre sa miséricorde sur toutes les personnes qui nous ont confié leurs détresses, familles, proches, amis et ennemis : « Demeurez et priez avec moi » (Mt 26, 38), prière que son Église adresse avec Jésus pour les pauvres pécheurs que nous sommes et qui se poursuit avec abondance aussi longtemps qu'il y a des pécheurs.

Respirez avec l'Église

La troisième grâce de Paray-le-Monial, c'est le sens de l'Église. On ne vient pas seul, mais comme membre du Corps, pour s'immerger à frais nouveaux dans le mystère pascal du Christ, avec le sens de la foi du peuple de Dieu. Le sens de la foi, c'est le flair qui permet au croyant de reconnaître, au milieu des opinions du monde, la voix du Bien-Aimé. Comme Jean Baptiste, qui se tient là et entend la voix de l'Époux, y trouvant toute sa joie. C'est une perception intérieure, qui met en communion avec les autres et fait sentir ce qui est vrai, juste et bon. Maurice Zundel l'a exprimé fortement : « Il y a en moi plus grand que moi. Le sacré, c'est ce qui est en nous de plus profond, de plus éternel, ce qui en nous est plus que nous, un espace illimité qui peut tout accueillir et devenir chez les autres un ferment de joie et de liberté... Dieu, c'est quelqu'un qui est en moi, au plus profond de moi, mais qui n'est pas moi. C'est quelqu'un qui est au plus profond de l'autre, mais qui n'est pas lui. C'est quelqu'un qui nous rassemble. C'est quelqu'un dont la vie circule des uns dans les autres, quelqu'un qui nous unit. »

À Paray-le-Monial, se réalise la prophétie : « Ils regarderont Celui qu'ils ont transpercé » (Za 12, 10). Un regard tourné vers l'intérieur. Paray-le-Monial est une ville où les pèlerins se sentent unis dans la foi de l'Église, au sein d'une nuée de témoins. Les uns nous ont précédés : les Bernard, François de Sales, Gertrude, Catherine, Jean Eudes ; les papes qui ont confirmé et établi la dévotion au Cœur de Jésus, et institué dans le calendrier liturgique de l'Église universelle la fête du Sacré-Cœur de Jésus, solennité avec vigile et octave, pour que tout le cycle liturgique trouve en lui son expression ultime. Au point que Pie XII affirmera : « La dévotion au Sacré-Cœur n'est pas une dévotion parmi d'autres, c'est la dévotion de toute l'Église ! »

Parmi les témoins, à la suite de Claude La Colombière et de Marguerite-Marie Alacoque, il faudrait encore citer ces deux autres jeunes sœurs canonisées par l'Église, qui forment avec elle, décédée en 1690 à 43 ans, un trio de sainteté au centre de la France : Bernadette Soubirous, décédée à Nevers en 1879 à 35 ans, et Élisabeth de la Trinité, décédée à Dijon en 1905 à 25 ans. Avec Thérèse de Lisieux, elles mériteraient qu'on les prie ensemble pour le retour de la foi dans notre pays.

***

Pourquoi les pèlerins d'aujourd'hui adhèrent-ils au message de Paray-le-Monial ? Ce n'est pas qu'ils auraient une sorte de preuve de l'authenticité des apparitions de Jésus à Marguerite-Marie. D'autant que certaines présentations et images du pèlerinage peuvent continuer d'interroger. Ce qui les pousse à dépasser les questions, c'est ce sensus fidei, ce sens de la foi du peuple de Dieu qui les porte et les emporte dans la confiance à la Mère Église. Ils sont venus, ils reviendront, deux fois, trois fois, comme Simon fils de Jean donnant sa triple réponse à la question suprême de Jésus : « Simon, fils de Jean, m'aimes-tu vraiment ? » (Jn 21, 15-17).

Avec leurs sœurs et frères chrétiens, qui ont cru à l'amour de Dieu, ils répondront, au milieu de son peuple, comme on répond à l'Époux « qui a, tel un géant, bondi pour courir sa route. Sans traîner, il a couru criant, par dires, par faires, par mort, par vie, par descente, par montée, que nous revenions. Il s'en est allé de nos regards pour que, revenant à notre cœur, nous le trouvions3 ».

À Paray-le-Monial, comme à Corinthe, pas beaucoup de sages selon le monde, pas beaucoup de puissants, mais des gens ordinaires, des simples et des petits. Voilà ce que Dieu a choisi pour nous apprendre le sens de l'Église et la communion. Terminons par où nous avons commencé, par cette conviction du père Arrupe : « N'ayons pas la présomption de nous croire au-dessus d'une dévotion qui s'exprime en un symbole. N'allons pas rejoindre les sages et les prudents de ce monde à qui le Père cache ces réalités mystérieuses, alors qu'il les enseigne à ceux qui sont ou se font petits. Ayons la simplicité de cœur qui est la condition première de toute conversion profonde4. »

 
NOTE :
1 Pedro Arrupe, « Enracinés et fondés dans la charité », discours du 6 février 1981, dans Écrits pour évangéliser, Desclée de Brouwer, « Christus », n° 59, [1985] 1992, p. 508.
2 Lettre au père Caffaro, 1694.
3 Saint Augustin, Les Confessions, 1, 4.
4 P. Arrupe, « Enracinés et fondés dans la charité », op. cit., p. 509.