À quel moment de votre carrière d’instrumentiste avez-vous eu le désir d’associer la musique et le soin ?
Claire Oppert : Depuis ma plus tendre enfance, j’ai rêvé à une alliance de l’art et du soin. Mon père était un médecin original – il jouait du piano pour ses patients – et ma mère, danseuse, avait l’âme soignante. C’était donc en moi, mais je l’ai réellement éprouvé par la rencontre avec le violoncelle, avec ce timbre chaud qui est le plus proche de la voix humaine. Cet instrument m’a semblé être la voix par laquelle je voulais réaliser cette alliance. Lors du premier concert que j’ai donné à 14 ans, alors que j’étais encore tout inquiète d’une fausse note que j’avais faite dans le dernier mouvement de la sonate, une femme est venue me voir et m’a dit : « Si vous aviez été médecin, vous m’auriez guérie. » Coup de tonnerre ! Évidemment, je ne l’aurais pas guérie, je ne guéris personne. Le violoncelle ne guérit pas les pathologies graves, ni ne repousse la mort. Mais il y avait là l’intuition fondatrice de toute ma vie, qui rejoignait cette aspiration d’enfance.
J’ai longtemps hésité entre la médecine et la musique. Habitée (encore aujourd’hui) par une tension vers l’excellence, j’ai été aspirée par la passion de l’école russe. À Moscou, au Conservatoire Tchaïkovski, j’ai beaucoup appris, mais j’ai aussi beaucoup souffert, autant de la dureté de la vie dans une Russie encore soviétique que de l’humiliation qui imprégnait souvent tout l’apprentissage. J’ai ressenti très fortement qu’il n’y avait pas tout ce que je voulais poser dans mon chemin de vie. Alors que j’exerce aujourd’hui dans une école internationale en Belgique qui forme de jeunes musiciens pour devenir professionnels, j’essaye de placer, au centre des études, une aspiration à la fraternité – quelque chose qui n’existe pas beaucoup dans le monde de l’art.
J’ai également étudié, par la philosophie et l’esthétique, de quelle façon le soin pouvait prendre sa place dans l’art. Mais ce qui m’a permis d’allier pour la première fois l’art et le soin dans une pratique, c’est la rencontre avec Howard Buten, écrivain génial, merveilleux artiste (incarnant le clown Buffo) et grand psychologue clinicien, spécialisé dans l’autisme. Il m’a ouvert les portes du centre pour grands autistes qu’il avait fondé (le centre Adam-Shelton), dans lequel je suis restée sept ans1. J’ai été projetée avec des autistes non parlants et violents, j’ai reçu des coups (et mon violoncelle aussi). Mais j’ai assisté aux premières transformations – extraordinaires – permises par la présence de la musique, et par la présence tout court.
Vous avez touché là au mystère de la communication : vous ne saviez pas comment parler à ces grands autistes, comment vous approcher et vous laisser approcher... Le violoncelle est devenu une médiation magnifique.
Cl. Oppert : J’étais en effet démunie devant eux. Je cherchais, j’étais dans des sables mouvants, des forêts de ronces. Puis les rôles se sont inversés. Ce sont les enfants autistes qui sont venus me chercher, comme cela s’est passé en particulier avec ce jeune homme qui avait perdu le pavillon de ses oreilles2. C’était très impressionnant : ce corps de 110 kilogrammes, masse informe avec ses « oreilles trous », qui ne bouge pas et qui se recroqueville encore plus contre le mur quand je commence à jouer. Et puis, miracle : les « oreilles trous » se débouchent, ce gros corps se retourne, rampe et se colle au violoncelle. À l’écoute des Suites de Bach, ce jeune homme se met debout et se met au piano. Tout en ne jouant jamais que deux notes, il est devenu un pianiste virtuose. Le piano a été la porte vers nos rencontres, le début de cette communication qui a été une source de joie infinie.
Avec ce jeune homme, c’est une conversation sans mot – de musique à musique, de piano à violoncelle.
Cl. Oppert : C’est le paradoxe de la musique : elle n’a pas de mots. Elle a la capacité d’exprimer en une phrase musicale des sensations, des émotions superposées, plurielles, simultanées et non verbales. Mais elle peut délivrer la parole.
Avec le professeur Donatien Mallet, nous avons réalisé une étude, en recueillant les paroles des patients inspirées par la musique des patients en fin de vie en unité de soins palliatifs. Nous apprenons d’eux que la musique est une expérience globale, qui prend en compte toutes les dimensions de l’être : elle s’adresse à la personne dans ses dimensions corporelle, sensorielle, psychologique, relationnelle et spirituelle. Elle est une expérience totale, mais qui est d’abord corporelle.
Le premier mot qui est prononcé par les patients, même en toute fin de vie, fait référence à la vibration : « Ça me vibre dans le corps, ça me vibre dans le cœur. » Ceux qui ne peuvent pas le dire le montrent : leur réaction est un mouvement qui traverse le corps, qui met le corps en résonance et qui atteint le « cœur » – le deuxième mot abondamment prononcé par les patients. Parfois, c’est le mot « âme » qui est prononcé, par des gens qui ne l’emploient jamais : « Je n’ai jamais dit ce mot, mais j’ai l’impression que c’est mon âme... » Le troisième mot est « vie ». Cet éprouvé corporel qui atteint le cœur fait sentir la vie qui reste d’une façon puissante : « Je ne savais pas que c’était si vivant là... » Le quatrième mot qui est prononcé abondamment – après « vibration », « cœur » et « vie » – est le mot « joie » : « Je ne savais pas que je pouvais éprouver tant de joie... »
Ce qui est à l’œuvre et que certains patients peuvent exprimer, c’est la présence de celui qui joue, c’est la relation qui va être créée. Cette relation ne peut pas se substituer à un enregistrement, aussi beau soit-il. La musique vivante s’adapte en effet, chaque seconde, au vécu radicalement complexe et mouvant du patient en fin de vie. Quand je joue, je n’adapte pas seulement le répertoire, je m’adapte aussi au timbre, au tempo, à la respiration du patient. Il m’est arrivé qu’une femme me demande de jouer une Gnossienne d’Erik Satie le plus lentement et le plus doucement possible, car elle voulait « faire l’expérience de la lenteur et du silence avant de partir ». Aucun disque ne peut répondre à cette demande. Cette adaptabilité de la musique vivante et de celui qui est en présence, avec celui qui s’en va et qui s’apprête, est une de ses forces.
Je viens juste de présenter une étude au congrès national de la SFAP (Société française d’accompagnement et de soins palliatifs), « Souffle musical et souffle en fin de vie », qui regroupe mes quatorze ans de pratique de la musique vivante à visée de soins auprès des patients hospitalisés en soins palliatifs. J’avais remarqué, dès mes premières rencontres avec des patients, que, dès que le violoncelle chante au chevet, la respiration thoracique s’amplifiait de façon très importante. Mais les résultats de cette étude m’ont moi-même surprise : ils montrent que 80 % des patients à vigilance réduite (dans le coma ou sédatés) réagissent par leur souffle au violoncelle ; d’autres réagissent aussi par des mouvements du corps (ils battent la mesure, des larmes leur coulent des yeux, etc.). Ces résultats montrent aussi que des familles qui n’ont plus de mots, qui sont désarmées devant l’étrangeté de l’absence de l’être aimé, renouent de façon subtile, non verbale, avec lui.
Le violoncelle ne crée pas la joie, il vient chercher ce qui est là, ce qui reste intact. La musique ne guérit pas, mais elle rejoint la part vivante, intacte, le nœud profond de chacun. Elle permet la mise en résonance et parfois l’épanouissement de cette part qui reste, quel que soit l’état cognitif, quel que soit le degré de vigilance, quelle que soit l’avancée de la pathologie.
Dans votre livre Le pansement Schubert, vous évoquez ces résidents, des personnes âgées et démentes qui, tout à coup, se calment, s’écoutent, se parlent avec des mots poétiques. Vous en êtes vous-même émerveillée et vous en faites des poèmes. Ils se découvrent alors eux-mêmes poètes.
Cl. Oppert : Ils sont poètes ! Henri Bergson dit que l’art nous fait entrevoir ce que d’ordinaire on ne saurait voir, qu’il montre à nos sens et à notre conscience ce qui se trouve caché et que l’art vient dévoiler. L’art est comme le dévoilement de la partie la plus profonde et spirituelle de chacun. Je voudrais ici rapporter les paroles de Madame Kessler, la grande dame du Pansement Schubert, qui est présente dans la scène que vous évoquez. Elle m’a dit : « Vous êtes une merveille. Vous savez pourquoi ? Parce que vous nous permettez de redevenir des merveilles. »
À quel moment sentez-vous que vous pouvez quitter la chambre ? Vous arrive-t-il de vous demander si vous n’allez pas trop loin ?
Cl. Oppert : Je ne suis pas omnisciente. Parfois, je me demande si je ne suis pas en train de faire du mal à la personne qui est en face de moi. Le jour où, au centre Adam-Shelton, un jeune homme a cassé mon violoncelle, j’aurais pu hurler, appeler au secours, mais j’ai eu l’intuition que j’allais continuer, que je n’allais pas appeler au secours. Cette intuition, qui était aussi une prise de risque absolue, m’a permis, lui a permis, nous a permis, de vivre une transformation extraordinaire, puisqu’il a commencé à me regarder dans les yeux. Ici se pose la question du kairos, le juste moment, le moment opportun. Toutes ces années d’expérience ont affiné cette intuition me permettant de savoir quand continuer de jouer malgré les larmes, quand m’arrêter, quand changer de répertoire ou, même, arrêter de jouer pour changer mon mode de présence et simplement toucher la main, chanter ou rester en silence. Ce qui est extraordinaire, c’est que les familles et les patients, dans leur immense majorité, me disent : « C’était vraiment juste le bon moment quand vous êtes venue. » Il y a comme un moment où, comme le dit Christian Bobin, « la vie banale est tranquillement soulevée au-dessus d’elle-même », où quelque chose se produit qu’effectivement on ne maîtrise pas. Je ne maîtrise rien. Les soins palliatifs sont l’aveu de l’impuissance absolue : on ne peut plus rien faire. Il reste pourtant beaucoup à faire, mais on ne peut quand même rien faire.
Avec la musique, vous accompagnez le passage de la vie à la mort…
Cl. Oppert : Il m’arrive de jouer pour des patients qui viennent de décéder. Il y a des familles qui me tirent dans la chambre parce qu’elles ne savent plus quoi faire, qu’elles n’ont plus de mots, qu’elles n’ont même pas de prières. La musique prend le relais avec beaucoup de simplicité, au moment où il le fallait. C’est assez mystérieux, parce que ce temps n’est pas celui du sablier. C’est un temps autre, celui de l’art, celui de l’expérience spirituelle.
Il m’est arrivé de jouer pour une patiente qui ne voulait que l’Ave Maria. Je l’ai joué quatre fois et, la quatrième fois, elle est décédée en m’écoutant jouer ce qu’elle considérait comme le plus beau. On peut avoir travaillé, lu, prié toute sa vie, quand on arrive à l’approche de ce seuil, tout ce qui avait constitué le système de croyances sur lequel on s’était appuyé ne tient pas le coup, au moment où on en aurait le plus besoin. À l’inverse, il y a des gens qui sont très loin de tout cela et qui, soudainement, se tiennent devant l’approche de la mort. La façon dont on se tiendra, nul ne le sait. J’ai vu tellement de personnes revisiter leur vie, en refaire une nouvelle lecture. « Que reste-t-il de l’unique vie que fut leur vie ? » (Christian Bobin). Il reste « ce que nous aurons aimé, ce dont nous nous serons émerveillés. » Ce sont ces deux pôles – l’amour et la beauté – qui restent.
On voit, dans votre récit, que la musique, le violoncelle, votre présence, permettent de raviver la mémoire chez certains, ce qui leur est très bénéfique à proximité de leur mort. Se rappeler sa jeunesse, son enfance, se remémorer les bons moments, aide à partir dans la paix.
Cl. Oppert : Cela fait émerger à nouveau des souvenirs anciens, qui sont toujours là. Parfois, ces souvenirs peuvent aussi être douloureux, car ce qui vous revient à la mémoire ne revient pas comme un souvenir en tant que tel, comme du passé, mais comme quelque chose de présent. La force de la musique est de créer ce temps qui n’est ni passé ni futur, mais tout cela mêlé. Je pense à ce magnifique Monsieur Koumba, ce boxeur togolais qui disait vivre un temps d’éternité en écoutant le violoncelle, qui ressentait l’amour qui était en lui dans une expérience d’éternité. Je pense à cet autre monsieur, un Africain lui aussi, qui m’a dit : « Ce que vous avez posé en moi, même si ça ne se voit pas, je le garderai dans mon magasin de sensibilité. Je le garderai maintenant, tout à l’heure, ce soir, demain et jusqu’à ma mort. » Faire à nouveau émerger un dernier partage, une saveur existentielle. Nous ne sommes pas désincarnés. Un médecin hospitalisé en soins palliatifs m’avait demandé, en me voyant entrer dans sa chambre (sans même me dire bonjour) : « Jouez la première suite de Bach dans mon dos. J’ai des douleurs neuropathiques monstrueuses. J’ai lu Le pansement Schubert : faites ça. » J’ai mis mon violoncelle sur son dos et j’ai joué la première suite. Après cette interprétation, il a déclaré : « Mes douleurs neuropathiques sont recouvertes de miel. Ma chair profonde est restaurée. » On touche là à quelque chose de fondamental. Je le recueille toujours avec gratitude et un émerveillement renouvelé. La capacité d’émerveillement subsiste jusqu’à la dernière porte.
Comment chacun peut-il faire cette expérience, faire à nouveau émerger ce qui est là présent ?
Cl. Oppert : Je pense que tous les bénévoles qui offrent une présence silencieuse près des patients en fin de vie, et qui ne sont ni violoncellistes ni soignants, peuvent vivre des choses similaires. Bien sûr, la musique est reine et, comme le dit Platon, elle touche l’âme avant de toucher la raison : on n’a pas besoin de la comprendre pour l’éprouver. Mais c’est quelque chose qui est partagé, chacun à sa mesure, par tous les soignants, toute posture soignante. C’est l’essence même du prendre soin que d’être là pour que l’autre puisse faire de son mieux.
Les soignants témoignent-ils d’avoir été réveillés dans leur manière d’être présents, en vous voyant vous-même en communication avec les patients ?
Cl. Oppert : Lorsque je viens avec mon violoncelle, tout le monde en profite. Il y a une joie communicative dans les services, car c’est un moment où l’on s’arrête. Et puis, il y a ces centaines de pansements qui sont accompagnés par la musique. Des études ont été menées sur l’effet produit sur les équipes soignantes par ce que nous avons appelé le « pansement Schubert ». Il ressort tout d’abord que presque tous les soignants disent que leurs gestes techniques infirmiers sont plus précis quand la musique résonne, c’est extraordinaire ! Parce qu’ils dansent, qu’ils chantent, les gestes sont plus harmonieux et les soignants plus performants. Ensuite, quand la musique chante au chevet des patients, les soignants éprouvent toutes les dimensions de l’être de celui qu’ils soignent et pas seulement ses plaies ou ses pathologies. Avoir conscience qu’on soigne un sujet et non un objet de soins est le fondement des soins palliatifs. Enfin, quand le violoncelle chante, il y a moins de conflits dans l’équipe soignante. La musique rend sensible, l’art est transformateur. Mais il faut être en mesure de communiquer ce savoir. Beaucoup de gens font des choses magnifiques, mais il faut pouvoir le prouver, parce que le monde a besoin de preuves. Alors que c’est une évidence pour moi depuis que je suis toute petite : j’ai compris grâce à mes études à la faculté de médecine de Tours qu’on a besoin d’outils pour quantifier, pour objectiver des choses qui, au fond, échappent à la quantification.
Comment choisissez-vous ce que vous jouez ? Y a-t-il des musiques ou des compositeurs que vous privilégiez ?
Cl. Oppert : Le choix résulte pour une part de mon intuition, pour une autre de ce qui est demandé par les patients ou par les familles. Il n’y a pas de recette. J’ai une énorme valise remplie de partitions, avec toutes les musiques du monde : arabes, africaines, orientales, du rock, de la pop, du jazz, du rap, du metal (on ne m’avait pas appris ce répertoire à Moscou), Claude François, Johnny Halliday… J’ai été formée à la musique classique : je pensais que Bach était au sommet de la pyramide et Cloclo tout en bas. Je me suis rendu compte que ce n’était pas tout à fait vrai dans toutes les circonstances, à partir du moment où l’on peut entrer en résonance avec l’affectivité profonde.
Quand mes patients peuvent s’exprimer, et quand ils se souviennent des noms, ils formulent des demandes. Parfois ce sont des commandes pour la semaine suivante – des choses improbables, comme Beyoncé. Cette commande apporte un peu d’espoir : « Je vais essayer de vivre jusqu’à la semaine prochaine pour entendre ça. » Très souvent, les patients me disent de jouer ce que j’aime, ou de choisir pour eux. Parfois, ils m’indiquent le type de musique qu’ils souhaitent entendre : certains veulent se souvenir de leurs racines, d’autres préféreraient écouter quelque chose de nouveau. Sœur Jacqueline voulait l’Ave Maria et je le lui ai joué trois fois. Et puis elle m’a demandé « un petit rock’n’roll »…
Il y a des musiques qui apaisent, il y a des musiques qui stimulent : on a besoin des deux. Un jeune homme qui m’avait demandé de jouer du rap a pu ainsi lever la jambe à 90 degrés, alors que le kinésithérapeute avait péniblement gagné quelques centimètres en deux semaines : il a bénéficié du pouvoir d’entraînement de la musique. Tous les pouvoirs de l’art – pouvoir d’entraînement, pouvoir expressif, pouvoir cathartique ou relationnel, pouvoir d’éducation – sont saisis et orientés dans une visée de prendre soin. C’est cela qui rend possible le soin par la musique. Je ne pense pas que l’art soit thérapeutique en soi, mais l’art peut être orienté vers le soin. En fait, je résiste au livre de recettes. Ce n’est pas si simple. Évidemment, je joue très souvent du Bach, je joue du Schubert, je joue beaucoup d’Ave Maria pour les patients en fin de vie, mais je joue aussi beaucoup de valses. Il faut que ça swingue : c’est source de joie, de partage, de fête. La vraie découverte est là : il y a une joie résiduelle qui est appelée et qui se partage.
Vous êtes souvent présente à la frontière entre la vie et la mort et, tout à coup, tel ou tel va vous faire percevoir que la vie continue, par-delà le corps qui lâche. Quel effet cette révélation a-t-elle sur vous ? Est-ce qu’elle vous invite à croire que la vie va continuer autrement ?
Cl. Oppert : J’espère que, au paradis, ce seront Bach et Schubert qui m’accueilleront. Mais ils sont déjà là ! Le paradis est déjà là ! Pour moi, c’est une évidence que la mort n’est pas la fin de la vie de la personne. Je suis donc très à l’aise avec ce passage, tout en étant dans l’inconnaissable. On peut dire que ma mère, qui était une personne très chrétienne, très spirituelle, qui a passé toute sa vie à lire et à réfléchir, est morte d’une façon merveilleuse. En mourant, elle nous a laissé une joie inépuisable. « Je me réjouis, parce que je vais enfin savoir si tout ça est vrai... », me disait-elle. J’aime bien cette touche d’humour. Non, on ne sait pas. Mais quand je vois le corps sans vie et que je joue, je sens, par mon éducation, mon intuition, mon rapport au monde, que je m’adresse à une âme qui est en train de prendre une autre route. Je n’en parle pas, je n’en ai pas besoin.
Dans ces maisons de soins, je viens d’abord comme personne humaine. C’est une démarche spirituelle et, très souvent, je prie en jouant. Mon violoncelle est une prière. Certains patients disent même que c’est plus beau qu’une prière : « Une prière dont je ne trouvais pas les mots. »
Propos recueillis par Thierry Anne et Agnès Mannooretonil.
1 Howard Buten est l’auteur du livre Quand j’avais cinq ans, je m’ai tué (Seuil, 1981). Il a fondé en 1996 le centre Adam-Shelton, un institut médico-éducatif (IME), à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis).
2 L’histoire de ce jeune homme, David, ainsi que plusieurs de celles que relate Claire Oppert dans cet entretien se trouvent dans son livre Le pansement Schubert (Denoël, 2020 ; parution en poche « Points vivre », 2022).