Y aurait-il eu vraiment une perte de l'espérance dans notre vie personnelle, dans notre société ? Un constat s'impose : pour chacun de nous, l'espérance suppose la traversée du désespoir. Qui que nous soyons, nous devenons adultes en surmontant la perte de l'espérance originaire, celle de l'enfant. Nous entrons dans la vie accompagnés du don de l'espérance. Entre l'enfance et l'espérance, il y a une proximité, un lien profond.
L'enfant est en lui-même espérance. Tout son être le projette dans l'avenir ; pour lui, il n'y a aucun doute : l'avenir existe, il a sens, il est en avant, comme un continent de vie, plein de promesses. La vie au-devant de lui, il la voit bonne. Il est accueil sans réserves de la joie élémentaire d'exister. Il attend tout de la vie, de sa vie. Cette attitude devant l'existence est en elle-même espérance vécue.

Comme les petits enfants


L'enfant me dit : « Regarde la vie à vivre comme je le fais, maintiens en toi la grande attente ; oui, sache encore tout attendre de la vie. Fais surgir en toi le désir d'un avenir possible, même si la mort te guette, même si tu sais exactement comment elle te guette. Retrouve le goût de la vie qui est bonne ; exister est bien, positif en soi, tout particulièrement à cause de la saveur du sensible. Sache-le : tout homme peut à tout âge devenir un héros, un saint, un sage digne d'immortalité. Cette illumination peut venir très vite à qui s'est entraîné à la bonne attente. » Est-ce un discours illusoire ? C'est la parole même de l'espérance.
Il y a en l'enfant l'espérance sans faille que l'amour donné, offert, suscitera l'amour. Plus tard, nous perdons cette espérance-là. Or, à la source de tout amour, il y a toujours l'espérance. Le but ultime de tout est l'amour. Mais, pour cheminer vers tout amour, il y a l'espérance, la lumière sur le chemin de nuit. L'étonnant dans la démarche de l'enfant est sa capacité d'espérer l'amour, de créer en lui-même une espérance d'amour. Et son amour spontané étonne toujours. Je connais une petite fille A quatre ans, elle arrive chez vous. Au lieu de dire : « Bonjour », elle dit : « Je t'aime. » Elle ne dit pas : « Je t'aime beaucoup », simplement : « Je t'aime », comme une entrée en présence. Il y a quelques jours, cette petite Pauline de lumière me disait cette chose immense : « Je sens Dieu »...
C'est peut-être une prière : « Seigneur, je te demande de maintenir en moi la force de donner. On peut donner ce qu'on ne possède pas, l'essentiel, l'amour. Oui, ce don demeure encore là où je sais que je n'aime pas assez, là où j'éprouve la limite de l'amour en moi. Donner au-delà de ce que j'ai ; et cet amour que je n'ai pas, je l'engendre dans le don. » Or l'être qui donne alors qu'il ne possède rien, c'est l'enfant. Mais il ne le sait pas. Il y a là une première raison pour laquelle Dieu vient en l'humanité dans la naissance d'un enfant, dans la figure de l'enfant. Car l'enfant est espérance de Dieu en l'humanité.
Dans le récit chrétien, le Verbe de Dieu entre en humanité par la naissance comme petit d'homme. Il ne se fait pas homme par la soudaine habitation d'un homme achevé, mais en passant par la naissance humaine. Il se fait homme dès l'enfant nouveau-né. Si Dieu existe, il doit avoir un rapport particulier avec l'enfant. Je pense que l'enfant n'a pas besoin de croire, il est dans la présence de Dieu. Il est signe de l'espérance de Dieu pour nous.
J'ai évoqué parfois le désir de Dieu. Dieu, s'il existe (et je le crois), a dû mettre dans le coeur de l'homme, sa créature, un immense désir de le rejoindre, un désir de la présence divine, grâce auquel l'homme peut répondre à l'amour dont Dieu l'aime. Et ce désir de Dieu présent en tout homme, les aléas de la vie font bien souvent qu'il est enfoui, hors d'atteinte chez beaucoup d'entre nous.
Chez l'enfant, ce désir est évident, il est désir de l'impossible, inscrit dans l'élan même de la vie. Il est ce qui soutient l'espérance de l'enfant. Voilà pourquoi Christ a dit : « Si vous n'êtes pas semblables à ces petits enfants, vous n'entrerez pas dans le Royaume de Dieu » (Mt 18,3). Cela pourrait être médité. Qu'est-ce qui est ici demandé à l'être humain ? Sûrement pas de revenir à l'enfance. Probablement de rallumer en lui l'immense espérance dont il était capable dans l'enfance, espérance que la vie fatigue et même tue. Il nous est demandé de retrouver cette capacité que l'enfant a de croire être aimé et de donner de l'amour, gratuitement.


Espérer : une obligation éthique


Ajoutons que non seulement l'enfance est en elle-même espérance, mais que la rencontre de l'enfant me convoque à l'obligation éthique de l'espérance. Si je défaille à cette obligation, quel sens peut prendre l'expression « donner la vie » ? Faire naître quelqu'un pour une vie sans signification, absurde ? Quel don redoutable ! La paternité/ maternité me met en demeure d'assumer du sens. Je suis endetté de sens par rapport à l'enfant, endetté d'espérance. Hannah Arendt a superbement montré cette exigence de médiation : je dois proposer le monde à l'enfant, l'introduire dans une humanité où une vie bonne soit possible.
Quant à la paternité/maternité, si elle n'était pas portée par une espérance, la situation serait insupportable pour l'enfant mais aussi pour les parents. Car la maternité/paternité m'expose par l'existence de cet autre : sa vie menacée menace ma vie, je souffre de sa souffrance ; et cela élargirait jusqu'à l'insupportable ma vie exposée, si je n'étais pas soutenu par l'espérance.
Espérer, pour l'adulte, c'est toujours décider d'espérer, et probablement redevenir en cela semblable à l'enfant, retrouver l'espérance qui fut l'énergie de l'enfant, par-delà la nuit. C'est surmonter la vie fatiguée de durer, retrouver la certitude d'un avenir à préparer dès aujourd'hui, l'attente de l'inouï.
L'espérance dont j'ai osé parler n'est pas la naïve antithèse du désespoir. Elle n'a sens que comme traversée du désespoir, elle est cette décision qui m'arrache à la faiblesse de consentir au désespoir. Car celui-ci, tel que je le perçois, ne saurait être désiré. Il faut être attentif aux situations réelles que désignent les mots. Quand je connais le désespoir, cela veut dire que l'avenir m'apparaît impossible à vivre, comme une mort dans l'acte même de vivre. Ce n'est pas seulement une absence d'avenir, c'est l'obsession qui me prend, où je ne puis accepter de vivre cet avenir. Et précisément, pour ne pas avoir à le subir, je puis être tenté de le nier, de le barrer de ma conscience, voire de me le supprimer.
Il y a plus : dans le désespoir, le présent aussi est invivable, il est d'abord l'impossibilité de vivre le présent. Non seulement l'avenir est l'excès du malheur, mais vivre maintenant est insupportable.

Accepter ma condition temporelle


Dans le désespoir aussi bien que dans l'espérance, il y a une décision, une prise de position par rapport au temps. Parce que l'espérance est ma décision qui pose de l'avenir non fait d'avance, elle se distingue de la foi qui est un don, car, fondamentalement, je ne décide pas de croire. A y regarder de près, l'espérance ne suppose pas la foi. Je puis me trouver dans le doute profond, manquer de certitudes et décider d'espérer. Je puis être voué au désert de la foi, comme si celle-ci m'était retirée : voyez Thérèse de Lisieux, vouée au pur désert de la foi, à l'espérance nue. La décision d'espérer est fondamentalement une prise de position où j'accepte la temporalité de ma vie.
Certes, nous sommes inscrits dans le temps : impossible d'y échapper. Cependant, je puis accepter ou refuser ma condition temporelle. Espérer consiste à affirmer de l'avenir, et celui-ci, je n'ai pas le droit de dire qu'il est fatalement pire ou meilleur que le présent. L'espérance est le contraire à la fois du pessimisme et de l'optimisme. Elle dit : « Il y a demain, et il n'est pas fait d'avance ; il y a quelque chose à faire dès maintenant pour aider à le construire. »
Certes, on peut aussi décider de refuser le temps, de se débarrasser du futur et du passé, prétendant ainsi ne s'engager que par rapport à un présent qui se renouvelle constamment, qui donne lieu à une succession sans ordre de maintenants, qu'il s'agirait de remplir isolément dans une plénitude libérée de tout passé et de tout avenir : ce serait comme une figure mouvante mais illusoire d'éternité.
En fait, il y a trois grandes figures de l'illusion par rapport au temps. Je puis décider de vivre comme si seul le passé demeurait ; comme si je pouvais y transporter mon présent. Dans ma conscience, alors, le passé ne passe plus, je refuse de le situer comme passé par rapport à un présent. Du coup, il parasite mon présent, il se met en concurrence avec lui, et finalement me rend la vie impossible. Le beau film de François Truffaut, La chambre verte, illustre bien cette erreur. Je puis encore faire la même erreur par rapport à l'avenir. Je décide alors de ne vivre qu'au futur, négligeant les urgences du présent, oubliant que la responsabilité du futur renvoie forcément à l'action, aux décisions, aujourd'hui. Je reporte tout à demain ; et je néglige ainsi les immenses possibilités de modeler ma vie que m'offrait le présent. Du coup, je me fais en un sens absent à mon propre présent. Cette projection dans le futur au mépris du présent n'a rien à voir avec l'espérance.
Je puis enfin désirer ne voir que le présent. Mais alors, excluant le passé et l'avenir, je suis conduit à réduire toujours plus le présent, qui est ce passage de la durée où la volonté libre peut s'engager. Le saisir hors passé, hors avenir, c'est vouloir l'immobiliser. Mon être véritable est inséparable de sa durée ; le réduire au maintenant est une grave mutilation.

Ouvrir des possibles


Contre ces illusions, il nous revient de prendre conscience que notre existence s'inscrit dans la durée. Ce mot dit tout autre chose que la métaphore de l'écoulement du temps. Elle dit ce qui demeure du vécu quand le temps est passé. Elle dit que le présent n'est pas un arrêt mais un mouvement qui permet le déploiement de la liberté. La vraie conscience du temps implique de n'exclure ni le passé, ni le présent, ni l'avenir. Sans l'un des trois termes, les autres perdent leur consistance. Que serait le présent sans la conscience claire du passé comme passé, sans la mémoire ? Il ne saurait pas qu'il n'est pas éternel. Il se prendrait pour définitif, indépassable, avec l'orgueil d'être le terme. Car seule la conscience du passé m'apprend que le présent ne sera pas toujours présent, qu'il est voué au sort de tous ces présents devenus passés. Mais, arraché à l'illusion d'un éternel présent, ayant conscience de la limite du présent, je deviens capable d'envisager l'avenir. La crise de ma relation avec l'avenir a toujours son origine dans celle de ma relation avec le passé.
Dire : « Il y a du futur », voilà le sens même de l'espérance. En précisant que cet avenir ne répète ni le présent ni le passé : il est à créer. Cette décision pour l'espérance n'est aucunement fuite par rapport au présent ; au contraire, elle transforme le présent en lui donnant son vrai sens, elle l'inscrit dans une durée par rapport au passé et à un avenir confié à ma liberté. Si les décisions libres du présent ne concernaient que le présent lui-même, si elles n'avaient aucun sens pour d'autres présents, pour l'avenir, ma liberté ne construirait jamais rien de durable.
L'irréversibilité des actes que je pose est le signe même du sérieux de ma liberté. Celle-ci est engagement, elle a pouvoir de construire du réel. Parce qu'aujourd'hui j'ai décidé telle action et que je mets ensuite en oeuvre dans la durée ce qui est nécessaire pour aboutir, je modèle le temps. L'inscription dans le temps prouve l'efficience de ma liberté.
L'espérance apparaît ici comme une position par rapport à l'existence qui m'inscrit dans un temps à faire, et pas seulement à répéter, dans un temps où la création est possible et où l'action elle-même ouvrira des possibles. Car, dans la plupart de nos actions, le possible n'est pas évident d'emblée. Cette idée est très importante pour l'action sociale ou politique, pour l'éducation, pour le cheminement spirituel, pour les relations interpersonnelles : dans ces divers aspects de la vie et de l'action elle-même, l'espérance consiste à attendre de l'action elle-même, dans sa durée, qu'elle dévoile des possibles qui n'existaient pas au départ.
Quand un ingénieur construit un pont, il n'a pas à espérer qu'il sera solide : on est dans le domaine de l'action technique dont le propre est la maîtrise de ce qui se réalise. S'il « espère » que le pont ne s'écroulera pas, c'est qu'il n'a pas une maîtrise suffisante de son travail ; à la limite, le recours à l'« espérance » serait l'aveu d'une incompétence. Mais l'action de l'homme sur l'homme, en société, ne peut pas se penser sur ce modèle technologique, où le rapport moyens/fins est défini par la rationalité technicienne. L'éducateur qui espère dans les progrès du jeune est réaliste, il a l'attitude juste, celle qui rendra son intervention efficace. Il refuse de croire à la fatalité de l'échec éducatif. On voit par là que l'espérance est nécessaire à l'action, qu'elle permet de mobiliser l'énergie de l'action. Il n'y a pas d'engagement sans espérance.


Une nouvelle culture de l'engagement


L'essentiel de ces analyses de l'espérance vaut pour l'action et les espérances collectives. Or notre époque aura été marquée par l'effacement des espérances collectives. Que s'est-il passé ? En perdant ses illusions sur les utopies, le XXe siècle a en même temps liquidé les espérances. C'est que les utopies sociales, les images d'un monde tout autre, d'une société libérée de l'injustice et du mal suscitèrent de grandes espérances collectives. Après la critique des utopies, je ne vois pas comment on pourrait les reconstruire 1. Peut-être devons-nous apprendre à retrouver des espérances sans utopies. La justice, la liberté, le sens de l'humanité, ces valeurs essentielles peuvent éclairer le chemin de l'action. Au minimum, on pourrait recourir à des utopies négatives : nous avons en mémoire des exemples de politiques néfastes, des styles de société qui engendrent l'inhumanité, et le XXe siècle aura été riche en réalisations du mal collectif. L'enjeu de l'espérance collective serait alors de mener des actions visant à éviter ces réalisations du pire, ces chutes dans le malheur.
Il reste que les cultures de l'engagement qui ont marqué le XX’ siècle se sont, pour l'essentiel, effondrées. NoUe urgence est donc de recomposer une culture de l'engagement L'éthique de l'espérance est un aspect important de cette nouvelle culture. Celle-ci devra aussi réapprendre la nécessité et la grandeur de l'action politique, sans lui attribuer une illusoire toute-puissance, ni la confondre avec la morale (et tout en sachant que l'action politique implique des convictions éthiques sans lesquelles elle vire à un cynisme inhumain).
Redonner sa noblesse à la politique, reconstruire un sens de l'histoire, réarticuler la vie politique de notre société avec celle du monde, telles sont quelques pistes pour une nouvelle culture de l'engagement. Mais seule une réflexion sur l'espérance permettra de continuer à refuser le mal politique, à travailler pour une société plus juste dont l'image nous échappe. Nous avons à revisiter les textes de grands penseurs (je pense à Emmanuel Mounier et Paul-Louis Landsberg 2) qui peuvent aujourd'hui encore nous apprendre que l'engagement humanise l'homme, qu'il aide à se libérer de l'illusion de la pureté, car il conduit à se solidariser de causes imparfaites selon des moyens imparfaits. Cette conscience n'affaiblit pas l'engagement ni ne justifie les abandons quant aux engagements éthiques essentiels.

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L'urgence est de retrouver à la fois le sens de notre temporalité et celui de notre historicité. Contre des penseurs qui affirment l'éternité en la rattachant à l'instant, je dirai que l'éternité est promise à l'humanité du côté d'un accomplissement du temps, et non au prix de sa déstructuration. Certes, saint Paul annonce que seul Yagapè ne passera pas. Mais, pour le moment, la foi et l'espérance sont indispensables ; et le travail de la pensée qui nous revient, c'est pour ce monde-ci, un monde gros du Royaume, qu'il nous faut l'accomplir.



1. Faire notre deuil des utopies est une ascèse nécessaire pour sortir du XX' siècle L'utopie prétend donner une image ou une définition complète de la société bonne Le drame est qu'elle suscite les interprètes et les stratèges légitimes de l'idéal Comme il s'agit du « Bien », ceux qui s'y opposent sont perçus comme voués aux forces du mal L'obsolescence de l'utopie est liée au constat que les luttes pour sa réalisation ont toujours, au xx' siècle, justifie des formes de barbarie Le pouvoir qui s'empare d'une utopie gagne une légitimité qui méprise la démocra tie Rejeter ainsi tout retour des utopies ne signifie pas désespérer de l'histoire C'est refuser de confondre les causes justes que nous défendons avec le Bien lui même Certaines réalisations historiques peuvent apparaître plus conformes que d'autres à des impératifs éthiques, à des principes universels
2. Voir Le personnalisme (E. Mounier, PUF, 1992) et Problèmes du personnalisme (PL Landsberg, Seuil, 1952)