Qu'y a-t-il de commun entre les images du ciel et celles de la terre ? Apparemment rien ! Elles évoquent à nos yeux deux univers bien distinas, l'un mondain et l'autre religieux, et c'est à peine si, plongés dans l'un, nous nous souvenons de l'autre. Quel sens, dès lors, trouver au rapprochement de ces images, auquel invite ce numéro ? D'un côté, les images modernes, envahissantes, multipliées à l'infini par la communication de masse, et de l'autre les images saintes, discrètes et comme recluses en nos oratoires ou au plus seaet de la mémoire.
 

L'imbroglio


Envahissant, en effet, ce regard prédateur sur la aéation. Les deux eux-mêmes, la lune et les étoiles ne racontent plus la gloire de Dieu mais la conquête spatiale. Et les médias parlent moins de la dignité royale de l'homme qu'ils ne racontent sur nos écrans une histoire pleine de bruits et de fureurs, à moins qu'ils n'exposent sur papier glacé le luxe et la vanité d'un monde sans pudeur. Pourtant, au milieu de ce déluge de flashes qui réduit trop souvent les choses à leur apparence, émergent certaines images, films, reportages qui tranchent par leur force : l'homme sur la lune, l'étudiant de la Place Tien an Men, l'Algérienne rescapée d'un massacre, le festin de Babette... Oui, à côté de tant de visions plates ou commerciales, il y a des regards qui interrogent l'énigme du monde et le mystère d'un visage. Des regards qui semblent parfois déchirer le voile et révéler l'icône. On a retrouvé cette prière sur le corps d'un soldat américain mort au cours du débarquement de 1944 : « Ecoute, mon Dieu, ils m'ont dit que tu n'existais pas. Et, comme un sot, je l'ai cru. L'autre soir, au fond d'un trou d'obus, j'ai vu ton ciel... Du coup, j'ai vu qu'ils m'avaient dit un mensonge. Si j'avais pris le temps de regarder les choses que tu as faites, j'aurais bien vu que ces gens refusaient d'appeler un chat un chat ! » Le temps de regarder avec un coeur pur. Pour un esprit droit, disait Fénelon, « le moindre coup d'oeil suffit pour apercevoir la main qui fait tout ».
Et pourtant, même pour l'esprit droit, la splendeur du cosmos, qui éveillait chez Einstein une si profonde émotion religieuse, reste une énigme tant qu'une parole n'en révèle le sens : « Au commencement, Dieu dit... » Parole qui ne s'impose pas, qui se propose parmi d'autres interprétations, mais qui rejoint le pressentiment du coeur. Combien plus énigmatiques alors, ces images qui nous racontent l'histoire des hommes, multiples, mobiles, discordantes, transmises par des caméras pleines d'yeux qui parcourent la terre : regards de curiosité, d'observation, de convoitise, d'admiration, de compassion... Opinions diverses, mensonges et vérités mêlés, ainsi que l'écrivait Pascal : « Comme Jésus Christ est demeuré inconnu parmi les hommes, ainsi sa vérité demeure parmi les opinions communes, sans différence à l'extérieur. Ainsi l'Eucharistie parmi le pain commun. »
Quelle parole dira le sens de cette histoire où notre imagination se perd ? « Ta Parole est une lumière pour mes pas. » La foi en Jésus Christ nous donne une dé dans l'histoire recommencée que Dieu a faite avec les hommes : le rédt évangélique, histoire sans mensonge ni tromperie de Celui qui est la voie, la vérité et la vie et qui révèle le mystère caché depuis les origines.

Contempler l'histoire


L'un des traits les plus remarquables du génie de saint Ignace, c'est d'avoir proposé dans ses Exercices spirituels une manière simple de contempler l'histoire dans sa profondeur en joignant les trois plans de la réalité, celle des hommes, celle de la sainte Trinité et celle de l'évangile. Et comment propose-t-il de la contempler, sinon, justement, par le regard de l'imagination, qui dent une si grande place dans sa pédagogie : voir les personnes, entendre ce qu'elles disent, considérer ce qu'elles font, pour y trouver profit et découvrir ma place dans cette histoire, « ce que je dois faire pour mieux aimer et suivre Celui qui pour moi s'est fait homme » ? Tout est dit en ce préambule d'un discours de la méthode qui sous-tend le parcours des contemplations évangéliques depuis l'Incarnation jusqu'à l'Ascension. Voir pour mieux entendre, dit Ignace. Voir la scène, s'y impliquer, pour écouter, à travers les paroles du récit, la parole que l'Esprit de Dieu transforme en motion de la volonté. On ne peut plus dairement, dès le principe, lier l'image à la parole.
Mais revenons à la première contemplation, celle de l'Incarnation, qui indique aussi la « méthode » qui relie les trois niveaux de la réalité : voir d'abord les hommes sur toute la surface du globe, les uns qui naissent, les autres qui meurent, dans la diversité des situations, des races et des cultures, comment ils sont en proie à leurs passions, sujets à un si grand aveuglement, vioimes d'une violence mortelle.
Il n'est guère difficile d'évoquer ici l'immense bénéfice qu'offrent les images que le petit écran met quotidiennement sous les yeux « comme si j'étais présent ». L'oeil des caméras, l'oreille des micros multiplient les nôtres, élargissent notre perception et font vibrer toute la gamme de notre sensibilité avec une puissance d'évocation qui donne une aaualité saisissante aux paroles bibliques : « J'ai vu, dit le Seigneur, oui j'ai vu la misère de mon peuple. J'ai entendu ses cris. Et maintenant, je t'envoie pour libérer mon peuple » (Ex 3,7).
Voir ensuite les trois personnes de la sainte Trinité, comment elles regardent ce monde, et comment elles décident, en leur éternité, que le Fils se ferait homme pour sauver le genre humain. Nous voilà bien sur un autre plan, qui dépasse toute image mais que légitiment les grandes théophanies bibliques, celles de Moïse au Buisson ardent, d'Isaïe au Temple, d'Ezéchiel en son exil. Visions des mystiques chrétiens, Origène, Hildegaard de Bingen, Rublev et tant d'autres, à qui, comme pour Ignace à Manrèse, Dieu ouvrit les yeux de l'entendement sur le mystère de la Trinité, de la Création et de la Rédemption. Mystère d'un amour incompréhensible, dont parle la Bible tout au long en des symboles puisés dans l'amour paternel, maternel ou conjugal le plus passionné, et qui trouve en ses images humaines une expression qui touche notre affectivité en ses ressorts les plus intimes. « Comment elles regardent, comment elles déddent », cette manière de parler emprunte sans doute ses traits à un anthropomorphisme qui doit être traversé. Mais si Ignace prend ainsi au sérieux l'imaginaire humain, c'est pour permettre à celui qui contemple de partir du point où il en est et de situer sa vision du monde dans la compassion de Dieu.
Vient alors le troisième plan de la contemplation, celui qui relie l'éternité et le temps : voir la maison de Notre Dame à Nazareth en Galilée, et comment l'Ange la salue en accomplissant son rôle de messager, et comment Marie l'accueille en son humilité. On sait avec quelle ferveur les artistes chrétiens de toutes les époques ont représenté l'Annonciation, événement si caché pourtant aux yeux des sages de ce monde. C'est qu'en Marie le oui de Dieu et le oui de la aéature ne font plus qu'un. Ici commence l'histoire vraie, comme dit Ignace, en laquelle le Fils de Dieu devient fils de l'homme, assumant en sa personne toute l'humanité, et chacun en particulier : premier-né de toute aéation, tête du Corps, premier-né d'entre les morts. Histoire vraie, parce que le Christ est, en sa vie mortelle, la véritable image du Dieu invisible, offrant à « celui qui contemple à partir de ce fondement historique vrai » de discerner la vérité du mensonge en toute figure de ce monde. Et cette véritable image entre en notre histoire de tromperie par le consentement de Marie. C'est dire aussi, dès le commencement, que celui qui veut la contempler doit lui-même consentir à la Parole pour être illuminé par le mystère : « Celui qui fait la vérité vient à la lumière. »

Transfiguration


Ainsi la contemplation évangélique qui parcourt tous les mystères de la vie du Christ dans leur dimension humano-divine produit-elle, grâce à la lumière du Saint Esprit, une purification de l'imagination. Devant Jésus crucifié, le regard s'arrête, interdit : « Le peuple restait là et regardait..., à la vue de ce qui s'était passé, le centurion glorifiait Dieu..., et toutes les foules qui étaient accourues pour assister à ce spectacle s'en retournaient en se frappant la poitrine. Tous ses amis se tenaient à distance, ainsi que les femmes qui l'avaient accompagné depuis la Galilée, et qui regardaient cela » (Le 23,47-49). Devant la folie de Dieu, le regard de l'homme s'arrête, se retourne, ses images de Dieu, de soi-même et du monde se recomposent, car il ne les voit plus qu'à travers la découverte d'un amour qui d'abord l'aveugle. Ainsi saint Paul, lors de sa conversion, ébloui par une grande lumière venue du ciel, resta sans voir trois jours durant. Après l'Ascension, dernier mystère « visible », les yeux du aoyant s'ouvrent alors sur un autre horizon, celui d'une histoire humaine transfigurée. Ce monde que regardaient les trois personnes divines n'est plus un objet devant ses yeux : Dieu l'embrasse et l'étreint de ses deux mains, le Verbe et l'Esprit, pour l'engendrer à nouveau à sa ressemblance. Le combat du Roi est devenu son combat, et les images du monde le terrain de son discernement spirituel.
Dans le beau témoignage de sa conversion, Emmanuel de la Taille, journaliste de télévision, a bien exprimé ce changement du regard : « C'est comme si j'avais découvert la formule du monde, comme d'autres découvrent la formule de la réaction atomique ou de l'enchaînement cellulaire J'avais découvert que Dieu m'aimait, et cela transfigurait totalement ma vision. Je venais en fait d'arriver face à un autre univers... J'avais toujours pensé Dieu dans un univers de menace, de colère, de condamnation, et j'entrevois aujourd'hui le royaume de la joie. »
Images du monde, du Dieu communauté de personnes, de Jésus en ses mystères : les trois dimensions de l'imaginaire chrétien s'éclairent mutuellement, s'harmonisent comme en une fugue où les thèmes musicaux se poursuivent jusqu'à l'accord final. Art de la fugue, oeuvre de l'Esprit, lui qui seul « tient tout ensemble ». Sans l'Esprit, qui est l'exégète du Verbe, les images de la nature et de l'histoire demeurent énigmatiques. Elles sont plates, sans force symbolique, et le monde se trouve déchu de son pouvoir iconique. Mais avec l'Esprit, la figure de ce monde devient épiphanique et l'aventure humaine une histoire sainte, histoire dramatique, certes, mais où la puissance de l'amour nous convoque à un partenariat divin.
 

Emerveillement et sens du tragique


La pédagogie de l'Eglise éduque notre regard par la contemplation du Christ, par la liturgie qui nous en fait parcourir les mystères, par l'art aussi qui élargit notre sensibilité aoyante — éducation qui éveille notre imagination, la refaçonne, l'ouvre à la grâce, pour que nous puissions voir autrement.
Dans une intervention à Taizé, le métropolite Antoine Bloom disait que la prière naît de deux sources, l'émerveillement et le sens du tragique. Nous devons, expliquait-il, faire un pas qui nous porte au coeur des situations tragiques, « un pas qui ait la même qualité que le pas du Christ devenu homme une fois pour toutes, totalement solidaire de l'homme dans son péché lorsqu'il se tourne vers Dieu, totalement solidaire de Dieu lorsqu'il se tourne vers l'homme ». Les drames que l'on regarde distraitement à travers le petit écran deviennent alors des visages, des regards qui bouleversent et qui dérangent. « J'ai vu, et maintenant je me lève, dit Dieu ! » Tel est le sens de l'intercession de l'Eglise, qui ne consiste pas à rappeler poliment à Dieu ce qu'il aurait oublié de faire, tout en passant son chemin, mais à choisir son camp, à donner au Seigneur de l'histoire la possibilité d'agir, en lui offrant notre imagination créatrice, notre intelligence et toute notre liberté pour qu'il réalise ce qu'il ne peut faire sans nous.
Sens du tragique, mais aussi émerveillement, signes par milliers, gestes de tendresse ou de courage qui suscitent l'admiration et la louange : « Je te loue, Père... » Ruusbroeck disait magnifiquement que la louange est la plus haute aaivité d'un coeur qui aime. Dans une société davantage endine à la revendication qu'à l'aaion de grâces, l'émerveillement nous guérit de cette convoitise des yeux qui ne regardent que pour prendre, et les élève peu à peu vers la source de tout bien. Devant l'insatiabilité de Moïse suppliant le Seigneur qu'il lui montre sa gloire (Ex 33,18), Grégoire de Nysse se demandait comment l'homme à qui tant de signes et de théophanies ont rendu Dieu manifeste peut le prier ainsi : « Ressentir cela me semble le propre d'un coeur animé d'une disposition amoureuse à l'égard de la beauté essentielle, que l'espérance ne cesse d'entraîner de la beauté qu'elle a vue à celle qui est au-delà, et qui enflamme continuellement son désir de ce qui reste encore caché par ce qu'elle découvre sans cesse. »

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Saint Paul dit que c'est lorsqu'on se tourne vers le Seigneur que le voile tombe, ce voile posé sur l'Ecriture et qui en cache le sens, posé aussi sur l'univers, cette écriture vivante que le doigt de Dieu trace sans cesse devant nos yeux. Quand le voile tombe, la foi va de l'une à l'autre, édaire les unes par les autres, images du ciel et images de la terre, qui lui parlent toutes de cette beauté essentielle qu'elles cherchent à refléter. C'est pourquoi Jésus déclare bienheureux les coeurs purs. Mais il faut d'abord que la foi clarifie l'oeil. En attendant que la vue soit mise au point, il faut ouvrir l'ouïe, elle qui fut la première porte du mensonge, et l'exercer à recevoir la vérité dans l'obéissance.
Tels sont les saints, qui ont chassé progressivement de leur coeur toute opacité interne. C'est pourquoi ils peuvent marcher comme s'ils voyaient l'invisible, et, en bons changeurs de monnaie, discerner le vrai du faux parmi toutes les images du monde. Les unes promettent le bonheur, séduisent, mais laissent le coeur vide et insatisfait. Les autres invitent à la vraie vie, et provoquent aux choix évangéliques qui donnent une joie durable. Contemplatifs dans l'action, ils traversent l'apparence des choses, ils voient la lumière du Christ briller sur la face de l'Eglise, ils pressentent en tout visage, aussi défiguré soit-il, un extraordinaire possible, et en tout événement, fut-il contraire, ce doigt divin qui, à chaque instant, esquisse les traits du Royaume qui vient.