La grande victoire du diable en ce XXIsiècle n'est pas la sécularisation, ni même les lois sur la bioéthique, ni le mariage gay ! C'est plutôt le fait que les chrétiens, trop mobilisés par la recherche du « spirituel », rechignent à descendre sur les chemins, à la rencontre du monde.

À l'heure où nous écrivons, un doute traverse l'Église catholique, du moins en Europe. Ne faudrait-il pas se renforcer, se nourrir spirituellement, plutôt que de se rendre aux périphéries ? C'est là une critique qu'un certain nombre de chrétiens adressent au pape François. Il faut entendre une telle critique et la prendre au sérieux, car elle questionne la manière dont nous pouvons porter l'Évangile. Soit les chrétiens se retrouvent entre eux, en se renforçant, en se nourrissant, en dénonçant le mal et en prêchant la vérité, soit ils essayent de s'ouvrir en se diluant et en offrant un Évangile plus accessible. On se dit alors que, si l'Église se rend aux périphéries, qu'elles soient sociales ou existentielles, elle s'en trouvera fortement affaiblie.

La parabole du Bon Samaritain, avec les deux questions qui la ponctuent – « Maître, que dois-je faire pour avoir en héritage la vie éternelle ? » et « Qui est mon prochain ? » –, offre une réponse tranchée.

À la première question, Jésus répond par une question : « Dans la Loi, qu'y a-t-il d'écrit ? Et comment le lis-tu ? » Il rejoint son interlocuteur là où il se trouve. Comme docteur de la Loi, il est censé connaître la Loi et savoir ce qu'il faut faire pour avoir la vie éternelle. La force de la réponse ou question de Jésus réside dans le fait qu'il place son auditeur dans une posture active. Il convient de retenir celle-ci pour la suite, en particulier pour comprendre le récit de la parabole. Le docteur de la Loi possède la réponse en lui-même, et il va la donner. Il offre un beau résumé de la Loi : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force et de toute ton intelligence, et ton prochain comme toi-même. » Effectivement, dans l'Ancien Testament, nous découvrons l'amour et l'appel du Seigneur à nous aimer. Il suffit de relire Amos ou Osée pour voir comment les prophètes fustigent le manque d'amour du peuple envers le Seigneur, et les uns envers les autres. La réponse du docteur de la Loi est donc judicieuse. Jésus l'admire et confirme sa parole.

Une deuxième question du docteur de la Loi opère un déplacement. Jésus y répond par une parabole. Ici encore, il s'agit de mettre son interlocuteur dans une position d'acteur, mais d'une manière singulière. Car une parabole est un miroir. En écoutant une parabole, « on se voit agir, ou pas ». Jésus ne demande pas seulement ce qu'il y a dans la Loi ou la manière de la lire, mais la façon de se situer par rapport à elle, le moyen de l'accomplir. Dans le dialogue précédent, le docteur de la Loi se trouvait acteur en délivrant lui-même la réponse ; ici, il se trouve mis en situation réelle. En confirmant la première réponse de son interlocuteur : « Tu as répondu correctement. Fais ainsi et tu vivras », Jésus lui demande implicitement : « Le fais-tu ? »

Des maladies spirituelles

Parmi les personnages – un lévite, un prêtre, un Samaritain –, c'est le voyageur attaqué, blessé, laissé à terre, qui occupe le centre du récit. Dans le premier dialogue entre Jésus et le docteur, la Loi était au centre, et le docteur trouvait en lui-même le résumé de la Loi. Ici, le centre, c'est l'homme. Comment agir selon cette Loi devant ce blessé ? Deux personnages agissent en s'écartant, un autre va agir en soignant. Le lecteur peut s'interroger : quel acteur suis-je dans ce cas ? Les deux personnages qui ne s'arrêtent pas illustrent deux grandes dérives auxquelles les chrétiens sont aujourd'hui confrontés : le néognosticisme et le néopélagianisme.

 

Le néognostique
 

Le lévite arrive, il voit et passe outre. En racontant cette parabole, Jésus ne critique pas la Loi, mais montre son détournement. Un des maux dont souffrent aujourd'hui les communautés chrétiennes est une sorte d'obsession de la Loi. Or la Loi ne peut aimer, c'est l'Amour qui fait loi.

Dès le début de son ministère pontifical à Rome, le pape François a diagnostiqué cette maladie spirituelle : le néognosticisme. Il s'agit d'« une foi enfermée dans le subjectivisme, où seule compte une expérience déterminée ou une série de raisonnements et de connaissances que l'on considère comme pouvant réconforter et éclairer, mais où le sujet reste en définitive fermé dans l'immanence de sa propre raison ou de ses sentiments »2. Rester dans des certitudes doctrinales, une éthique étriquée, un sentimentalisme, ne peut qu'enfermer.

Une Église normative éloigne. Une Église centrée sur elle-même est un mensonge. Aller à la périphérie signifie bien plus qu'un déplacement spatial. Il s'agit d'une transformation de chaque disciple du Christ en vue de la mission. « Quand on assume un objectif pastoral et un style missionnaire, qui réellement arrivent à tous sans exceptions ni exclusions, l'annonce se concentre sur l'essentiel, sur ce qui est plus beau, plus grand, plus attirant et en même temps plus nécessaire. »3

 

Le néopélagianisme
 

Un prêtre passe par là, lui aussi voit le blessé et s'écarte. Jésus ne met pas en cause l'utilité du culte. Il rappelle ce qu'Isaïe avait déjà dit : « Cessez d'apporter de vaines offrandes ; j'ai horreur de votre encens. Les nouvelles lunes, les sabbats, les assemblées, je n'en peux plus de ces crimes et de ces fêtes […]. Apprenez à faire le bien : recherchez le droit, mettez au pas l'oppresseur, rendez justice à l'orphelin, défendez la cause de la veuve. » La critique d'un culte sans miséricorde est une constante dans l'Écriture.

Car si le culte devient le centre, il donne l'illusion au croyant d'acquérir le salut par ses propres forces. Cette dérive est le pélagianisme, une maladie fréquente dans l'histoire de l'Église. François la diagnostique chez ceux qui « font confiance uniquement à leurs propres forces et se sentent supérieurs aux autres parce qu'ils observent des normes déterminées ou parce qu'ils sont inébranlablement fidèles à un certain style catholique justement propre au passé »4. Considérer, là encore, la norme doctrinale ou liturgique comme l'essentiel conduit à une sérieuse myopie. On voit, mais on voit très mal.

Tout analyser théologiquement et tout catégoriser aboutit à un aveuglement. La rencontre n'est pas un laboratoire d'analyse, mais bien une recherche de solutions. L'autre est blessé ; le prêtre en nous cherche à savoir pourquoi, et finit par se demander s'il n'est pas coupable. Établir des catégories juridiques, psychologiques ou cultuelles n'apporte pas de solutions. À force de délimiter, nous nous enfermons sur nous-mêmes.

Quelle solution vais-je offrir à l'autre que je vois ? Lui dire qu'il est pauvre ? Il le sait mieux que moi. Qu'il est pécheur ? Qui ne l'est pas ? Et il l'est peut-être moins que moi. Un mot bienveillant ou un regard positif transforment plus qu'un jugement. Plus que sur les gestes que pose le Samaritain, Jésus veut attirer l'attention sur son attitude intérieure : il ne range pas l'homme blessé au bord du chemin dans une catégorie, mais il pose sur lui un regard qui déclenche en lui-même une action concrète.

 

Désirer la rencontre

Tout ceci permet d'entrevoir la réponse au dilemme qui nous était posé : se renfermer ou se diluer. La parabole montre la seule solution : descendre à la rencontre. Ainsi, le Samaritain représente au mieux la figure du disciple missionnaire. Être en chemin, c'est aller sur les routes du monde. Le Fils de Dieu ne s'est pas manifesté à la manière d'un oracle de Delphes, il s'est incarné pour aller à notre rencontre. On n'est pas disciple missionnaire en s'enfermant mais en cheminant. Le Fils est envoyé loin des villes. Nazareth était une toute petite bourgade : « De Nazareth, que peut-il sortir de bon ? » Jésus est mort et ressuscité en périphérie de Jérusalem. Car, « depuis la périphérie, Dieu intervient pour reprendre sa place dans l'Histoire du monde »5. Dieu se manifeste, non au centre, mais là où l'homme est sur le bord du chemin. Jésus n'a pas pris le bateau pour Rome, la ville de l'empereur ; il est allé au bord du lac de Galilée, dans un village de pécheurs, Capharnaüm. Pierre et Paul ont rendu témoignage au Christ dans la périphérie de Rome, sur la colline du Vatican.

Et nous ? Nous n'avons pas besoin d'inventer d'autres mots pour parler du Seigneur, lui-même a déjà parlé. Nous n'avons pas à construire la vie éternelle, elle nous est donnée. Que faire ? Le Seigneur est venu à la périphérie, voici deux mille ans : Bethléem, Nazareth, Capharnaüm et Jérusalem étaient des villes périphériques au regard de Rome, Alexandrie ou Athènes. Que dire des bergers, d'une femme de Samarie, de pêcheurs de Galilée, d'un aveugle au bord d'un chemin, d'une veuve offrant deux piécettes au Temple, d'une femme versant un parfum sur les pieds de Jésus ? Ces personnes étaient aux marges. Le Seigneur a vu la pauvre veuve et ses deux piécettes. Il n'a vu l'empereur de Rome qu'en la personne de son représentant : Ponce Pilate. Il n'a adressé que peu de mots à celui qui, lâchement, l'a fait flageller et crucifier. Dieu ne regarde pas les puissants, il voit celui ou celle qui est sur le bord du chemin.

N'imaginons pas être proches de lui en étalant nos connaissances théologiques, défendons âprement nos principes. À nous de nous rendre proches. En effet, « l'Église est appelée à sortir d'elle-même et à aller vers les périphéries, pas seulement géographiques, mais également celles de l'existence : celles du mystère du péché, de la souffrance, de l'injustice, celles de l'ignorance et de l'absence de foi, celles de la pensée, celles de toutes les formes de misère »6. Dieu nous y donne rendez-vous car il y est déjà présent.

 
1 Luc 10,25-37.

2 Evangelii Gaudium, 24 novembre 2013, n° 95. Ces deux « maladies spirituelles » font l'objet d'un chapitre dans l'exhortation sur la sainteté Gaudete Exultate, elles sont qualifiées d'« ennemies subtiles de la sainteté ».

3 Ibidem.

4 Ibid., n° 94.

5 Andréa Riccardi, Périphérie, Cerf, 2017, p. 34.

6 Jorge Mario Bergoglio, Discours au préconclave, 9 mars 2013.