Nous entendrons ici le terme individualisme dans son sens le plus simple, comme la doctrine qui affirme une primauté de l'individu sur la collectivité. L'individu y est considéré comme la source première des valeurs. « Un monde individualiste » : l'expression désigne la réalité sociale qui privilégie les droits des individus sur les droits collectifs et qui fonde cette conviction sur la reconnaissance de l'autonomie du sujet humain.
Expression par excellence de la modernité, l'individualisme témoigne de façon singulière de l'ambiguïté de celle-ci. L'individu y est défini comme le fondement de toute pratique sociale, ce qui exige qu'il soit débarrassé de toute épaisseur historique : il est au sens propre un « absolu » délié de toute contingence historique, une pure abstraction. Ainsi, l'individualisme, qui exalte la valeur de l'individu concret, travaille en même temps à sa disparition dans l'abstraction d'une définition purement formelle.
On retrouve cette ambivalence dans l'usage du terme.
« Individualisme » signifie que chacun est pris en compte pour lui-même, dans sa particularité, comme une valeur absolue. Aucun individu n'est égal à un autre — ce qui fait sa richesse incomparable. C'est sur cette base que la modernité posera le principe que nul ne peut être soumis contre son gré à une contrainte. Mais défendre l'individualisme, c'est aussi affirmer l'égalité de chacun, également nanti de droits semblables. Ainsi, l'on exalte d'un côté le particularisme, de l'autre l'égalitarisme : chacun est différent et doit être respecté dans sa différence, mais chacun doit être reconnu semblable à tous les autres dans ses droits fondamentaux.
Parler d'un « monde individualiste », c'est donc se situer au coeur de la contradiction de la modernité, qui souhaite à la fois mettre radicalement en question les hiérarchies sociales et respecter tout aussi radicalement les différences constitutives des personnes. On mesure bien cette contradiction dans la pratique sociale contemporaine : au nom de la liberté, de nombreux groupes ou individus revendiquent le droit à la reconnaissance de leur spécificité, et, consécutivement, le devoir pour les autres de respecter celle-ci et les droits qui y sont liés. Mais qu'en est-il quand ce droit à la différence entre en conflit avec le principe général de l'égalité ? Est-ce le droit de l'individu qui l'emporte ou le souci du respect de l'égalité de chacun, quoi qu'il en soit de son statut ou de ses choix personnels ?
On voit par là que le concept d'individualisme peut entraîner des comportements très différents, en particulier en ce qui concerne la spiritualité. Si l'on met l'accent sur la particularité irrévocable de l'individu, la spiritualité aura surtout pour mission d'exprimer la quête de ce qui fait l'irrévocable spécificité de soi ; si, en revanche, on met d'abord en évidence l'unité et l'égalité de pleine participation au droit d'appartenance sociale, la spiritualité mettra en avant l'exigence éthique de la responsabilité, unissant chacun dans une commune soumission à la Loi.
 

La juste estime de soi


Examinons plus en détail ces deux formes d'individualisme et les spiritualités qui leur sont liées.
Ce qu'on dénonce souvent quand on s'en prend à l'individualisme, c'est son lien quasi naturel avec l'égoïsme. Affirmer ses droits, c'est évidemment se poser comme possesseur d'une irréductibilité qu'aucun autre ne saurait réduire, sinon avec le libre accord du sujet. L'égoïsme est d'abord l'affirmation de soi, de sa valeur et de ses droits, la reconnaissance de soi pour soi, une manière de défendre l'estime de soi sans laquelle il n'est pas d'existence personnelle digne de ce nom. Avant d'être une mise à l'écart d'autrui, l'égoïsme est une reconnaissance. C'est-à-dire une juste appréciation de ce qu'on est. C'est bien ce que revendique avec force l'individualisme moderne : reconnaître la valeur irréductible de chacun.
Bien entendu, une telle proposition peut aisément conduire à un repli sur soi, une forme de mépris d'autrui. C'est le risque de l'individualisme que cet oubli des liens qui nous unissent les uns aux autres.
Mais il est nécessaire de reconnaître d'abord qu'il ne peut y avoir d'authentique liberté sans affirmation ni estime de soi. Un certain discours chrétien exaltant l'altruisme et dénonçant l'égoïsme comme une faute majeure contre l'amour oublie le B-A-BA de l'Evangile, à savoir le lien que le Christ établit entre l'amour de soi et l'amour d'autrui. « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » dit assez qu'il ne peut y avoir d'amour vrai sans amour de soi.
L'amour de soi est certes ambigu, il peut signifier le refus d'autrui. Mais il peut aussi exprimer la reconnaissance pour le don que constitue pour soi sa propre vie. Comme le chante le psaume 139 : « Je confesse que je suis une vraie merveille, tes oeuvres sont prodigieuses : oui, je le reconnais bien. Mes os ne t'ont pas été cachés lorsque j'ai été fait dans le secret » (v. 14-15). Une juste estime de soi conduit à la reconnaissance.
Je dirais volontiers que l'individualisme est une traduction philosophique de l'enseignement chrétien sur l'amour. En liant comme il le fait amour du prochain et amour de soi, Jésus montre qu'il ne peut y avoir de respect d'autrui sans respect de soi. Lequel ne conduit pas à l'autosatisfaction mais à la reconnaissance que, pour l'individu, « soi » est toujours aussi « autrui ».
Rien ne montre mieux ce que peut signifier une spiritualité « individualiste » comprise ainsi que la parabole dite « du Bon Samaritain » {Le 10,25-37). Commentaire du texte biblique énonçant le double commandement de l'amour de Dieu et du prochain (Lv 19,18), cette parabole est aussi une réponse à la question de l'interlocuteur de Jésus : « Qui est mon prochain ?» A cette question théorique, Jésus répond par une histoire, en faisant confronter deux attitudes morales. Face au blessé victime d'une agression, les uns, soucieux pour des raisons religieuses de ne pas devenir impurs, se détournent et passent leur chemin ; l'autre, en l'occurrence, un Samaritain, membre d'une communauté religieuse dissidente détestée du judaïsme, prend soin du blessé et s'en occupe : « Emu et bouleversé, il s'approcha, banda ses plaies, et, y versant de l'huile et du vin, le chargea sur sa propre monture, le conduisit à une auberge et prit soin de lui. Le lendemain, tirant deux pièces d'argent, il les donna à l'aubergiste et lui dit : "Prends soin de lui, et si tu dépenses quelque chose de plus, c'est moi qui te rembourserai quand je repasserai." » Successivement, les deux moments nécessaires d'une vraie relation à autrui sont présentés : l'élan initial de compassion qui ouvre à l'accueil d'autrui, et l'analyse de la réalité, calculant ce qu'implique la situation et y faisant face avec intelligence.
La parabole décrit ainsi ce qu'est l'amour du prochain. Ce qui le suscite, c'est d'abord la compassion spontanée et quelque chose comme une identification à la victime. Dans ce premier temps, il s'agit moins de devoir que de spontanéité naturelle. Elle est la uace de cette réalité qui nous unit et nous rend égaux les uns aux autres. Et qui rend possible la reconnaissance de la valeur de soi et d'autrui. Il ne peut pas y avoir de morale s'il n'y a pas ce sentiment d'appartenance à une communauté de destin. Il y a là une double relation de soi à ' autrui, dans laquelle non seulement autrui m'interpelle par sa présence mais me suscite à moi-même. C'est par cette relation à autrui que je me découvre dans ma spécificité, ma particularité. La spécificité individuelle ne prend sens que de cette relation à autrui.
 

Soi et le prochain


Mais le plus intéressant de l'histoire n'est pas encore dit. C'est la surprenante question que Jésus pose alors qui le révèle : « Lequel des trois personnages, à ton avis, s'est montré le prochain de l'homme tombé sous les coups des bandits ? » (v. 36). Jésus renverse la perspective morale classique : le prochain n'est pas l'autre, le blessé de l'histoire, c'est celui qui s'est laissé émouvoir, interpeller par la détresse d'autrui, qui a pris sur lui de s'approcher de celui qui en a besoin. Le prochain, c'est celui dont je me fais proche. C'est moi quand j'écoute ce qui monte du plus profond de moi, là où l'autre me revendique et me fait ainsi exister.
Ce que l'Evangile fait comprendre, c'est qu'il n'y a de vérité personnelle que dans cette reconnaissance du lien à autrui. Aimer son prochain, c'est reconnaître ce que l'on doit à autrui. Qui serai-je si d'autres n'avaient pas été pour moi comme le Bon Samaritain ? Pour pouvoir me poser comme sujet de ma liberté, j'ai à reconnaître que celle-ci est le fruit de tout ce que j'ai reçu des autres qui m'ont pris en charge et suscité à la liberté. Aimer son prochain comme soi-même signifie que ce qu'il y a d'unique en chacun, d'absolument particulier, est le fruit d'une grâce qui vient d'ailleurs que de soi.
Le « soi » est ce qui ne cesse d'advenir pour moi du lien avec autrui, qui me constitue dans mon irréductible individualité comme produit par ma dépendance à l'égard d'autrui. Reconnaître cette dépendance comme l'histoire d'une grâce veut dire que chacun est incomparable, unique et de ce point de vue « absolu ». Il n'y a donc pas de paradoxe à associer, comme nous le faisons, dépendance et individualisme Dans cette perspective, l'individualisme est une affirmation de la valeur unique de tout individu et fonde une commune reconnaissance de l'égalité des droits de chacun. Le paradoxe que nous avons mis en évidence en commençant n'en est pas un dans la perspective chrétienne. C'est sans doute la spécificité chrétienne qui a si fortement marqué notre culture occidentale II ne s'agit donc pas d'opposer, comme on le fait trop souvent, individualisme et ouverture aux autres, égoïsme et altruisme. La spiritualité chrétienne, répétons- le met en évidence la valeur absolue de l'individu en tant que celle-ci exprime en même temps la dette tout aussi absolue à l'égard d'autrui.
 

L'articulation mise à mal


Reste une question : pourquoi l'individualisme moderne a-t-il tant de mal à articuler positivement les deux significations du terme ? L'exaltation quasi anarchiste de l'individu oppose une forte résistance à toute prise au sérieux de l'éthique commune. Peut-être parce que le besoin d'une spiritualité qui habite tout être humain exige que soient d'abord cassées toutes les formes de formalisme social. Toute éthique souffre il est vrai, de l'étroitesse où l'exigence morale la confine. A bas la morale qui ne peut laisser s'exprimer l'originalité individuelle forcément menaçante pour l'unité sociale ! Aujourd'hui comme jamais sans doute, ce besoin d'être soi-même contre les puissantes forces du conformisme social n'a été aussi grand. Comme un appel à transgresser les lourdes exigences d'une vie sociale qui ne cesse de nous faire payer le prix de la sécurité qu'elle nous offre par un rigoureux contrôle de nos désirs. La rigueur du contrôle rend l'expression de la créativite individuelle plus aléatoire, voire impossible. Un désir croissant d'individualité se heurte à des contraintes créées par le désir tout aussi fort de sécurité et de croissance.
Il y a là l'indice d'un profond malaise social. L'individualisme moderne semble devoir constamment osciller entre résistance au social et recherche éperdue d'une insertion communautaire voire collectiviste. La spiritualité, y compris chrétienne, n'échappe pas à cette oscillation. Or, si on se laisse enseigner par la tradition spirituelle, on y apprend que la vie communautaire n'a d'autre but que le développement de la relation la plus intime de chacun avec Dieu, et que cette intimité personnelle conduit à la reconnaissance d'autrui et pour autrui. On ne peut être soi sans reconnaître qu'on ne l'est que par la grâce de l'A(a)utre.
Force est malheureusement de constater que le christianisme a lui-même contribué à une certaine disqualification de la spiritualité. L'histoire du christianisme occidental fait apparaître à cet égard deux ruptures significatives. La première avec la scolastique, a privilégié le souci d'explicitation rationnelle de la foi, au détriment de l'expression poétique, symbolique, de celle-ci. Le pouvoir de la raison comme rigueur rationnelle s'impose alors et, avec elle, une spiritualité soumise au principe rationnel du tiers exclu, qui vise à éliminer toutes les ambiguïtés du langage métaphorique. Par là, notons-le en passant, se trouvent justifiés l'usage de la contrainte et les pratiques de l'Inquisition. Mise sous contrôle, la spiritualité tend à être alignée sur la morale. La seconde rupture est due à la Réforme protestante qui, par son exigence de soumission à l'Ecriture, a eu tendance à historiciser la foi. C'est-à-dire à confondre la vérité théologique ou spirituelle avec la véracité historique. Le littéralisme ou fondamentalisme protestant a souvent stérilisé la créativité théologique et esthétique du protestantisme en confondant respect de la Parole et idolâtrie d'un texte.
Dans les deux cas, le risque a été de soumettre la liberté spirituelle des croyants à l'autorité d'un magistère (biblique ou ecclésiastique) qui, d'une manière ou d'une autre, interdit l'accès au Texte et aux énigmes qu'il ne cesse de proposer à la foi. Certes, ces énigmes du Texte ont aussi un côté inquiétant et déstabilisant, à laisser ainsi entre la vérité et le texte une distance troublante. D'où la forte pression pour qu'un langage commun s'impose et prescrive le sens autorisé. A la liberté spirituelle, il faut bien reconnaître que nos Eglises ont souvent préféré la prescription autoritaire d'une interprétation officielle. Le résultat en est connu : l'autoritarisme clérical a causé des dégâts importants, dont la modernité garde la trace et la blessure. La difficulté d'articuler correctement la notion d'individualisme en est la preuve : tout se passe comme si on ne pouvait sauver l'individu qu'en récusant la valeur de ses liens sociaux, et réciproquement.
 

Un individualisme conformiste


Nous sommes ainsi en présence d'une double difficulté. Du côté du christianisme c'est l'abandon progressif de la dimension esthétique poétique du langage de la foi. Dogmatisme et historicisme ont obligé cette dimension pourtant essentielle du langage chrétien à se porter vers d'autres terrains d'expression : dès la fin du moyen âge l'art comme la littérature se développent comme un nouveau langage religieux, marginal, mais infiniment plus créatif que celui des Eglises. Du coup, la conscience « religieuse » s'élargit et se sécularise René Char ou Francis Bacon, par exemple, ne sont-ils pas l'expression la plus « religieuse » de notre temps ? En se séparant de sa source poétique, le christianisme s'est non seulement appauvri, mais il s'est rendu incapable d'inventer le nouveau langage dont il avait besoin. La beauté avait déserté le langage chrétien. Sauf, bien sûr, quelques exceptions, malheureusement trop rares et trop méprisées. C'est du côté des poètes ou des peintres qu'il faut chercher l'expression de cette quête spirituelle de cette interrogation à la fois douloureuse et pleine d'espoir sur le mystère de la vie.
De son côté, coupé de sa source spirituelle originelle la modernité n'est pas parvenue à articuler correctement la défense de l'individu, de son irréductible mystère et son insertion dans un projet communautaire. Le besoin de communauté se heurte à celui de liberté. Le besoin de beauté se heurte au sentiment d'impuissance que lui oppose le réalisme des nécessités sociales. Notre société occidentale ne parvient plus à assumer l'écart entre intenogation sur le mystère de l'être et volonté de maîtrise technique. L'art contemporain, sous toutes ses formes, part en lambeaux, de plus en plus fasciné par le modèle technique. A son tour, l'individualisme cesse d'être un facteur de résistance, il s'aligne sur le conformisme tranquille, dont les nouvelles religions type new âge sont l'exemple parfait 1.
S'il est encore temps, le christianisme doit se mettre en quête d'une spiritualité qui renoue avec la tradition spirituelle de ses origines, c'est-à-dire avec la liberté inventive qui fut la sienne. Offrir, si possible, à nos contemporains un accès à leur spécificité, c'est-à-dire au courage d'être eux-mêmes dans la reconnaissance de leur commune appartenance à une humanité à faire, non seulement par des acquis techniques mais aussi par le respect éthique de leur fragilité. Il y a certainement une grande attente spirituelle ; elle peut s'égarer sur bien des impasses. Le vieil appel du Seigneur à joindre l'amour de soi à l'amour du prochain, et l'un et l'autre à l'amour de Dieu, est plus que jamais nécessaire. C'est ce lien qui assure toute sa valeur à l'individualisme et à la spiritualité dont il a besoin.



1. Sur l'ambiguïté de cette forme moderne de religion, cf. l'excellente étude de Michèle Martin-Gninewald, « Le divin dans l'oeuvre majeure de P. Coelho : LMchimiste », Lumière et vie, n* 245, janvier 2000, pp. 7-23.