222. […] Le temps est supérieur à l'espace.
223. Ce principe permet de travailler à long terme, sans être obsédé par les résultats immédiats. Il aide à supporter avec patience les situations difficiles et adverses, ou les changements des plans qu'impose le dynamisme de la réalité. […] Un des péchés qui parfois se rencontre dans l'activité sociopolitique consiste à privilégier les espaces de pouvoir plutôt que les temps des processus. Donner la priorité à l'espace conduit à devenir fou pour tout résoudre dans le moment présent, pour tenter de prendre possession de tous les espaces de pouvoir et d'auto-affirmation. C'est cristalliser les processus et prétendre les détenir. Donner la priorité au temps, c'est s'occuper d'initier des processus plutôt que de posséder des espaces. Le temps ordonne les espaces, les éclaire et les transforme en maillons d'une chaîne en constante croissance, sans chemin de retour. Il s'agit de privilégier les actions qui génèrent les dynamismes nouveaux dans la société et impliquent d'autres personnes et groupes qui les développeront, jusqu'à ce qu'ils fructifient en événements historiques importants. Sans inquiétude, mais avec des convictions claires et de la ténacité. […]
225. […] Le Seigneur lui-même en sa vie terrestre a fait comprendre de nombreuses fois à ses disciples qu'il y avait des choses qu'ils ne pouvaient pas comprendre maintenant, et qu'il était nécessaire d'attendre l'Esprit saint (cf. Jn 16,12-13). La parabole du grain et de l'ivraie (cf. Mt 13,24-30) décrit un aspect important de l'évangélisation qui consiste à montrer comment l'ennemi peut occuper l'espace du Royaume et endommager [le grain] avec l'ivraie, mais il est vaincu par la bonté du grain qui se manifeste en son temps. […]
226. […] Quand nous nous arrêtons à une situation de conflit, nous perdons le sens de l'unité profonde de la réalité.
227. […] [La] voie, la mieux adaptée, de se situer face à un conflit, c'est d'accepter de supporter le conflit, de le résoudre et de le transformer en un maillon d'un nouveau processus. « Bienheureux les artisans de paix ! » (Mt 5, 9).
228. […] Pour cela, il faut postuler un principe indispensable pour construire l'amitié sociale : l'unité est supérieure au conflit. La solidarité, entendue en son sens le plus profond et comme défi, devient ainsi une manière de faire l'histoire, un domaine vital où les conflits, les tensions et les oppositions peuvent atteindre une unité multiforme, unité qui engendre une nouvelle vie. Il ne s'agit pas de viser au syncrétisme ni à l'absorption de l'un dans l'autre, mais la résolution à un plan supérieur qui conserve, en soi, les précieuses potentialités des polarités en opposition.
229. Ce critère évangélique nous rappelle que le Christ a tout unifié en lui […] Le signe distinctif de cette unité et de cette réconciliation de tout en lui est la paix : le Christ « est notre paix » (Ep 2, 14). […] Mais si nous allons au fond de ces textes bibliques, nous découvrirons que le premier domaine où nous sommes appelés à conquérir cette pacification dans les différences, c'est notre propre intériorité, notre propre vie toujours menacée par la dispersion. […]
231. Il existe aussi une tension bipolaire entre l'idée et la réalité. La réalité est, tout simplement ; l'idée s'élabore. Entre les deux, il faut instaurer un dialogue permanent […]. Il est dangereux de vivre dans le règne de la seule parole, de l'image, du sophisme. À partir de là se déduit qu'il faut postuler un troisième principe : la réalité est supérieure à l'idée. Cela suppose d'éviter diverses manières d'occulter la réalité : les purismes angéliques, les totalitarismes du relativisme, les nominalismes déclaratifs, les projets plus formels que réels, les fondamentalismes antihistoriques, les éthiques sans bonté, les intellectualismes sans sagesse. […]
233. La réalité est supérieure à l'idée. Ce critère est lié à l'incarnation de la Parole et à sa mise en pratique : « À ceci reconnaissez l'Esprit de Dieu : tout esprit qui confesse Jésus Christ venu dans la chair est de Dieu » (1 Jn 4,2). […] D'un autre côté, ce critère nous pousse à mettre en pratique la Parole, à réaliser des œuvres de justice et de charité dans lesquelles cette Parole soit féconde. Ne pas mettre en pratique, ne pas intégrer la Parole à la réalité, c'est édifier sur le sable, demeurer dans la pure idée et tomber dans l'intimisme et le gnosticisme qui ne donnent pas de fruit, qui stérilisent son dynamisme.
[…]
235. Le tout est plus que la partie, et plus aussi que la simple somme de celles-ci. Par conséquent, on ne doit pas être trop obsédé par des questions limitées et particulières. Il faut toujours élargir le regard pour reconnaître un bien plus grand qui sera bénéfique à tous. Mais il convient de le faire sans s'évader, sans se déraciner. Il est nécessaire d'enfoncer ses racines dans la terre fertile et dans l'histoire de son propre lieu, qui est un don de Dieu. On travaille sur ce qui est petit, avec ce qui est proche, mais dans une perspective plus large. […] Ce n'est ni la sphère globale qui annihile, ni la partialité isolée qui rend stérile.
236. Le modèle n'est pas la sphère, qui n'est pas supérieure aux parties, où chaque point est équidistant du centre et où il n'y a pas de différence entre un point et un autre. Le modèle est le polyèdre, qui reflète la confluence de tous les éléments partiels qui, en lui, conservent leur originalité. Tant l'action pastorale que l'action politique cherchent à recueillir dans ce polyèdre le meilleur de chacun. Y entrent les pauvres avec leur culture, leurs projets et leurs propres potentialités. Même les personnes qui peuvent être critiquées pour leurs erreurs ont quelque chose à apporter qui ne doit pas être perdu. C'est la conjonction des peuples qui, dans l'ordre universel, conservent leur propre particularité ; c'est la totalité des personnes, dans une société qui cherche un bien commun, qui les incorpore toutes en vérité.