Il est fréquent que, dans l'accompagnement spirituel, on soit le témoin d'un « passé qui ne passe pas ».
Luc Crepy : Un ami avec qui je faisais de la marche aimait dire : « Ce n'est pas la peine de mettre dans ton sac la pierre qui t'a fait tomber sur le chemin. » Cette image simple pourrait être une maxime pour les accompagnateurs spirituels ! Des événements, qui ont parfois eu lieu il y a longtemps, pèsent lourd et marquent notre existence quotidienne. Cette image touche, en partie, à l'évidence, des questions qui relèvent du psychologique et qu'on ne peut pas traiter sans des compétences professionnelles. Elle a cependant le mérite de nous aider à penser le travail nécessaire sur ces choses venues du passé qui nous font souffrir. Sur le plan spirituel, cette « pierre » peut être un obstacle à un itinéraire de foi, une ouverture vers Dieu, un accueil confiant de l'Évangile, à une vie fraternelle en Église. Un échec, un mensonge, une violence subie ou commise finissent par faire de ma vie un chemin difficile où je ploie sous un fardeau. Je ne parle pas ici d'une infirmité ou d'un handicap, qui créent d'autres situations avec des questions différentes, mais de telle rencontre, par exemple, qui m'a tout d'un coup blessé et qui pèse désormais dans ma vie, et dont je ne sais pas comment me « dépêtrer ». Je pense que la foi chrétienne offre alors des ressources car elle nous invite à ne pas en rester au passé mais à déployer ce que nous sommes aujourd'hui et demain.
En premier lieu, il est bon d'ouvrir les yeux sur ce sac qui est collé à mon dos et que je ne vois même plus. La foi nous invite à nous décentrer de nous-mêmes, à ne pas nous enfermer dans ce qui est difficile ou douloureux. Et puis, il y a cette pierre au fond du sac. Elle prend sûrement la place de quelque chose de plus important et de nécessaire pour poursuivre la marche : la nourriture, l'eau, la carte pour s'orienter.
La vie n'est cependant pas un sac à dos : on n'évacue jamais complètement de son histoire ce qui a pesé lourdement. Alors que faire de cette « pierre » qui m'a fait chuter ? Dans la Bible, la marche confiante du peuple de Dieu nous aide à ne pas oublier l'avenir que nous ouvre le Dieu de la Promesse, sans rester fixé sur le passé. Les psaumes expriment, de manière forte, combien la miséricorde de Dieu rend libre et nous libère de ce que nous portons difficilement. Dans l'Évangile, nombreuses sont les scènes où Jésus relève celui qui peine sur le chemin, en lui tendant la main, et lui ouvre un avenir nouveau.
Parfois, on accuse la pierre de peser lourd, tout en la gardant avec soi. N'est-ce pas moi, alors, qui ai du mal à déposer cette pierre ? Dit autrement, est-ce que j'accepte que le Seigneur m'aide à déposer ce qui pèse en moi pour marcher plus libre à sa suite et avec les autres ? N'oublions pas la pierre roulée du tombeau !...
Ces questions amènent à la notion de guérison. Ce sont des demandes plus fréquentes aujourd'hui qu'hier.
L. Crepy : Les prières et les soirées de guérison représentent un phénomène important, en effet, qui n'est pas sans risques de dérives. Le premier risque est le leurre de l'immédiateté magique : on pense qu'on peut être guéri dans l'instant. De ce point de vue, il faut recommander à ceux qui ont une demande de guérison de se tourner vers des sessions longues plutôt que vers une soirée ou une prière ponctuelle de guérison. Le second risque est celui d'espérer une guérison sans cicatrice. Mais toute blessure laisse une cicatrice.
L'exemple des retraites Agapè, dont j'ai suivi la courageuse évolution lorsque j'étais évêque au Puy-en-Velay (entre 2015 et 2021), est intéressant. Créées en 2001 dans le cadre du Renouveau charismatique, ces sessions de guérison d'une petite semaine accueillent beaucoup de monde. Il m'a paru d'emblée évident, quand je suis arrivé, que c'était une belle œuvre de miséricorde. Une partie des personnes qui s'y rendent vivent des situations lourdes et douloureuses et ont un grand besoin de déposer leur fardeau devant le Seigneur. On ne peut pas récuser le beau principe de ces sessions, qui est d'aider les personnes à se libérer de ce poids en se mettant en présence de Dieu et des frères. La grave difficulté, alors, était une approche qui conjuguait étroitement le psychologique et le spirituel ; conjugaison qui peut entraîner de graves désordres et rendre encore plus lourd le fardeau qu'on était venu déposer. Ainsi, le mélange « du psy et du spi » peut conduire à remuer des souvenirs anciens et douloureux, parfois les amplifier par l'imagination de façon inconsidérée et faire souffrir davantage des personnes déjà très fragiles.
Mais très heureusement, un profond travail a été réalisé pour ne pas tomber dans ce piège et les retraites Agapè offrent aujourd'hui de beaux parcours, profondément spirituels, dont la clé est de s'appuyer sur la parole de Dieu pour se libérer du fardeau pesant. Dans une démarche de foi, la force de l'Écriture permet à la personne de se centrer non plus sur la pierre qui pèse dans sa vie mais sur le Christ : qu'a-t-il à voir avec moi ? Ce qui intéresse Dieu, ce n'est pas d'abord cette pierre, c'est la façon dont, aujourd'hui et demain, je peux avancer. L'actualité et la pertinence de la parole de Dieu se traduisent alors dans la découverte de la miséricorde infinie de Dieu qui console, relève, met en marche ! On ne demeure ainsi plus uniquement dans une généalogie personnelle, en tout cas restreinte, où l'on ressasse les mêmes questions. La Parole crée l'irruption d'une nouveauté spirituelle : je découvre que je peux me situer dans une autre généalogie, celle qui découle d'une attitude filiale à l'égard du Père. La ligne de force des retraites Agapè est ainsi de relire son histoire personnelle et, à la lumière de la Parole, de se redécouvrir fils et fille de Dieu, et aimé(e) de Lui. Chacun sera interpellé par un texte différent : pour l'un, ce sera l'appel d'Abraham ou le sacrifice d'Isaac ; pour l'autre, la sortie d'Égypte ou la Croix. À partir de là se développe une compréhension nouvelle de l'histoire personnelle, à la lumière de sa dimension baptismale qui prend sa source dans le Christ. Le passé peut devenir aussi un lieu d'action de grâce en laissant la pierre roulée loin de moi et ouvrir ainsi le tombeau où je m'enfermais.
C'est donc le contraire de l'idée que, pour aller mieux, on va faire table rase du passé.
L. Crepy : Il est en effet illusoire de penser que l'on peut repartir de zéro. Au terme d'une retraite, les gens ne repartent pas « refaits à neuf » ! Ce serait comme dire que « cette pierre n'existe pas ». La pierre est bien là et elle a pu être blessante. Cette expérience douloureuse ne s'effacera sans doute jamais pleinement. Cependant notre histoire (ou celle dont nous héritons) peut se construire en essayant, autant que possible, d'assumer nos déterminismes. Être guéri, c'est repartir avec ce que l'on a été, mais en n'étant plus prisonnier des blessures de son histoire, se sachant aimé de Dieu. Un espace de liberté est toujours possible. La foi chrétienne s'écrit, pour une part, sous le mode d'une libération que Dieu offre à tous et à chacun : libération de l'esclavage, libération du péché et de la mort, libération au quotidien de ce qui nous empêche d'aimer et de vivre. La rencontre avec le Christ ouvre cette expérience nouvelle de libération et nous fait découvrir progressivement la miséricorde de Dieu, faire de petits pas et relever la tête.
Parfois, au malheur vécu s'ajoute un problème dans la compréhension ou l'énonciation de ce qui a été vécu. Je pense à une femme qui avait perdu son enfant et qui se demandait ce qu'elle avait fait de mal pour que cela lui arrive. La question complexe de la culpabilité nous oblige à bien distinguer son côté ambivalent. La culpabilité est un élément positif, un moteur même, quand elle permet de prendre conscience de ce qui va mal et de ce qui est mal. En revanche, le grand risque est de s'enfermer dans la culpabilité et ne pas en sortir. Alors elle pèse lourdement dans notre histoire. Ainsi certaines personnes ont-elles du mal à comprendre que le pardon de Dieu, donné lors de la confession, est un pardon total de nos péchés. Ce pardon de Dieu nous aide à sortir de la culpabilité et nous entraîne à la conversion. Malheureusement, certains vont confesser de nombreuses fois un péché ancien alors que le pardon leur a vraiment été accordé. Il y a là tout un travail à faire pour faire comprendre combien la miséricorde de Dieu nous délivre aussi de notre culpabilité qui pèse parfois lourdement dans nos vies.
L'enjeu du poids du passé se situerait donc davantage du côté d'un ministère de miséricorde que d'un ministère de guérison ?
L. Crepy : Guérison et miséricorde, ces deux dimensions de réparation vont ensemble pour remettre sur un chemin de vie. Plutôt que d'envisager la guérison comme un événement ponctuel, une expérience définitive, on peut la comprendre comme l'expérience heureuse à laquelle je pourrai me référer si la cicatrice se rouvre – car on n'est pas maître des circonstances et une fragilité peut se réveiller. Avoir une histoire chrétienne, c'est être capable de retrouver les traces de la miséricorde de Dieu dans notre vie et de savoir que, si l'on rechute, on pourra revenir vers le pardon de Dieu et se tourner vers les autres qui nous soutiendront. Comme ces cairns qui jalonnent les sentiers de montagne et que les marcheurs élèvent ensemble, la miséricorde est une mémoire qui se partage, qui se transmet. C'est une expérience d'Église, qui renouvelle profondément ce qui me lie aux autres générations. Toute la Bible parle de cette mémoire vive, mémoire active, qui guérit : « Rappelle-toi, Israël, tout ce que le Seigneur a fait pour toi. »
La dimension collective joue donc un rôle important dans les démarches de guérison ?
L. Crepy : Il faut toujours redire qu'en Église, on n'avance pas seul. Quand on a besoin d'aide, on peut se tourner vers des personnes compétentes et vers des lieux d'écoute et d'accueil, ou encore participer à des sessions ou des retraites appropriées et reconnues. Dans les retraites Agapè, le retraitant expérimente le soutien fraternel de plusieurs façons. L'écoute individuelle, d'une part, aide à se remettre en marche dans une histoire personnelle difficile. D'autre part, les prières d'intercession communautaire, la place importante accordée à la liturgie et aux sacrements ouvrent à la dimension plus large de la fraternité avec d'autres baptisés. Cela permet de sortir de ces généalogies un peu « courtes » ou tordues dans lesquelles on s'inscrit sans beaucoup de recul, et souvent très seul.
Reprenons notre image : avec la liturgie, je ne suis plus seul avec mon petit sac ! Ensemble, nous posons nos sacs, nous prions les uns pour les autres, nous célébrons l'amour du Seigneur et son pardon. Les différentes liturgies doivent être pensées de façon complémentaire, comme les différents lieux d'Église. La vie paroissiale, avec la liturgie dominicale (où l'on peut être, du fait du nombre, dans un certain anonymat), relève de l'expression ordinaire et habituelle de la vie chrétienne. Ce n'est pas le lieu le mieux adapté lorsqu'on a une question très pratique, très précise à traiter. D'autres lieux d'Église, avec d'autres personnes, peuvent alors répondre à cette attente. C'est la richesse de la vie ecclésiale dans la diversité de ses propositions d'accompagnement et de chemins spirituels.
Finalement, l'important est d'offrir à chacun la possibilité de regarder son histoire avec confiance. C'est toute l'histoire biblique : une alliance sans cesse rompue et sans cesse rétablie, jusqu'au Christ qui est la Nouvelle Alliance éternelle et définitive. Une des forces du christianisme, à une époque où l'on court beaucoup et où l'on reste dans l'immédiateté heureuse ou pesante, c'est de prendre le temps au sérieux. Ainsi il est possible au présent de se réconcilier avec le passé et de regarder l'avenir.