Dans notre monde où « ça parle » partout et dans tous les sens, Dieu apparaît comme le grand silencieux. De nombreuses voix lui en font aujourd'hui le reproche. Ce silence n'est-il pas le signe d'une absence et d'un désintérêt pour l'aventure humaine ? Où était Dieu lors des grands drames du XXe siècle : deux guerres mondiales aux millions de morts, les camps de concentration nazis et soviétiques, la Shoah, plus près de nous les atrocités commises dans les Balkans et le terrorisme qui se donne libre cours 7 Où était Dieu à Auschwitz ? Où était Dieu à Stalingrad ? La question est devenue si pressante que le « comment parler de Dieu après Auschwitz ? » est devenu un lieu commun. Jamais Dieu n'est apparu aussi silencieux et aussi absent que depuis cette dernière centaine d'années. Comment répondre à de telles questions sans une inconscience, peut-être naïve, mais pas innocente ? Ne vaudrait-il pas mieux se taire à son tour ? Que le lecteur se rassure, les réflexions qui suivent se veulent modestes et ne prétendent pas résoudre l'énigme opaque du mal.


Dieu en procès


Quand l'homme souffre au-delà de ce qu'il estime tolérable, en effet, sa réaction première est de s'en prendre à Dieu, de le mettre en procès. La Bible elle-même est le témoin émouvant de ce cri de détresse. On le trouve dans les Psaumes : « O Dieu, ne reste pas muet, plus de repos, plus de silence, ô Dieu » (83,2) ; « Seigneur, je fais appel à toi. Mon roi, ne sois pas sourd ! » (28,1) ; « Tu as vu, Seigneur, ne sois pas sourd ! » (35,22 ; de même 39,13 ; 50,3 ; 109,1). On le rencontre aussi dans la bouche de Job qui souffre sans raison : « Je hurle vers toi et tu ne réponds pas ; je me tiens devant toi et ton regard me transperce » (30,20). Mais allons tout de suite au terme de cette série. Ce cri est aussi celui du Christ en croix, hurlé « d'une voix forte » : « Eli, Eli lema sabaqthani : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? » (Mt 27,46). Que Jésus ait été jusqu'à faire sien le cri de toutes les détresses du monde devant le silence de Dieu nous dit immédiatement la profondeur d'un tel mystère. L'épître aux Hébreux nous dira bien qu'après avoir « offert prières et supplications avec grand cri et larmes à celui qui pouvait le sauver de la mort » il fut « exaucé en raison de sa soumission » (5,7) : il reste qu'au moment de la détresse et de la mort le ciel est resté d'airain.
Aujourd'hui encore, nous voyons de partout le procès intenté à Dieu : ce Dieu sensé être bon et qui tolère sans ciller tant d'atrocités ; ce Dieu unique qui est à l'origine de la violence dans le monde, parce qu'il justifie que les hommes s'entre-tuent en son nom. Récemment, un chroniqueur n'hésitait pas à faire l'éloge du polythéisme païen des Grecs et des Romains. Ces dieux-là étaient à mesure humaine, ils avaient des moeurs d'hommes, et surtout ils ne demandaient pas de tuer en leur nom 1. On retrouve l'antique objection qui revient de la nuit des âges : « Ou Dieu peut empêcher le mal, et il ne le fait pas, et alors il n'est pas bon ; ou Dieu ne le peut pas, et alors il n'est pas tout-puissant et n'est pas Dieu. »
Est-il dès lors opportun de ramer pour justifier Dieu à tout prix de ce que le bon sens humain élémentaire estime injustifiable ?


Le paradoxe du silence d'un Dieu-Verbe


Mais est-il vrai que Dieu se tait ? Il y a un paradoxe à reprocher son silence à un Dieu qui se présente comme le Verbe, la parole par excellence. S'il est un trait spécifique du christianisme, c'est que le Dieu qu'il annonce est un Dieu qui parle, un Dieu qui se révèle tel qu'il est, un Dieu qui se donne. « Quelle est en effet la grande nation dont les dieux se fassent aussi proches que le Seigneur notre Dieu l'est pour nous chaque fois que nous l'invoquons ? » (Dt 4,7). « Notre Dieu est un Dieu qui s'approche », dira tout uniment Cyrille d'Alexandrie. Dieu n'est pas resté muet ni insensible devant l'histoire des hommes. Dieu nous a parlé en son Fils, en celui qu'il a envoyé parmi nous pour nous révéler le Père et son dessein sur l'humanité. On connaît le texte célèbre de saint Jean de la Croix dans lequel il se gendarme contre de bonnes âmes qui voudraient des révélations nouvelles venant de Dieu :

« Celui qui demanderait maintenant à Dieu ou qui voudrait quelque vision ou révélation non seulement ferait une sottise mais ferait injure à Dieu, en ne jetant pas entièrement les yeux sur le Christ, sans vouloir quelque autre chose ou nouveauté. Car Dieu pourrait répondre de cette manière, disant. Si je t'ai tout dit en ma Parole qui est mon Fils, je n'en ai point d'autre que je te puisse maintenant répondre ou révéler qui soit davantage que cela ; regarde-le seulement parce que je t'ai tout dit et révélé en lui et tu y trouveras encore plus que tu ne demandes et plus que tu ne saurais souhaiter » 2.

Mais alors, une instance s'élève aussitôt : s'il a déjà tout dit en son Fils autrefois, c'est qu'il n'a plus rien à nous dire aujourd'hui. Il nous est bien précisé que la révélation de Dieu est achevée avec la mort du dernier apôtre. Rien donc à attendre de sa part sur les horreurs contemporaines. Dieu a sans doute consenti à parler pendant un temps très bref, celui du passage de Jésus parmi nous. Désormais, nous devons nous heurter définitivement à son silence. Nous sommes au rouet.


Le silence est aussi un langage


L'objection suppose que parole et silence s'opposent comme deux contraires. Le silence ne parlerait pas et la parole ne pourrait que rompre le silence. Les choses sont infiniment plus complexes. Reprenons pied un instant à partir de considérations anthropologiques. Nous savons qu'il existe bien des formes de silence : il y a le silence vide ou absent de celui qui n'a vraiment rien à dire ; le silence du taciturne qui, par tempérament, s'exprime très peu ; le mutisme, souvent agressif, de celui qui ne veut pas parler ; le silence de celui qui proteste de tout son être contre le sort qu'on lui impose ; le silence de celui qui consent à ce qui est dit ; enfin, le silence de présence, le silence plein, celui qui se trouve au-delà de tout langage parce qu'il est devenu le meilleur moyen de communiquer. Comme deux vieux époux entre qui la parole est pour une part tombée, parce qu'elle n'est plus nécessaire : « Tu es là, je suis là, tout est dit entre nous et nous sommes en pleine communion. »
C'est que le silence est une affaire de relation et de communication. On n'est jamais silencieux vis-à-vis de soi tout seul. On garde le silence devant les autres. Le silence, comme la parole, est une attitude que nous prenons à leur égard. Il a sens ; s'il n'est pas parole, il est langage. Mais, dira-t-on, il y a aussi le silence intérieur, le silence de la personne seule. Ce silence-là est la condition d'une triple présence : présence à soi, sans doute, mais qui ouvre à la présence aux autres et à la présence à Dieu. « Mon âme se tient égale et silencieuse, comme un petit enfant contre sa mère », dit le Psaume (131,2). Sans un minimum de silence intérieur, nous sommes absents de nous-mêmes, et par voie de conséquence absents pour les autres et absents pour Dieu.
S'il en est ainsi, si le silence appartient lui aussi au langage, si le silence a valeur interpersonnelle, cela veut dire que tout silence demande à être interprété. Mais le silence de l'un le sera toujours en fonction de la qualité du silence de l'autre. Bref, le silence de Dieu renvoie au silence de l'homme. Sommes-nous assez silencieux pour comprendre en vérité le silence de Dieu ? Essayons-nous de saisir le langage que Dieu nous adresse à travers son silence ? Cela nous invite à reconsidérer et le silence de Dieu et le silence de l'homme.


Une parole jaillie du silence


Dire que Dieu est silence, c'est exprimer sa transcendance absolue par rapport au monde des hommes. Sa Parole n'est en rien le bavardage qui rompt inutilement le silence. Elle jaillit de son silence de plénitude, comme un texte biblique de la liturgie de Noël nous le rappelle : « Alors qu'un silence paisible enveloppait toutes choses et que la nuit parvenait au milieu de sa course rapide, du haut des deux ta Parole toute-puissante s'élança du trône royal » (Sg 18,14-15). De même, Paul parlera de la « révélation d'un grand mystère gardé dans le silence durant des temps éternels » (Rm 16,25). Ignace d'Antioche se fait l'écho de la même vérité en nous parlant des apôtres « pleinement convaincus qu'il n'y a qu'un seul Dieu, manifesté par Jésus-Christ son Fils qui est son Verbe sorti du silence » 3. Il nous parle également de trois « mystères retentissants » accomplis dans le silence de Dieu : « Le prince de ce monde a ignoré la virginité de Marie, et son enfantement, de même que la mort du Seigneur, trois mystères retentissants, qui furent accomplis dans le silence de Dieu » 4.
Les trois mystères en question touchent à l'incarnation, et donc à la manifestation du Verbe de Dieu. Ils sont dits à la fois « retentissants » et accomplis dans le silence de Dieu. Cette énigme renvoie vraisemblablement au « grand cri poussé » par Elisabeth lors de la visite de sa cousine Marie, avant qu'elle ne la proclame « bénie » (Le 1,42). Le silence des oeuvres de Dieu provoque le cri d'admiration de la croyante qui discerne ce qui se passe dans ce silence.
Tout l'itinéraire de Jésus sur notre terre est à la fois un mystère de parole et de silence. Jésus petit enfant est le paradoxe vivant du Verbe qui ne parle pas (Verbum infans). Pour nous, Jésus s'est tu pendant les trente années de vie cachée d'où une seule parole a été retenue par les évangiles : la réponse à sa mère lorsque ses parents le retrouvent au Temple de Jérusalem : « Ne saviez-vous pas que je dois être chez mon Père ? » (Le 2,49). Ce silence fait place à la parole pendant sa vie publique. Mais il se retrouve avec une particulière éloquence pendant la passion : « Jésus gardait le silence » devant le grand prêtre (Mt 26,63 ; Me 14,61). Même attitude de silence devant Hérode (Le 23,9) et devant Pilate (Mt 27,14 ; Jn 19,9). La passion de Jésus est le temps d'un long silence, traversé par peu de paroles. On comprend que les disciples aient vu en lui l'accomplissement de la prophétie du serviteur souffrant : « Comme une brebis que l'on conduit pour l'égorger, comme un agneau muet devant celui qui le tond, c'est ainsi qu'il n'ouvre pas la bouche » (Is 53,7-8, cité en Ac 8,32). Qui dira que Jésus en croix n'est pas une parole pleine de sens ?
Toute la tradition a également souligné le silence qui suit la mort du Christ dans l'attente de sa résurrection, le silence de Marie en particulier. La liturgie du samedi saint évoque et respecte ce silence. C'est le ressuscité qui retrouve la parole. En Jésus, comme en Dieu son Père, le silence est parole, comme la parole jaillit du silence.
Il est significatif qu'Ignace d'Antioche parle du silence de l'évêque avant de dire que celui-ci symbolise la présence du Christ : « Plus on voit l'évêque garder le silence, plus il faut le révérer. (...) Il est clair que nous devons regarder l'évêque comme le Seigneur lui-même » 5.


Parole et silence après la Pentecôte


Ce jeu subtil de la parole et du silence se poursuit dans le temps qui suit la remontée de Jésus chez son Père. Car la parole de Dieu continue à se faire entendre à travers les âges et les continents. Mais elle reste inscrite dans le grand silence de Dieu. Nous avons à entendre l'une et l'autre.
Il n'est qu'à moitié vrai de dire que la révélation est achevée avec le dernier apôtre. Cela est vrai dans sa source, mais ne l'est plus dans ses destinataires. Prenons une image. Nous savons que certaines étoiles se situent à plusieurs années-lumière de nous, c'est-à-dire qu'il faut un grand nombre d'années pour que la lueur émise par une étoile parvienne jusqu'à nos yeux. On peut même envisager l'hypothèse d'une étoile qui serait déjà éteinte et dont pourtant la lumière continuerait toujours à nous parvenir. La lumière de la parole de Dieu n'est évidemment jamais éteinte dans sa source. De soi, elle échappe aux conditionnements qui valent pour les autres lumières. Cependant, le dessein de Dieu a voulu que la révélation nous parvienne à travers le processus d'une histoire et s'inscrive dans le temps. La révélation a eu son histoire dans le passé, à travers le mouvement qui va de l'Ancien au Nouveau Testament et trouve son sommet dans la personne de Jésus-Christ. Mais cette histoire ne s'arrête pas au temps de son émission. Elle fait place à une nouvelle histoire qui est celle de sa réception et de son interprétation. Nous n'avons jamais fini d'accueillir les richesses de la révélation. Celle-ci se transmet perpétuellement d'âge en âge, de siècle en siècle. Elle n'a jamais fini de nous éclairer. D'une certaine manière, elle n'aura pas donné toute sa lumière tant qu'elle n'aura pas été reçue par la totalité des peuples dans la totalité des âges et des lieux.
Nous pouvons donc parler d'une révélation et d'une parole constantes de Dieu dans notre histoire, en ce sens que nous n'avons jamais achevé de comprendre la signification et d'actualiser les richesses du mystère du Christ pour notre temps, aussi bien dans l'ordre de l'existence chrétienne que dans l'ordre du langage de la foi. La révélation de Dieu dans la personne du Christ nous parle aujourd'hui comme au premier jour : oui, elle a quelque chose à nous dire sur les atrocités du XXe siècle. La parole de Dieu aura encore à répondre aux questions que l'homme ne cesse de poser. En ce sens, la révélation est pleine d'avenir.
Il en va de même du silence de Dieu qui est langage. Car la parole n'abolit pas le silence : elle lui donne son sens. C'est la Parole de Dieu, définitivement mais aussi constamment donnée en Jésus-Christ, qui nous permet d'interpréter le silence de Dieu dans nos vies. N'en va-t-il pas ainsi entre les deux vieux époux, dont nous avons parlé plus haut, qui savent spontanément ce que l'autre pense sur tel ou tel problème du jour ? Leur silence mutuel, pourvu qu'il repose sur l'affection, est plein de sens. La qualité de leur compréhension respective de ce silence dépend de la profondeur de la connaissance qu'ils ont l'un de l'autre. C'est donc à nous qu'il revient d'interpréter le silence de Dieu.


L'homme interprète du silence de Dieu


L'interprétation du silence de Dieu nous renvoie à la fois à la profondeur de notre connaissance de Dieu et à la qualité de notre propre silence. On peut expliquer le silence de Dieu tout simplement parce qu'on a décidé que Dieu n'existe pas. Pascal disait dans une formule célèbre : « Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie » 6. Silence stellaire, silence glacial, silence qui est absence totale : voilà ce qui effrayait Pascal. Mais, chez lui, le savant était aussi un croyant ; nous savons comment il a fait l'expérience de Dieu et les pages inoubliables qu'il a écrites sur Jésus, car « Dieu seul parle bien de Dieu ». Mais cet effroi n'est-il pas secrètement celui de tout homme qui estime que Dieu n'est pas ? Tel celui raconté dans un texte célèbre du poète Jean- Paul Richter à la fin du XVIII siècle et qui a joué un grand rôle dans le développement du thème de la mort de Dieu au XIXe. Le poète fait parler le Christ mort sur la croix :

« J'ai parcouru les mondes, je me suis élevé au-dessus des soleils, et là aussi il n'est point de Dieu ; je suis descendu jusqu'aux dernières limites de l'univers, j'ai regardé dans l'abîme et je me suis écrié : — Père où es-tu ? — Mais je n'ai entendu que la pluie qui tombait goutte à goutte dans l'abîme, et l'éternelle tempête, que nul ordre ne régit m'a seule répondu » 7.

Chez Jean-Paul, cette « découverte », racontée sous la forme du cauchemar, est une épreuve douloureuse, le sentiment subit de se sentir « orphelin » dans le monde. Elle prendra plus tard la valeur d'une proclamation « libératrice » de l'homme devenu adulte. Plus récemment, la négation de Dieu deviendra un instrument de propagande soviétique : le cosmonaute Cagarine n'a-t-il pas dit, au nom du positivisme le plus plat, qu'au cours de son saut de puce dans l'espace il n'avait pas rencontré Dieu ? Ne sourions pas trop vite devant cette confusion entre le ciel stellaire et le ciel biblique, demeure spirituelle de Dieu. La négation de Dieu est toujours une affaire grave dans la vie d'un homme, quels que soient les sentiments très divers qui peuvent l'entourer. Elle est une menace dont nous ne sommes jamais à l'abri. Nous n'avons pas à porter de jugement sur ceux qui se disent athées. Voyons seulement comment l'interprétation la plus immédiate, et apparemment la plus facile, du silence de Dieu ne peut que nous renvoyer à nous-mêmes et à l'option profonde que nous avons devant l'existence. C'est toujours nous qui disons : Dieu se tait, parce qu'il n'est pas.
Une autre interprétation du silence de Dieu considère celui-ci comme le grand horloger du monde sans doute, mais comme quelqu'un qui se désintéresse totalement du destin de l'humanité. Il ne parle pas, parce qu'il est « aux abonnés absents », comme on dit. Elie, dans son combat avec les prêtres de Baal, évoque cette situation avec humour : « Ils invoquèrent le nom de Baal, depuis le matin jusqu'à midi, en disant : "O Baal, réponds-nous ! " Mais il n'y eut ni voix ni réponse. (...) A midi, Elie se moqua d'eux et dit : "Criez plus fort, car c'est un dieu : il a des soucis ou des affaires, ou bien il est en voyage ; peut-être il dort et il se réveillera" »(]R 18,26-27). Elie a beau jeu de se moquer de ses adversaires, car son Dieu vient à la première prière mettre le feu à son sacrifice. Il y a dans la Bible des pages pour sourire, et celle-ci en est manifestement une. Mais le Dieu d'Elie est un Dieu qui s'intéresse à l'homme et s'engage à son côté.
Dans la Bible, le silence de Dieu est aussi interprété comme une expression de sa colère contre le péché de son peuple. C'est ainsi que le prophète Ezéchiel est privé de la parole : « Je ferai adhérer ta langue à ton palais, tu seras muet et tu cesseras de les avertir, car c'est une engeance de rebelles » (3,26). Israël a ainsi connu des temps où la parole de Dieu se faisait rare, où la prophétie s'est tue. Mais ce silence est toujours une épreuve : il sera levé dès que le peuple se convertira. Ne faudrait-il pas chercher ici la raison du silence de Dieu dans notre monde ? « Pourquoi gardes-tu le silence quand un impie engloutit un plus juste que lui ? » (Ha 1,13). N'est-ce pas aussi notre question ?
Interpréter le silence de Dieu comme le châtiment du péché est redoutable. Une telle conception serait évidemment perverse si elle prétendait fonctionner comme le discours de condamnation d'un homme juste sur les misères de notre temps. Ce juste prétendu tomberait immédiatement sous le coup de sa propre condamnation. Seul peut interpréter ainsi le silence de Dieu celui qui s'est converti, celui qui réalise que sa manière de vivre le rendait sourd à la parole de Dieu. L'interprétation peut alors être juste au plan personnel :

« On a remarqué que le silence de Dieu n'est souvent que la surdité de l'homme : "On perd la foi, dit-on, parce que Dieu se tait." C'est au contraire parce qu'on a perdu la foi qu'on ne peut plus l'entendre et
qu'on ne veut plus l'écouter» 8.

Réflexion juste, à condition de ne jamais la faire au détriment d'un autre en particulier. Conclusion que l'on ne peut tirer que sur soi-même. Réflexion encore plus difficile à faire à propos d'une situation collective, nationale ou culturelle. Elle n'est légitime que dans la mesure où celui qui la fait se met en cause personnellement et dit toujours « nous » et jamais « vous ». Elle ne peut avoir de valeur que dans la dynamique contagieuse d'une conversion.
Mais enfin reste toujours le silence de Dieu dans des situations d'innocence. Ce n'est pas le mal accompli par le bourreau qui nous scandalise le plus aujourd'hui, car on en voit bien clairement la cause. C'est le mal éprouvé par la victime innocente. Ce sont les atrocités en série qui tombent toujours sur les faibles, les déshérités de ce monde. On sait la question qui taraude les penseurs juifs après Auschwitz 9. Avec tout le respect que l'on doit à leur réflexion, il est permis de dire ici une parole chrétienne, même si celle-ci vient d'une foi différente de la leur. Devant tant de scandales, le silence de Dieu se fait présence.
A la croix, le Fils de Dieu est pour toujours du côté des victimes innocentes. Un récit des camps de concentration rapporte qu'un jeune homme fut pendu sur la place d'armes devant tous les détenus rassemblés. L'un dit à l'autre en voyant ce spectacle insupportable : « Où donc est Dieu ?» Et l'autre lui répond : « Il est là, devant toi, sous la potence. » Saint Paul évoquait les « paroles ineffables » (2 Co 12,4) dont il avait été gratifié quand il fut enlevé au troisième ciel. La croix n'est-elle pas la « parole ineffable » par excellence ?
Sans doute, dira-t-on encore, mais aujourd'hui ? Aujourd'hui, en ce même XX siècle, il y eut Maximilien Kolbe, volontaire du bunker de la faim pour sauver un père de famille. Plus récemment, il y eut les moines de Tibhirine, restés présents jusqu'au bout malgré la menace, dans un témoignage d'une charité absolument gratuite qui embrassait comme un seul commandement celui de l'amour de Dieu et de l'amour du prochain. Ce qu'ils ont vécu est la parabole en acte de ce que fut la croix de leur Seigneur. Comme lui, et combien d'autres avec eux, ils ont été les témoins/martyrs du surplus de sens que comporte l'amour par rapport à la haine. Le silence de leur vie a été scellé par le silence de leur mort.


Silence de Dieu et silence de l'homme


« Chaque atome de silence est la chance d'un fruit mûr », écrivait le philosophe Louis Lavelle. En définitive, le silence de Dieu nous renvoie à notre silence d'hommes. Seul notre silence peut comprendre en vérité le silence de Dieu, de même qu'il faut toujours faire silence en soi pour entendre la parole de l'autre : « Parle, Seigneur, ton serviteur écoute », disait Samuel dans sa simplicité d'enfant (1S 3,10). La tradition de la sagesse biblique n'arrête pas de faire l'éloge du silence qui est l'expression par excellence de l'homme prudent et avisé : « Abondance de paroles ne va pas sans faute ; qui retient ses lèvres est prudent » (Pr 10,19) ; « L'homme avisé se tait » (11,12) ; il y a « un temps pour se taire et un temps pour parler » (Qo 3,7) ; « Le sage sait se taire jusqu'au bon moment, mais le bavard et l'insensé manquent l'occasion » (Si 20,7).
Mais le silence est plus qu'une attitude de sagesse dans les relations humaines. Il est indispensable pour entendre Dieu. Car Dieu ne se manifeste pas dans le fracas. Elie, toujours lui, en fait l'expérience à l'occasion de sa rencontre avec Dieu :

« Et voici que le Seigneur passa. Il y eut un grand ouragan, si fort qu'il fendait les montagnes et brisait les rochers, en avant du Seigneur, mais le Seigneur n'était pas dans l'ouragan ; et après l'ouragan, un tremblement de terre, mais le Seigneur n'était pas dans le tremblement de terre , et après le tremblement de terre, un feu , et après le feu, le bruit d'une brise légère. Dès qu'Elie l'entendit, il se voila le visage avec son manteau, il sortit et se tint à l'entrée de la grotte » (1 R 19,11-13).

Dieu était présent dans la brise légère. Ignace d'Antioche fait écho de manière émouvante à cette discrétion de l'intervention de Dieu en parlant d'un « murmure » de Dieu qui le conduit au martyre : « Mon désir terrestre a été crucifié, et il n'y a plus en moi de feu pour aimer la matière, mais en moi une "eau vive" qui murmure et dit au-dedans de moi : "Viens vers le Père" » 10. Il faut avoir l'oreille particulièrement, fine, il faut faire en soi un profond silence pour entendre ce murmure.
 
 
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Revenons à la solidarité des trois présences évoquées ci-dessus. Le silence nous permet d'être présents à nous-mêmes, présents à Dieu et présents aux autres. Si l'une croît, les autres grandissent également ; si l'une diminue, les autres s'étiolent. Tel est le sens du silence de la vie monastique, de l'échelle des différents silences de l'âme chez les mystiques. Le silence spirituel voue à l'attention : « Iles, faites silence devant moi ! » (Is 41,1) ; « Silence devant lui, terre entière ! » (Ha 2,20). Le silence de l'âme, le recueillement est la seule voie d'approche pour comprendre, lentement sans doute, la profondeur du silence de Dieu.



1. Ce faisant, le chroniqueur oubliait que le paganisme antique a quand même persécuté pendant trois siècles les chrétiens au nom d'une intolérance à la fois politique et religieuse.
2. Montée du Carmel (II, 22), trad Cypnen de la Nativité, Desclée de Brouwer, 1949, pp 245- 246
3. Aux Magnésiens 8,2 On sait que le second éon gnostique s'appelle « silence »
4. Aux Ephéstens 19,1
5. lbid,6,l
6. Pensées, Brunschwicg 206 , Lafuma 201
7. Siebenkas (1 795), « Premier morceau floral », traduit par Mme de Staël dans De l'Allemagne, t 2, Flammarion, 1991, p 71.
8. Pierre Blanchard, « Jacob et l'Ange », Etudes carmélitatnes, 1 957 (cité dans Dictionnaire de spiritualité, t XlV, 1990, col 833).
9. C'est Elie Wiesel qui se demande si « la Bible tient au-dedans d'Auschwitz ». C'est André Neher dans son livre L'exil et la parole (Seuil, 1 970) C'est Hans Jonas, dans Le concept de Dieu après Auschwitz (Payot/Rivages, 1994)
10. Aux Romains 7,2