Face aux ambitions impériales russes, chinoises et désormais américaines, on peut s'interroger sur l'avenir de l'Europe, ce bout d'Eurasie largement ouvert sur le monde, vulnérable. Est-ce possible de résister aux prédateurs avec peu de ressources énergétiques et minières, une population vieillissante, des institutions en millefeuille ? Nos dirigeants choisissent d'investir dans l'armement. Je propose de considérer sérieusement la lutte non violente, sinon comme autre voie possible, au moins comme complément.
Le terme « non-violence » a été popularisé il y a environ un siècle par Gandhi (1869-1948), comme une lutte dont l'objectif était de mettre fin au colonialisme en mobilisant de nouveaux moyens. Non-coopération, désobéissance civile, boycott, ces stratégies contraignent mais ne cherchent pas à détruire ou humilier. Elles ciblent l'injustice plus que l'adversaire et préservent donc la relation, essentielle pour envisager un avenir commun, une paix stable.
Ainsi pensée, la non-violence n'est ni un déni de la violence, ni une stratégie d'évitement du conflit. C'est, au contraire, un acte de reconnaissance de la brutalité d'un système, doublé d'un engagement discipliné pour le transformer. Donner à voir l'inacceptable, entrer dans la confrontation, se préparer aux représailles, la posture n'a rien de passif ni de naïf. En 2020, Alexeï Navalny (1976-2024) savait où il allait quand il est reparti en Russie après avoir survécu à une tentative d'empoisonnement.
Le terme « non-violence » étant négatif, Gandhi utilisait aussi celui de « Satyagraha » qui peut se traduire comme « force de l'âme » ou « force de la vérité » et qui désigne le lieu intérieur d'où se puise la force de rester ferme dans la tempête. Satyagraha invite à incarner le positif, à « être ce changement que l'on veut voir dans le monde ». Il y a donc deux mains en non-violence : celle du « non », de la protestation, du blocage, mais aussi celle du « oui », de l'ouverture, la main dans laquelle on expérimente l'avenir.
Les combats non violents se déclinent en de multiples verbes d'action. Face à des brutalités physiques, on dénonce, retient, bloque, contre, anticipe, mais aussi contourne ou esquive. Face aux environnements violents (colonisation, discrimination, exploitation), on boycotte, ignore, désobéit. Car un système ne peut tenir longtemps sans la participation de ses sujets1. Beaucoup d'Ukrainiens des zones occupées ont tenté ce chemin : ils ont refusé de demander des passeports russes, ignoré l'introduction du rouble, caché les livres en ukrainien. Ces actes de courage démontraient au quotidien l'illégitimité de l'occupant, de même que la résistance birmane à la suite du coup d'État de 2021. Les mots « combat » et « lutte » disent la lucidité, l'énergie et la patience requises. Bien que pierreux, ce chemin a été emprunté par des millions de personnes.
J'appelle « non-violence 1.0 » la non-violence telle que formulée par Gandhi en Inde, Martin Luther King aux États-Unis, le Dalaï-lama au Tibet, Desmond Tutu en Afrique du Sud, plus récemment Aung San Suu Kyi en Birmanie ou le pape François. C'est un engagement qui combine des principes philosophiques et religieux, de l'intelligence stratégique et des innovations politiques. Pour mobiliser les masses dans les années 1930, Gandhi a investi la radio en Inde aussi efficacement que Hitler en Allemagne. King et Tutu étaient de grands orateurs. Suu Kyi, Václav Havel et Nelson Mandela ont su utiliser leur temps en prison pour diffuser leurs idées. Ces leaders, qui ont aussi appris les uns des autres, ont montré que les plus grandes violences sont systémiques et que les nier conduit à des explosions incontrôlées ou à des révolutions mortifères. Ils nous laissent pour héritage la réhabilitation du conflit et l'invitation à cibler le combat sur la transformation du ou des systèmes, et non l'éradication de l'adversaire. Ils ont prouvé que la violence n'est qu'un outil parmi d'autres, que d'autres pratiques sont fortes : le non-consentement (surtout s'il est collectif), la puissance des masses en mouvement, leur inertie, le rôle des médias, la formation, la discipline.
Leurs combats ont pourtant été très critiqués. Marxistes et anarchistes considèrent que le capital ou l'État ne se réformeront jamais sans violence. Ces luttes, avec leurs dimensions spirituelles, leur temps long, semblent moins pertinentes dans un monde laïc et pressé. Enfin, il est aisé de pointer les limites de leurs leaders : Gandhi était un ascète plus qu'exigeant, King un homme adultère, Suu Kyi a ignoré le nettoyage ethnique des Rohingyas. La critique est d'autant plus facile que l'idéal était haut.
À partir des années 1970 émerge une deuxième tradition non violente que je nomme « non-violence 2.0 ». Elle s'inscrit dans la prolongation du mode 1.0 mais s'émancipe de tout ancrage philosophique ou religieux, un délestage qui a pour conséquence de mettre l'accent exclusivement sur les dimensions stratégiques de l'action politique : la maîtrise médiatique, les formes de leadership, la créativité, l'humour, l'art pour surprendre et mobiliser les populations, les pressions économiques… On s'inspire d'analystes politiques (Hannah Arendt, John Rawls), de stratèges militaires (Schelling) et on affine les méthodes. Les travaux du politologue américain Gene Sharp2 ont une grande influence sur des générations de militants qui mènent avec succès des luttes pour l'objection de conscience, pour les droits des minorités sexuelles, pour les démocraties d'Europe du Sud, du centre et de l'Est, en passant par l'Amérique latine, pour les questions environnementales3…
Cependant, à faire de la non-violence une technique, on crée un outil, pour le meilleur comme pour le pire. Car on peut manifester pour tout et son contraire, y compris pour bloquer des transitions démocratiques. Les fins et les moyens sont alors dissociés. Les manipulations sont fréquentes, comme l'ont montré les manifestations récentes de petits agriculteurs européens pour préserver un système agro-industriel mortifère qui les piège et souvent les détruit. S'ajoutent à ces confusions un ancrage philosophique et spirituel inexistant et donc un risque de moindre endurance à la persécution.
En 2011, deux chercheuses américaines, Erica Chenoweth et Maria J. Stephan ont démontré que, sur un siècle (1900-2005), les mouvements non violents ont plus souvent atteint leurs objectifs que les mouvements violents4. Paradoxalement, cette recherche a permis de mieux les comprendre et de mieux les réprimer. Aujourd'hui, les régimes autoritaires ont développé un arsenal répressif extrême pour surveiller, instiller le doute et la méfiance, voire semer la terreur et briser les collectifs.
De la « non-violence 2.0 », de ses succès et ses impasses, nous avons appris que les stratégies de masse peuvent se retourner contre la démocratie, que la transparence et la liberté de communiquer sont des forces et des faiblesses. L'information, qui a joué un rôle fondamental dans la fin de l'Empire soviétique, s'est fragmentée en réseaux sociaux sous emprises complotistes et s'est ensuite muée en chambres d'écho de toutes les passions, véritables poisons des démocraties. Enfin, nous avons appris que le partage instantané engendre la superficialité. C'est une erreur que de penser faire avancer une cause en signant une pétition, en manifestant de temps en temps ; une erreur funeste de croire qu'on pouvait changer un système en faisant tomber un dictateur (pensons à la Tunisie, à l'Égypte ou au Soudan) ou encore que des droits ne peuvent être renversés. Le changement est difficile, tout acquis reste fragile.
Alexeï Navalny est mort, des prédateurs sont au pouvoir. Est-il possible de mobiliser notre double héritage non violent pour résister sans naïveté ? Combattre, c'est d'abord ne pas être dupe de la brutalité que nous renvoient les médias. Les guerres, massacres ou mouvements de réfugiés existent, mais ils sont avant tout la partie émergée d'un iceberg de violences structurelles en expansion telles l'inégalité, la faim, la corruption, la pollution, l'exploitation débridée des ressources de la planète, l'effondrement des droits humains. En Inde, en Argentine, en Israël, aux États-Unis et dans beaucoup de pays européens, sont arrivées au pouvoir des élites ploutocrates dont l'objectif est de ne rien changer du système qui les enrichit. Étonnamment, elles partagent avec Vladimir Poutine, les mollahs d'Iran, les Talibans, les petits actionnaires, les « gilets jaunes » et les machistes la crainte de perdre dans un monde en changement. Leur violence est défensive, leurs techniques connues : faire diversion, trouver des boucs émissaires, terroriser pour paralyser : ce sont ceux que j'appelle des « entrepreneurs de la peur5 ».
Comment reprendre une lutte « à deux mains nues », non contre des personnes mais contre l'injustice ? Trois pistes, liées entre elles, s'ouvrent à nous. En premier lieu, reprendre l'initiative sur tous les terrains. Pour cela, il importe de se former, d'étudier les luttes pour les droits, la dignité ou la survie : observer dans le détail quelle a été la détermination de la jeunesse ukrainienne au printemps 2022 pour faire savoir la vérité de l'invasion et l'horreur de l'occupation ; quel a été le courage des cheminots biélorusses qui ont bloqué la logistique de la machine de guerre russe. Mais aussi rappeler comment Antoinette Tuff, secrétaire scolaire dans une école américaine, a tenu tête avec empathie a un homme armé qui la menaçait pour qu'elle ouvre les portes de l'école où il voulait tuer6. Nous n'avons pas entendu parler d'elle parce qu'il n'y a pas eu de morts ce jour-là. Quand les approches non violentes fonctionnent, on n'en parle guère.
Sous les radars, des maillages de relations et de projets existent déjà : « Coexister » ou de « Terre de lien » en France, Women Wage Peace en Israël et Palestine, tant d'autres. Ce sont des toiles fragiles à retisser au quotidien, des réseaux de résistance et de solidarité virtuels et réels : les « weapons free zones », les tiers-lieux, la rue, l'école sont des sanctuaires à cartographier, protéger ou reconquérir. Ici, l'action locale est la clé. En Ukraine, ce sont la solidarité locale et les défenses territoriales peu armées qui ont bloqué le « fait accompli » que voulait imposer l'armée russe. Penser la résistance en partant des structures locales et en pensant subsidiarité ouvre de nouveaux horizons. Autre piste pour ceux qui vivent encore en démocratie : reprendre le contrôle en quittant systématiquement les espaces toxiques (certaines chaînes de télévision, réseaux sociaux, supermarchés, etc.) pour en habiter d'autres plus sains. S'ancrer dans des lieux physiques et virtuels qui nourrissent : cercles familiaux, paroissiaux, amicaux, médiathèques et autres lieux de culture, parcs, forêts, jardins partagés. Le boycott offre une technique si efficace de bascule sociétale que sa simple évocation fait souvent surréagir les industriels et les autorités politiques.
Une deuxième piste de réflexion concerne notre rapport au temps. La lutte sera longue et il importe de l'envisager comme telle. Ralentir est une autre clé : reprendre le temps de marcher aide d'ailleurs à penser. Ralentir, cela signifie savoir s'engager pour la dignité plus que pour la victoire. C'est une leçon que nous donnent les femmes du Hirak (« mouvement ») d'Algérie, du Soudan ou les militants de la Lucha (« lutte ») au Congo. Ce qu'ils courent est un marathon collectif dont les coureurs actuels ne sont que des relais mais savent qu'ils écrivent l'histoire. C'est un message difficile pour ceux qui vivent dans l'instant et à qui il faut rappeler que l'Europe s'est détruite deux fois, au siècle dernier, et ne s'est reconstruite que sur plusieurs générations, à force de vision et d'efforts.
Reprendre l'initiative stratégique, reprendre le temps, enfin reprendre conscience, mesurer l'importance des ressources intérieures7. Une « non-violence 3.0 » est celle qui revient sur ces racines et apprécie mieux l'importance des sources intellectuelles, spirituelles et artistiques pour la lutte. Alors que les sociétés civiles, les universités et les journalistes sont privés de financements, ce sont elles qui ouvrent l'imaginaire. Ces ressources qui donnent un sens au présent et élargissent nos options nous renforcent face à l'exclusion, la souffrance, le temps long ou la mort. Ainsi, les encycliques Lumen fidei (2013), Laudato si' (2015) et Fratelli tutti (2020) sont riches, prises ensemble. La première parle du lien intérieur (foi), la deuxième de celui à notre environnement (l'espace), la troisième du rapport à l'autre. Ces trois cordages permettent de repenser un autre monde, au creux de la guerre. Plus on élargit nos consciences, plus on perçoit les autres voies possibles pour résister à l'inadmissible (dire « non ») et augmenter le champ des possibles (dire « oui »).
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Dans un monde foncièrement violent, la lutte commence par suspendre son geste et sa participation aux mécaniques compétitives, de prédation et de destruction. Que peuvent les citoyens européens aujourd'hui ? Beaucoup plus qu'on ne leur dit : boycotter massivement les produits, les pays, les relations toxiques avant qu'il ne soit trop tard. Surseoir l'achat pour faire le vide, pour gagner en liberté intérieure et, qui sait, en courage et discernement pour le pas suivant. Côté résistance, par exemple, dénoncer les coûts sociétaux faramineux des industries agroalimentaires, pétrolifères ou d'armement. Côté résilience, s'engager pour la protection civile, investir dans la terre ou l'énergie partagée. Les options sont nombreuses, tant ce travail est multiforme : pour certains la ligne de front, pour d'autres bâtir d'autres systèmes. Pour tous, rester en lien, s'encourager et ne pas se mentir à soi-même sur la dureté à venir.
Car la recherche d'une paix juste dérange. Joshua Wong, Bertha Caseres, Greta Thunberg, des milliers d'autres qui refusent l'ordre établi font désordre. Ils sont appelés « terroristes », « traîtres » pour leur incarnation du non-consentement, persécutés comme Navalny. Mais si celui-ci n'est plus qu'un corps, c'est Poutine qui a peur. Comme tous les oppresseurs ou marchands d'armes, le Président russe ne craint guère la violence ou le mensonge. Ce sont ses outils de travail. Les prédateurs craignent la vérité, la solidarité et la justice. Ils craignent que l'exemple ne soit contagieux. L'histoire de Navalny est une toute petite brèche qui sera vite oubliée, sauf si d'autres s'y engouffrent. Là tout est possible.