Bayard, coll. « Christus – Spiritualité et politique », 2010, 120 p., 15 euros.

Au croisement de l’anthropologie et de la théologie, d’une belle écriture limpide et d’une grande profondeur, l’ouvrage de Geneviève Comeau propose un parcours spirituel. Discerner, dans les pratiques variées de don, si ambiguës soient-elles, la force de vie inépuisable qui en est la source et s’exercer à la faire circuler, telle est la proposition faite au lecteur.
Chaque chapitre offre l’analyse d’une facette du don : le don est présenté dans la ligne des travaux de Marcel Mauss et d’Alain Caillé, tout d’abord, comme inscrit dans les relations sociales, à côté des échanges seulement utilitaires. Plutôt que de chercher à résoudre l’aporie d’un don totalement gratuit et désintéressé et d’une réponse parfaitement ajustée à un tel don, l’auteur montre comment l’essentiel n’est pas de restituer un bien à son donateur, mais « de prendre à son tour l’initiative du don » à l’égard d’un tiers. C’est entrer dans la « danse du don » à laquelle participent de façon privilégiée les relations d’amitié, et qui peut entraîner au pardon, parfois au-delà de ses propres forces, en vue de la restauration du lien social – comme la commission « Vérité et Réconciliation » en Afrique du Sud en donne l’exemple.
Reste que le don est toujours menacé d’être détourné, affadi ou manipulé, voire de faire signe vers un « Dieu pervers » qui tout à la fois nous donnerait la vie en présent et nous interdirait d’en jouir. Ce dieu défiguré risque de ressurgir toutes les fois que nous cédons à une interprétation doloriste de la Passion du Christ, qui jette le soupçon sur tout le créé. L’enjeu théologique d’un tel risque, qu’illustre le face à face entre Karl Rahner et Hans Urs von Balthasar, est bien de reconnaître la profondeur et la racine du mal et le caractère extrême de l’amour de Dieu qui, en Christ, meurt pour tout homme – ce sur quoi insiste la dramatique balthasarienne. Mais c’est aussi d’acquiescer avant tout, avec Rahner, au caractère inconditionnel du don de Dieu dans sa création, don plus originaire que le mal. Geneviève Comeau insiste sur la complémentarité entre les deux sensibilités qui s’expriment là. On peut cependant se demander si l’ensemble de l’ouvrage ne tend pas davantage vers l’approche rahnérienne, notamment dans la mesure où l’auteur, spécialiste du dialogue interreligieux, souligne les conséquences concrètes de l’anthropologie du don pour chaque religion. Ainsi, à côté des « chrétiens anonymes », ceux qui – selon Rahner – vivent au quotidien de l’esprit de l’Évangile sans confesser le Christ, l’auteur cite une croyante musulmane appelant à un élargissement du don au pauvre (la Zakat) à toute personne dans le besoin, et pas seulement au frère croyant.
On touche là à la dimension incarnée du don : l’ouvrage invite à considérer tout ensemble, dans les termes de Ricoeur, « logique d’équivalence » et « logique de surabondance », « médiations courtes » (comme le don à telle ou telle personne ou petite association connue) et « médiations longues », à travers les institutions politiques ou les grandes organisations internationales. Ce dernier aspect ouvre vers une réflexion – qui reste à explorer – sur les rapports entre justice et charité, sur les conditions dans lesquelles le don peut concourir à un ordre social et économique plus juste.
Une autre facette concerne la finitude et les limites psychologiques qui nous font envier ou jalouser le don fait à autrui ; le combat spirituel nous entraîne à consentir au don unique fait à chacun, refusant les pièges de la comparaison et du repli sur soi. De cette ouverture confiante à toute l’existence, dans sa clarté et ses obscurités, le pasteur Dietrich Bonhoeffer et Etty Hillesum sont témoins, dans la tourmente de la Seconde guerre dont l’un et l’autre furent victimes. Tous deux disent oui à la plénitude de la vie, au coeur même de la souffrance et de l’absurdité. Ainsi s’éprouvent non seulement la dette qui nous constitue, fragiles et interdépendants, redevables les uns des autres, mais aussi le don qui nous irrigue et peut, mystérieusement, faire de notre existence une fête quotidienne.