Le problème du mal est la principale difficulté pour penser Dieu créateur. Cette difficulté est de toujours. Elle connaît cependant une vigueur nouvelle à cause des atrocités de ce xx* siècle avec leur cortège de souffrances. L'idée de création n'est peut-être pas disponible pour beaucoup de nos contemporains. Pour les chrétiens, la tâche est encore plus rude, car ils associent très fortement Dieu créateur à Dieu Père et à Dieu tout-puissant. Sans chercher à fournir des solutions, je ne ferai qu'examiner ces difficultés en montrant que de vraies questions sont ici posées. En méditant sur les difficultés que chacun rencontre quand il cherche à se rapporter à Dieu comme à son créateur, tout le monde gagne en humanité.
Ainsi, que dit le chrétien quand il confesse Dieu créateur ? J'aborderai la question en suggérant que c'est au pied de la Croix, en faisant l'expérience de l'absence de Dieu face à Dieu, que, paradoxalement, quelque chose peut être dit des difficultés à confesser Dieu créateur. Que devient, dès lors, la créature devant Dieu ? Ce rebondissement de la question me conduira à méditer sur l'individualisme contemporain et à me demander comment l'être humain peut se recevoir à la fois comme être autonome, centre de décision, et comme créature.
 

L'humanité souffrante


Quand il essaie de penser la création, un Européen du XXe siècle ne peut s'abstraire du contexte dans lequel il réfléchit. L'humanité souffrante est son horizon, l'humanité qui ressent concrètement la situation malheureuse dans laquelle elle est. La souffrance peut se présenter sous plusieurs formes : l'exploitation ou l'oppression, la culpabilité ou la maladie, l'exclusion ou la persécution, les cataclysmes naturels. Toujours l'angoisse de la mort la travaille. Ces expériences ne sont pas des phénomènes résiduels de l'existence, des zones d'ombre, elles sont la condition humaine comme telle. De plus, celui qui réfléchit à ces expériences prend conscience de l'impuissance de son action éventuelle et de la finitude de la vie humaine. Lorsque les intellectuels parlent de problèmes, de crises, de contradictions, de paradoxes, il s'agit de souffrances que tout le monde éprouve. Celui qui ne sait pas les décrire ou les analyser les éprouve parfois plus durement encore. Avec Bonhoeffer, on peut estimer qu'« il nous faut apprendre à considérer les hommes non pas tellement en fonction de ce qu'ils font ou ne font pas, mais plutôt en fonction de ce qu'ils souffrent » 1.
C'est dans ce contexte que j'essaie de penser Dieu créateur, c'est-à-dire Dieu et rien d'autre ; non pas discourir sur les univers ni exposer le problème des origines, pas même directement ramener l'homme à sa condition de créature, mais chercher ce que le nom de « créateur » dit de Dieu. Or, ce Dieu créateur conjugue la dimension cosmique la plus englobante et la référence éthique la plus intime.
La difficulté à penser ainsi la création ne vient pas d'abord de l'évolution des représentations du monde, mais de la remise en cause de l'idée traditionnelle de Dieu. La question d'aujourd'hui est moins de savoir si Dieu existe ou non que de se demander qui il est. L'existence de Dieu est une vraie question, mais celle-ci ne peut être confondue avec une interrogation sur Dieu créateur. Au nom de « Dieu créateur » est associée l'idée de la « toute-puissance » divine, qui est de plus en plus difficile à penser pour nos contemporains ; elle est même insoutenable et impensable pour beaucoup. Alors, faudraitil se résoudre à ne plus parler de toute-puissance pour penser un Dieu créateur « non-puissant », « impuissant »? Je résiste à employer ce vocabulaire.  
A la suite de quelques théologiens, comme Dietrich Bonhoeffer, Joseph Moingt, Eberhard Jùngel, Jurgen Moltmann, soutenons qu'il n'est plus possible de parler de création sans passer par le paradoxe suivant : Dieu est créateur, mais sa puissance est d'un type tout à fait original. Non seulement il crée le monde et son histoire, l'humanité au coeur de la création, mais il s'offre lui-même d'une manière inédite. Ce paradoxe arrive à son achèvement dans la vie, la passion et la mort de Jésus de Nazareth, confessé comme Christ par les chrétiens, grâce à la résurrection. Remarquons qu'il est inséparablement historique et spéculatif : historique, parce qu'il y va du peuple juif, de Jésus de Nazareth et de nous, aujourd'hui, avec notre manière contemporaine de comprendre et d'interpréter la foi au Dieu créateur ; spéculatif, parce qu'il est aussi le signe d'une pensée autre, c'est-à-dire d'une pensée cherchant à dire Dieu autrement. Remarquons, de plus, qu'en procédant ainsi une prodigieuse « anthropologisation » de la création est opérée. C'est vraiment l'homme au coeur de la création, dans son face à face avec Dieu, qui est en cause.
 

Au pied de la Croix


En quel sens celui qui a connu notre siècle peut-il donc confesser que Dieu est créateur ? Aucune solution ne s'impose à moi par la voie de la simple raison. Risquons une hypothèse, qui aurait le mérite d'honorer Dieu comme Dieu, l'humanité comme humanité, sans annihiler la différence qualitative infinie qui les distingue.
Je me situe au pied de la croix de Jésus, et là, je peux accueillir Dieu lui-même dans son effacement. La Croix de Jésus n'est pas pour moi seulement une affaire entre humains : Dieu, en son avenir, y est profondément engagé. La Croix de Jésus honore ce qui a été dit de Dieu créateur dans l'Ancien Testament et dont hérite la foi chrétienne. Les récits de la création me disent quelque chose de Dieu toujours à la recherche de l'homme, mais ils n'expliquent pas comment les choses se font. Malgré les silences des évangiles sur le thème de la création, il n'y a que le « site christologique » qui puisse réellement m'éclairer pour résoudre la difficulté à penser Dieu créateur. Un discours sur Dieu, qui se voudrait antérieur à la relation que j'entretiens avec lui, ne prend pas réellement en compte la réalité de Dieu, la densité de la vie humaine et la force de la tradition chrétienne. Au pied de la croix, je peux découvrir que Dieu, dans la figure du Père, n'est pas un Dieu qui s'impose, qui intervient dans l'histoire humaine. Je peux même aller plus loin en affirmant que, dans cet écart, cette distance, cet effacement, Dieu ouvre l'humanité au mystère trinitaire, c'est-à-dire au mystère de la relation, qui est en lui-même et qui est lui-même : Dieu ouvre l'humanité à Dieu.
Avec Bonhoeffer, je reconnais qu'il s'agit là d'une grande évolution qui mène l'homme et le monde à leur autonomie :

« En devenant majeurs, nous sommes amenés à reconnaître de façon plus vraie notre situation devant Dieu. Dieu nous fait savoir qu'il nous faut vivre en tant qu'hommes qui parviennent à vivre sans Dieu. Le Dieu qui est avec nous est celui qui nous abandonne (Me 15,34) ! Le Dieu qui nous laisse vivre dans le monde, sans l'hypothèse de travail Dieu, est celui devant qui nous nous tenons constamment. Devant Dieu et avec Dieu, nous vivons sans Dieu. Dieu se laisse déloger du monde et clouer sur la croix Dieu est impuissant et faible dans le monde, et ainsi seulement il est avec nous et nous aide. Mt 8,17 indique clairement que le Christ ne nous aide pas par sa toute-puissance, mais par sa faiblesse et ses souffrances » 2.
 

Repartir du fond du désespoir


Bonhoeffer relit l'itinéraire de la pensée moderne pour la repenser à la lumière de la Croix. Il aboutit à l'abandon de l'idée de la toute-puissance de Dieu. Ce faisant, il entend positivement le désir d'autonomie de l'homme à l'égard de Dieu, ce désir qui est vécu dans tous les domaines de la pensée, de l'histoire et de l'action aussi loin que le requiert la conscience de la liberté. Ce chemin peut ne pas conduire à l'athéisme s'il est reconnu conforme à Dieu qui veut l'homme libre et majeur. Dans la pensée de Bonhoeffer, comme dans celle de plusieurs personnes qui ont connu la réalité des camps, il y a une énergie vitale qui me parle fortement. J'ose le dire. Même venant d'athées ou d'agnostiques, leur manière de vaincre le mal, de dire ce qui les fait vivre, me parle de Dieu aéateur : au fond du désespoir, ces hommes et ces femmes ont pu résister, repartir, rebondir. « La flamme des camps de concentration » les anime 3. Ils ont réussi à transmettre quelque chose de ce dynamisme à ceux qui sont nés après la guerre, et même à ceux qui ne partagent pas leur idéal humaniste, politique ou religieux.
Faisons une pause. Le lecteur se dira peut-être que je charge beaucoup Dieu et que cette « théologisation » de la réalité des camps, du mal et de la souffrance, est dépersonnalisante. La fécondité de l'oeuvre de Bonhoeffer et la belle humanité de tant d'anciens des camps disent quelque chose de la justesse de cette compréhension de la façon dont Dieu intervient dans ce qu'il y a de plus tragique dans notre histoire. Pour autant, je n'oublie pas la réalité historique des camps et la question qu'elle pose à l'égard d'une humanité capable de tant d'horreurs. Je n'oublie pas non plus que la toute-puissance est aussi du côté de l'être humain moderne, qui revendique le pouvoir de la science et de la technique sur une nature « mécanisée ». La toute-puissance technoscientifique, qui permet Auschwitz et les autres atrocités que le XXe siècle a connues, se retourne en son contraire : l'impuissance de l'humanité à faire face à l'automate « totalitaire ». Dieu est touché, mais l'humanité aussi.
En ce sens, je ne peux pas me contenter de méditer sur Dieu créateur sans analyser aussi ce que deviennent l'homme et la femme, qui sont des êtres créés. La toute-puissance de Dieu se révèle de manière ultime en un acte original. Dieu, en effet, suscite l'être humain libre, autonome devant lui, partenaire de l'Alliance. Méditant l'évangile selon saint Jean, je suis émerveillé par le fait que Jésus prend soin de toute l'humanité (« La volonté du Père qui m'a envoyé, c'est que je ne perde aucun de ceux qu'il m'a donnés ») en même temps qu'il les laisse (« Il faut que je m'en aille »). Une grande confiance se manifeste là, dans cette capacité d'autonomie qui est remise à l'être humain. Aujourd'hui, cette autonomie occupe la figure de l'individualisme. C'est pourquoi j'analyse maintenant ce fait culturel pour approfondir ce que les chrétiens disent de Dieu, quand ils le confessent comme leur créateur.
 

L'individu, seul devant le mystère


L'individualisme est le trait de la société contemporaine qui me semble le plus pertinent, au moins en Europe de l'Ouest. Mais il est nécessaire de le définir et d'en montrer la portée.
Attentifs aux faits, prenons acte d'une réalité sociologique. L'individualisme n'est pas une attitude individuelle, mais un comportement social. Au sein de la société moderne occidentale a émergé l'individu : l'appartenance à une famille, à un milieu social, à une région ou à un pays, ne détermine plus le comportement de la personne. La mondialisation va de pair avec une individualisation toujours plus forte au sein de la société. Celle-ci n'est pas configurée comme une totalité dont les individus seraient les parties, mais comme un ensemble d'individus qui sont chacun un centre de décision autonome. Autrement dit, les humains ne forment des communautés que sur la base de cet individualisme : l'autonomie des personnes est la condition permanente de la vie en société. Chaque individu est un être singulier, un sujet capable de penser, une liberté en acte, au moins en projet.
Cette liberté en projet est difficile à réaliser. On dit volontiers qu'elle est une conquête. En tout cas, elle est toujours une réalité complexe. Aller du ressenti ou de l'affect au discours ou à la décision élaborée n'est jamais un exercice simple. Et c'est pourquoi l'individualisme rend aujourd'hui problématique toute théologie de la création, car penser le sens est difficile.
 

Le sens à construire


Observons qu'il n'y a de sens que pour quelqu'un. C'est pourquoi le sens ne devient véritablement un objet de préoccupation que dans une société où l'individu, le sujet, a été reconnu et distingué comme tel. Mais, en même temps, le sens ne devient sens que lorsqu'il fait aussi sens pour les autres.
Or l'individualisme est déliaison : le sens n'est pas donné en soi, mais il se situe dans un jeu de relations qui ne sont pas simplement à accueillir mais à construire. Chacun peut s'en rendre compte en prenant conscience de ses appartenances. Ainsi, j'appartiens à l'Eglise catholique, à une congrégation religieuse, à une communauté, au corps professoral d'une faculté de théologie catholique, au conseil de rédaction d'une revue, je participe à un réseau de gens passionnés par la rencontre incroyance et foi, j'adhère à deux associations de praticiens de la théologie. Or, je constate que, dans chaque groupe, les liens doivent constamment être tissés pour rester vivants. Je me demande souvent : « De qui suis-je le contemporain ? », tant les différences me semblent importantes entre nous. Face au même événement, les membres d'une même communauté, d'une même association, ne réagissent pas nécessairement de la même façon. Pour poser des gestes concrets, il nous faut constamment construire la vie, partager la vie. C'est en tissant des liens, en découvrant ensemble le sens des choses, que celui-ci s'affirme dans la conscience et que chacun devient alors capable de penser progressivement par lui-même, de relier les choses et de chercher la vérité pour son propre compte.
L'être humain contemporain est donc toujours un passeur, un homme-pont, un veilleur. Les tâches de liaison demandent beaucoup d'énergie et un véritable travail de l'intelligence. Souvent, je réécoute le vieil Emmanuel Kant, qui écrivait à ses contemporains :
 
« Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement (...) La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu'un si grand nombre d'hommes, alors que la nature les a affranchis depuis longtemps de toute direction étrangère (...), restent cependant volontiers, leur vie durant, mineurs ; et qu'il soit si facile à d'autres de se poser comme leurs tuteurs. Il est si commode d'être mineur. Si j'ai un livre qui me tient lieu d'entendement, un direrteur qui me tient lieu de conscience, un médecin qui juge de mon régime à ma place, etc, je n'ai pas besoin de me fatiguer moi-même. Je ne suis pas obligé de penser, pourvu que je puisse payer ; d'autres se chargeront pour moi de cette besogne fastidieuse » 4.

Se rapporter à Dieu créateur, dans ce contexte de lutte pour sortir de la minorité, n'est pas facile. Les intégrismes, fondamentalismes ou néo-traditionalismes d'aujourd'hui constituent des tentatives désespérées pour faire comme si nous pouvions revenir en arrière, nous comprendre dans un tout social et culturel homogène. Aujourd'hui, personne ne peut éviter la traversée de grandes questions à la fois intimes et fondamentales. Les chrétiens ne sont pas démunis sur cette route, à condition qu'ils accueillent le fait de s'appuyer sur ceux qu'il leur est donné de rencontrer comme une chance.
Une prière vient souvent à mes lèvres. La voici : « Seigneur, je cherche à te confesser comme créateur. Parfois, je suis découragé devant le spectacle du monde et le propre spectacle que je m'offre à moi-même, avec mes résistances et mes peurs. Je te remercie d'avoir mis et de mettre sur mon chemin des personnes qui ne restent pas enfermées dans la mort ; ces rencontres me parlent de toi et de toi comme créateur. » Bref, je ne peux pas aller à Dieu sans les autres. Les rencontres sont pour moi décisives. Toute rencontre commencée est une promesse. Finalement, le plus bel hymne à Dieu créateur est cette fraternité entre hommes. La violence, la méchanceté, le mal n'ont pas le dernier mot.
 
* * *

En conclusion, réflexions et expériences se rejoignent : l'être humain remis à son propre conseil, constamment appelé à discerner et à décider, est devant un choix : ou bien il se ferme sur lui-même, ou bien il risque l'ouverture à l'Autre et aux autres. La fermeture ou l'enfermement est rarement recherché pour lui-même. Mais, lorsque les conditions de l'ouverture ne sont pas réunies, l'enfermement se produit. Confesser Dieu créateur « en actes et en vérité », c'est être aussi vigilant pour ne pas se disperser, c'est aller à la source qui fait vivre, au dynamisme qui mobilise. Je ne suis jamais moi-même qu'avec les autres et pour les autres. Comme les sages d'Israël ont su méditer l'histoire de leur peuple en y discernant l'oeuvre de Dieu créateur, de même ceux qui, au début du xxie siècle, cherchent à se rapporter à Dieu comme à leur créateur peuvent méditer l'histoire en ces lieux où l'avenir de l'humanité est en cause, quand il a fallu lutter pour vivre. S'ils cherchent toujours davantage à être des hommes de proximité, d'écoute, de débat, ils découvrent, dans le déploiement de leur liberté, que l'humanité est grande.



1. Résistance et soumission, Labor et fides, 1973, p 19
2. Op. cit, pp 365-367
3. Cf Pierre Suire, Il fut un temps, Soulisse, 1947, pp 6-7
4. OEuvres philosophiques, t II, Gallimard, 1985, p. 209