[…] Jésus non plus ne nous a point donné des paroles mortes
Que nous ayons à renfermer dans des petites boîtes […]
Ainsi nous, qui sommes chair, nous devons en profiter,
Profiter de ce que nous sommes charnels pour les conserver, pour les réchauffer,
Pour les nourrir en nous vivantes et charnelles […].

Ce que dit Péguy des paroles de Jésus dans Le Porche du mystère de la deuxième vertu, Claire Daudin et ses collaborateurs pour la nouvelle édition à la Pléiade des OEuvres poétiques et dramatiques l’ont cru et nous en persuadent à propos de la poésie de Péguy lui-même. « Vivant[e] et charnell[e] », elle l’est à sa source dans la perspective de cette édition qui choisit de mettre au coeur de l’ensemble, et non plus en appendice de l’oeuvre, les fameuses et secrètes Ballades du coeur qui a tant battu, plaintes déchirantes et pudiques, resserrées dans des quatrains au rythme syncopé, de l’amour impossible de Péguy pour Blanche Raphaël à laquelle il déclara : « Vous avez fait un poète ». La comparaison audacieuse et bienvenue des commentateurs avec La Chanson du mal-aimé d’Apollinaire devrait valoir à Péguy, son contemporain, des lecteurs nouveaux. « La poésie, en Péguy, est d’abord subversion, panique et déprise de soi », écrit Claire Daudin.
Mais ces strophes si personnelles ne sauraient faire oublier que Péguy a, dans toute son oeuvre, le souci du salut commun. « Il faut se sauver ensemble », dit la jeune Hauviette dans Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc. C’est à quoi travaillent les Tapisseries, présentations de tout un peuple, avec ses paysages et ses monuments, à Notre Dame ; et Eve, récapitulation, procession et offrande à Dieu de l’histoire humaine. « Chrétienne, la poésie de Péguy l’est autant qu’elle est populaire et civique », écrit encore Claire Daudin. Cette dimension collective, perdue chez nous depuis les poètes de la Résistance, Péguy nous invite à la retrouver.
La vocation « chorale » de la poésie de Péguy devait naturellement le conduire au théâtre, justifiant que l’oeuvre ne soit pas seulement placée ici sous le signe du lyrisme, mais aussi du drame. Si Péguy a dû renoncer à faire représenter sa Jeanne d’Arc de 1897, s’il a dû laisser de côté les découpages traditionnels en actes, scènes et répliques, sa parole, dans les Mystères, est portée par des personnages et toujours adressée à quelqu’un. C’est une voix qui « cherche à prendre chair dans des corps » (Claire Daudin) pour aborder, comme tout grand théâtre, les questions décisives du Mal dans l’histoire des peuples et des individus, de la responsabilité et du rôle de chacun dans l’époque où nous sommes. Puissent des metteurs en scène inventifs relever le défi !
Il faut savoir gré aux auteurs de cette nouvelle édition d’avoir remis la poésie de Péguy à notre portée. Ses « paroles vivantes » sont aussi nourrissantes, et attendent de leurs lecteurs qu’ils les nourrissent à leur tour de leur vie.
 

Jean-Pierre Lemaire