Jean-Baptiste est en prison. Il entend parler de ce que faisait le Christ. Il s'interroge : « Pourquoi attend-il pour déclarer qu'il est le Messie et pour faire advenir ouvertement le règne de Dieu ? » Alors il envoie ses disciples demander au Fils de Marie : « Es-tu le Messie ou faut-il en attendre un autre ?» Les rumeurs qui circulent troublent Jean-Baptiste. A la sévérité du Précurseur, on opposait la bonté de Jésus et son étrange comportement avec les pécheurs ; à l'austérité du fils d'Elisabeth, on comparait le goût de la vie du fils de Marie. Avec une bonne dose de mauvaise foi, les gens faisaient le procès et de Jean-Baptiste et de Jésus.
Jean-Baptiste a raison de s'inquiéter. Finalement, qui est-il, ce cousin vers lequel il a orienté ses propres disciples ? Que veut-il ? Où va-t-il ? « Es-tu le Messie ou faut-il en attendre un autre ? » Jésus ne répond pas directement aux envoyés de Jean-Baptiste II ne dit pas : « Je suis le Messie. » Il dit : « Regardez et allez dire ce que vous aurez vu. » Or les signes que les envoyés peuvent voir sont ceux qui avaient été donnés pour annoncer le Messie. Mais Jésus ajoute : « Heureux celui qui ne tombera pas à cause de moi ! » Le Messie n'arrive pas en puissant de ce monde. Il n'impose pas la domination de Dieu. Il s'expose au rejet et au refus.
Extraordinaire conversion nécessaire pour reconnaître en Jésus le Messie ! Le Seigneur offre aux hommes guérison, libération et résurrection, mais, pour le temps de ce monde, il s'agit habituellement de guérison, de libération et de résurrection spirituelles, gages de la création nouvelle à venir. Le Seigneur invite au salut et manifeste qu'il ne s'agit pas d'une invitation sans importance comme si tout le monde devait être un jour sauvé d'office. Dans le oui ou le non dit à l'invitation se joue l'éternité. Le Seigneur ouvre les chemins de la vie mais il ne force pas à les prendre. Infini respect de Dieu pour l'homme Mystérieux prix de la liberté. Défi étonnant de l'Amour.

Les difficultés sont là, et lorsque dans un document (Chemins d'avenir 1998-2001) j'écris : « Sans fermer les yeux sur les difficultés, je vous le redis à vous tous fidèles du Christ : je me refuse à " gérer une faillite " — à organiser un repli —, à renoncer à la proposition de la foi, comme si toute annonce était devenue prosélytisme. Nous sommes, ensemble en mission », ce sont ces lignes que retiennent les journalistes, l'un d'eux me disant : « Vous parlez de faillite : on en est donc là ! »
Aujourd'hui, je m'interroge et je prie : « Je sais que tu es le Messie attendu : je crois que tu es le Fils de Dieu fait homme ; j'ai engagé ma vie dans la foi à l'Amour que tu as pour moi : je fais de mon mieux mon " travail " d'évêque Comment se fait-il que tardent les renouveaux espérés ? Comment se fait-il que tant de baptisés s'éloignent de l'Eglise ? Comment se fait-il que manquent les relèves urgentes ? Comment se fait-il que la communication de la Bonne Nouvelle ne se réalise pas effectivement ? Où es-tu, Seigneur ? Que fais-tu pour ton Eglise ? Pourquoi tardes-tu à faire arriver la moisson ? »
Devant les difficultés de l'évangélisation et les fragilités de l'Eglise, il y a ceux qui font le procès de l'Eglise soit pour cause d'ouverture inconsidérée, soit pour cause de lenteur insupportable : « L'autorité paye les frais de ces mises en accusation. » Il y a ceux aussi qui se découragent : ils reconnaissent la réalité d'heureuses évolutions, ils sont les témoins du caractère évangélique des ministres de l'Eglise, ils ont sur le terrain des engagements multiples, mais ils ne comprennent pas. Je n'ai pas envie de cacher les inquiétudes qui me visitent. Je voudrais partager la paix qui m'habite depuis que j'ai reconnu que « je ne suis pas le Sauveur » et que j'ai accepté de porter la charge avec mes frères et mes soeurs en Jésus Christ. En tout cas, sous des formes diverses, je fais entendre l'appel du Seigneur s'interrogeant lui-même : « Qui enverrai-je î »

Nous avons à épouser la terre qui est la nôtre, à habiter le monde qui est le nôtre. Alors même qu'il y a de l'insupportable, de l'inacceptable de l'intolérable dans ce monde sur cette terre nous avons à vivre l'Evangile ici (pas ailleurs), maintenant (ni hier ni demain), en disant sous des formes neuves : « Me voici », aux appels qui nous parviennent de la part du Seigneur.
Tantôt nous n'en finissons pas de rêver à ce que nous avons réussi comme pastorale à une période plus ou moins ancienne. Tantôt nous percevons tout changement comme une condamnation de ce qui se faisait avant : une insistance sur la place des sacrements est interprétée comme un abandon de la présence dans la vie, un appel à une visibilité comme un rejet de l'enfouissement. Nous avons à faire le deuil de certaines illusions : l'illusion qu'un christianisme allégé serait un christianisme mieux supporté ; l'illusion que le silence sur la Croix ouvrirait les coeurs à la Résurrection ; l'illusion qu'un christianisme à la carte ou un Credo recomposé conviendrait aux hommes et aux femmes de ce temps ; l'illusion que des réaménagements pourraient suffire.
Faire le deuil de ces illusions, ce n'est ni arrêter de vivre, ni tout changer dans la vie. C'est vivre la vie dans des conditions devenues nouvelles, vivre la vie face à des réalités devenues autres. En poursuivant les tâches en cours et en les adaptant de notre mieux, nous avons à prendre le temps de retrouver les sources de notre baptême De nous recevoir comme frères et soeurs. De faire un pari d'espérance, avec les forces qui sont nôtres, par la grâce de Dieu et au souffle de l'Esprit nous saurons vivre la foi et pratiquer la charité.

J’en fais l'expérience : les deuils à faire sont difficilement acceptés, lentement vécus. Malgré l'urgence. A cette difficulté, je trouve une raison : nous discernons mal ce qui serait à faire, tant la réalité est complexe, tant les hommes sont absents de leur propre coeur, tant les modes de vie semblent inconciliables avec une vie d'alliance Sans trop d'inquiétude mais avec ténacité, je cherche à nommer ces évolutions et ces mutations, confiant en l'Esprit Saint qui nous donne sagesse et intelligence si nous le lui demandons : « Si donc vous, qui êtes mauvais, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants, combien plus le Père céleste donnera-t-il l'Esprit Saint à ceux qui le lui demandent ! » (Le 11,13).

• L'homme moderne triomphe, mais il commence à douter. De ce triomphe, nous nous réjouissons : les réussites de l'homme ne voilent pas la gloire de Dieu : elles la chantent, plutôt, lorsqu'elles sont tournées vers le Créateur. Il est vrai que l'expérience de ses victoires entraîne pour l'homme deux tentations, celle de se suffire à lui-même et celle de croire que, demain, tout sera à la portée de ses mains. Nous refusant à l'ivresse de ce triomphe, nous entendons des questions redoutables :

• Quel homme et quelle femme sommes-nous en drain de former, voire — dans nos rêves — de fabriquer ?
• Pourquoi le développement réussi génère-t-il si régulièrement l'exclusion ? Les précarités et les injustices qui se multiplient sont une vraie mise en procès !
• La mondialisation est un fait. La façon de gérer cette mondialisation est — pour une part — un succès ; en tout cas, il y a progrès. Mais, dans le même temps, il semble que la « machine monde » s'emballe et qu'elle devient ingouvernable.
• L'environnement est en danger. L'exploitation des richesses de la terre, la façon de vivre engendrent bien des inquiétudes. L'écologie nous est un avertissement.

• Dans un temps de changement se mêlent
« joies et espoirs », « tristesses et angoisses ». Lorsque nous regardons, nous le voyons : nombreuses sont les solidarités et les générosités en actes. L'adversité fait se lever des hommes et des femmes sachant se soutenir. Le goût de la fête et le sens de la famille reviennent. Il y a du « bonheur » à vivre. Mais — car il y a un « mais » — les points sensibles sont, eux aussi, nombreux et préoccupants :

• Pour vivre, beaucoup manquent de points de repère et de points d'appui, récusant plus ou moins consciemment ceux qui leur sont offerts. Lorsqu'il y a absence de points de repère, la vie devient errance et lorsque les points d'appui font défaut, il est difficile de construire solide.
• L'affirmation de l'individu et la volonté de ne dépendre d'aucune
autorité morale ttanscendante ont fait se développer ce que l'on a appelé le « fantasme de l'autoréalisation de soi ».
• Les amours sont fragiles et changeantes... Les mots qui promettent des « toujours » deviennent des mensonges inavoués.
• Beaucoup ont pensé pouvoir dire : « Nous ne sommes pas héritiers », exprimant ainsi une rupture avec le passé et un refus des transmissions, dont cependant nous ne pouvons pas nous passer. Refuser l'héritage du passé, c'est compromettre l'avenir.

• Les religions se trouvent situées différemment.
Il n'est plus possible de parler seulement du christianisme et du judaïsme lorsque, en France, nous parlons de religion. L'islam s'implante et s'affirme II y a une quête religieuse qui est aussi une quête de sens. Renouveau et vogue des recherches philosophiques, attrait des sectes et fascination des gourous... Comment réagir ? Le catholicisme fait preuve de vitalité et expérimente sa pauvreté. Il est dangereux de dire trop vite que nous sommes minoritaires : ce serait exclure bien facilement tous les baptisés qui se tiennent plus ou moins à distance mais qui n'ont pas renié leur baptême. Il reste que les baptisés pratiquants, engagés, témoignants, sont, eux, minoritaires. De plus, la crise des vocations est toujours là. L'enjeu actuel est de mesurer les « déplacements » que nous avons à faire, en raison de la situation actuelle, pour vivre aujourd'hui la foi reçue des Apôtres dans la Tradition.

Nous pourrions facilement passer de l'ivresse de la modernité au vertige. Où allons-nous ? Que faisons-nous ? Nous avons épuisé les réserves de références chrétiennes dans la vie des familles, la vie sociale et les pratiques de nos contemporains. Le temps n'est plus rythmé par l'année liturgique... Le dimanche n'est plus guère le jour du Seigneur. Quant à la mémoire, c'est souvent le grand vide ou — plus gravement — la permanence d'images qui trahissent le message.
Nous sommes dans un régime de laïcité qui permet la coexistence de citoyens ayant des religions, des sagesses, des philosophies différentes. Cette laïcité permet de distinguer les domaines du sacré et du profane. Mais ce qu'elle enseigne — par sa pratique même —, c'est un homme sans référence religieuse, un homme terrestre à qui manque le ciel. La séparation de l'Eglise et de l'Etat instaure une situation tout à fait acceptable. Mais, pour que l'Eglise ne soit pas marginalisée, il est important qu'elle s'affirme comme corps social. Il sera bon que la manière de vivre la laïcité soit réexaminée pour mieux permettre l'expression des religions dans le dialogue politique, social et culturel. Est-ce possible ? Le pluralisme religieux est un fait : ce pluralisme est porteur de germes de « syncrétismes », de « relativismes ». Le dialogue interreligieux devient une urgence : nous avons à dialoguer, non aux frontières de la foi, mais au nom de la foi. Sommes-nous prêts ?
La foi a-t-elle un avenir ? Il y a tout lieu de le penser, tant l'homme est religieux en son être le plus profond. La foi a un avenir, mais de quelle foi s'agira-t-il ? Là est le problème.
L'Eglise a-t-elle un avenir ? Il y a tout lieu de l'espérer : les promesses de Jésus sont claires : « Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise, et les puissances de la mort n'auront pas de force contre elle » (Mt 16,18). En certains lieux, l'Eglise peut disparaître : l'histoire nous le montre. Mais l'Eglise est trop liée au dessein de Dieu pour qu'elle puisse ne plus être de quelque manière sacrement du salut.
L'homme a-t-il un avenir ? Il y a tout lieu de se battre, car, si l'homme a entre ses mains les cartes d'un avenir meilleur et d'un monde plus juste, il y a dans sa façon d'être et de vivre de réelles menaces de mort (le pape Jean-Paul II parle parfois de « culture de mort »). En tout cas, cette situation est un rendez-vous que Dieu nous fixe. Il nous y attend et nous offre d'y vivre avec lui collaboration et mission.

Des raisons d'inquiétude, il n'en manque pas. Mais je préfère parler de préoccupations, d'interrogations, de perplexités. Des raisons d'avoir peur, il n'en manque pas. Mais je crois qu'il est possible de se « faire une raison », dès lors que ces peurs sont repérées et avouées. Des raisons de connaître le stress, il n'en manque pas. Là, je vois mal comment échapper à cet épuisement d'une vie en grande agglomération, sauf à chercher une gestion de vie qui cesse d'idolâtrer la surcharge de l'agenda. Plus profondément, j'entends la parole évangélique : « Ne vous faites pas tant de soucis... » (Mt 6,25). J'ose penser que Dieu se fait du souci pour nous et que, prenant en charge nos « soucis », il nous donnera de quoi faire face à la situation.
Je communie à la tristesse de Jésus pleurant sur Jérusalem et se demandant si le Fils de l'homme trouvera la foi sur la terre lors de son retour. Gethsémani est un lieu que je fréquente spirituellement... Et en ce lieu se dessine à l'horizon la coupole du Saint-Sépulcre. « Il est ressuscité. »