Dans les temps qui s'assombrissent, les enfants à naître ne semblent pas bienvenus, on n'en perçoit plus guère la bonne nouvelle. On a le sentiment qu'il n'y a pas d'autre voie possible, pas d'espérance, si bien que de jeunes adultes de plus en plus nombreux déclarent ne pas vouloir mettre d'enfant au monde, ou du moins pas dans ce monde. Nous entrons dans un temps d'abstinence. On pense à ces mouvements de la fin de l'Antiquité, qu'on appelait « gnostiques », qui prônaient le retrait hors du monde. Car le monde est méchant. Comme le dit un personnage du film Interstellar (de Christopher Nolan, 2014) : « Il ne s'agit pas de sauver le monde, mais de le quitter. » Cet encratisme, ce refus de faire des enfants – en termes gnostiques, on aurait dit d'emprisonner des âmes dans des corps d'avance condamnés à souffrir – n'est que la forme aiguë de cet effacement de la naissance, voire de ce refus de la condition natale. Une des modalités de ce refus consiste d'ailleurs à dissocier la personne, le sujet, de son enveloppe corporelle, à laquelle il faudrait qu'il ait auparavant consenti.

Il est vrai pourtant que nous naissons coincés. Coincés de naissance dans un corps, dans une famille, dans un milieu, dans un lieu et une époque de naissance. Faudrait-il que nous puissions tout choisir et nous redonner nos conditions de naissance ? Comment d'ailleurs échapper au vertige de la contingence et de l'absurde d'être né tel ou tel ? Oui, la naissance est la chose au monde la plus commune et nul ne semble s'en étonner. Mais le vertige de la naissance est sans doute plus radical encore que l'angoisse de la mort. De ce vertige, on peut sortir par le refus, la révolte, le désir d'une émancipation totale. Il y a même des moments de nuit où l'on se dit, comme le personnage de La vie est belle de Franck Capra (1946), qu'il aurait mieux valu ne pas être né. C'est alors qu'est dévoilé au héros un monde où il ne serait pas né, un monde où sa maison est vide, sans sa femme, ni ses enfants…

De ce vertige, on peut aussi sortir par l'approbation d'être né, par la réaffirmation, ce que Kundera, après Kierkegaard et Nietzsche, appelle la répétition. Dans les termes de Paul Ricœur, à la question vertigineuse « Pourquoi suis-je tel ? », il n'y a pas de réponse, mais seulement la riposte d'une attestation qui en est comme la répétition affirmatrice : « Soit, que je sois tel ! » Hannah Arendt aussi le disait : au fait brut et absurde d'être nés, nous répondons par l'action, par la parole, par l'initiative, qui sont autant de manières d'attester et d'interpréter qui nous sommes, autant de manières de rendre, en le différant, le don d'existence qui nous a été fait. Chacun se trouve, dans les deux sens du terme, l'obligé de sa naissance.

Chacun alors, certes coincé dans son point de vue de naissance, fait ce qu'il peut pour faire quelque chose de ce qui lui a été donné, pour faire de ce coin de hasard l'accès à la pluriversité des points de vue. Ricœur disait : « Pour avoir en face de soi un autre que soi, il faut avoir un soi. » C'est parce que je sais que j'ai de naissance un point de vue étroit, parce que je me sais parmi d'autres, que je peux me mettre à la place d'autrui. On n'a qu'une vie, mais il y a d'autres vies que la nôtre. La désolation de notre finitude trouve sa consolation dans la merveille qu'est la pluralité des existences, des formes de vie.

C'est comme cela d'ailleurs que je voudrais comprendre le fameux « Croissez et multipliez » biblique (Gn 9, 7) : essayez tout, diversifiez, multipliez les formes de vie. Car la reproduction sexuée n'est pas la reproduction du même, la mauvaise copie d'un original idéal, ni non plus la production par soi d'un soi meilleur. C'est la recombinaison aléatoire de deux codes génétiques entrelacés, qui multiplie les chances de combinaisons inédites. C'est aussi la naissance, un par un, d'êtres singuliers, et c'est aussi leur mort, un par un, leur disparition singulière. On pourrait, après tout, faire de la « biologie fiction » et imaginer la naissance en masse, la mort en masse, le remplacement des générations d'un coup. Ou bien d'autres formules de la reproduction biologique. Mais l'évolution du vivant a fait cette trouvaille extraordinaire, qui fait de chaque naissance un surgissement inédit en même temps qu'une transmission de vie, et un hasard approuvé.

À chaque naissance correspond un hasard approuvé, une sorte d'adoption : la rencontre entre le fait brut du hasard et l'existence approuvée. Il nous faut dire tout en même temps que les enfants arrivent et qu'ils sont accueillis. La naissance est la rencontre des deux. Or cette approbation est d'abord celle des proches, que l'on peut définir avec Ricœur comme tous ceux qui ont pu être témoins de ma naissance, ou qui pourront être témoins de ma mort, et inversement. Mais de toute façon, ce sont ceux qui approuvent mon existence par leurs gestes, leurs regards, leurs paroles. Même quand ils désapprouvent mes actes ou mes dits, mes parents m'approuvent d'exister. Mais, dans l'autre sens, la vieille injonction biblique « Honore ton père et ta mère » (Ex 20, 12) dit quelque chose de très important pour donner un sol, un socle à la succession de nos vies fugaces : honore-les, même quand tu t'éloignes d'eux, même quand ils ne te comprennent plus, même quand tu ne les comprends pas.

À chaque nouvelle naissance, une question heureuse, curieuse et étonnée est posée au nouveau venu : « Et toi, qui es-tu ? » Et son existence entière, ses paroles et ses actes tenteront d'y répondre. On peut dire cependant que le nouveau-né, par sa venue au monde, pose la question à chacun de ceux de son entourage, chacun se trouvant comme réinterrogé sur sa propre existence. Et il leur retourne en quelque sorte la question : « Et vous, qui dites-vous que je suis ? » C'est là, d'une certaine manière, la question enfantine par excellence. Et si chaque enfant commence par reproduire et faire ce qu'on a dit de lui, dans le même temps, il ne cesse de s'écarter, de dire et de faire autre chose, d'inventer.

C'est ici la formule même des générations, des généalogies. À la fois le chevauchement dans le temps des prédécesseurs et des successeurs, avec l'arrivée des nouveaux et le départ des anciens, mais qui ont eu le temps de se rendre contemporains, de se rendre prochains les uns des autres. Et, dans l'arbre des généalogies, le fait que je suis autant le descendant de milliers d'autres ancêtres que de ceux qui m'ont donné mon nom, et dont les noms se sont peu à peu effacés – et d'ancêtres qui ont eu bien d'autres descendants que moi. Nos identités sont toujours plus amples, embrouillées et dispersées que nous ne le croyons. Et tout cela fait le rythme de nos cultures humaines, où les inventions d'une époque deviennent les traditions d'une autre, mais aussi le point d'appui de nouvelles inventions. Une culture ne peut vivre sur le vide de toute tradition, de toute transmission. Elle meurt de traditions qui ont refusé toute novation, toute critique, toute fidélité créatrice, mais elle meurt non moins de novations qui ont cru pouvoir briser les canaux de la transmission. Qu'on le veuille ou non, on s'inscrit dans une tradition, on s'appuie sur des apports antérieurs et, dans le même temps, qu'on le veuille ou non, on s'écarte, on réinterprète, on apporte autre chose, on invente.

En ce sens, la naissance est toujours poétique, nous naissons baignés de langage et appelés par une parole. N'oublions pas l'étonnante réponse de Jésus à ceux qui disent : « Nous avons Abraham pour père ; car je vous dis que Dieu peut, de ces pierres, susciter des enfants à Abraham » (Mt 3, 9). La considération de la naissance est d'ailleurs essentielle à la condition citoyenne, civique et politique : c'est l'idée radicale qu'il y a quelque chose qui m'est essentiel et qui n'est ni mon choix, ni mon œuvre, ni mon mérite, et que j'aurai pu naître à la place de n'importe quel autre.