Après Pierre Teilhard de Chardin, Michel de Certeau (1925-1986) est le jésuite du XXe siècle le plus lu au monde. Karl Rahner, Henri de Lubac et Bernard Lonergan le talonnent dans les statistiques. Mais la majorité de ses lecteurs ne se soucient pas d'abord de théologie : ils s'intéressent à l'histoire, à la sociologie, à la psychanalyse, à la sémiotique. Ils voient en Certeau un anthropologue inspirant, qui les autorise à ne pas partager les options religieuses normalement attachées à sa qualité de jésuite. Pour eux, « Certeau » commence en 1968 lorsque, coup de cymbale mémorable, sa chronique dans la revue Études le projeta sur l'avant-scène médiatique. « En mai dernier, avait-il écrit, on a pris la parole comme on avait pris la Bastille en 1789. » Le lendemain, la formule faisait le tour des revues de presse. Les livres qui suivirent furent des événements : L'absent de l'Histoire (1973), Le christianisme éclaté (1974), La culture au pluriel (1974), L'écriture de l'Histoire (1975), La possession de Loudun (1978), L'invention du quotidien (avec Luce Giard et Pierre Mayol, 1980) et, quatre ans avant sa mort, La fable mystique (1982), pour ne citer que les plus célèbres.

Mais Certeau n'avait pas attendu d'avoir 43 ans en 1968 pour commencer à penser. Les connaisseurs le savent bien, qui ont lu la copieuse biographie due à François Dosse (La Découverte, 2007). Certains ont même lu, publiés avant 1968, le Mémorial de Pierre Favre et la Correspondance de Jean-Joseph Surin, ainsi que les contributions de Certeau à la revue Christus, dès son quatrième numéro, en 1954. Ceux-là, et les actuels lecteurs de Christus, ont maintenant le bonheur de pouvoir découvrir dans son atelier l'apprenti historien de la spiritualité, tel que le débusque aujourd'hui son collègue et ami Claude Langlois, spécialiste du catholicisme moderne.

Son livre s'organise autour de la publication d'un inédit de Certeau, son premier essai d'historien de la spiritualité. Il est consacré au journal spirituel de la première recrue de saint Ignace, Pierre Favre, Savoyard comme lui. Un professeur, le père Charles Morel, lui avait suggéré de s'intéresser à ce texte, encore inédit sous sa forme intégrale, et jamais étudié. L'étude de Certeau consiste en un tapuscrit d'une cinquantaine de pages. Intitulée Expérience et Esprit chez Favre, elle a été rédigée au printemps 1954, alors que Certeau (entré diacre au noviciat jésuite à 25 ans, en 1950, après une licence ès lettres et les années de séminaire requises pour être ordonné prêtre) complétait ses connaissances en philosophie en découvrant la Phénoménologie de l'Esprit de Hegel.

Certeau s'est passionné pour le Mémorial de Pierre Favre. L'écrit est d'un intérêt inestimable : il faudra attendre le Journal d'Henri-Frédéric Amiel, au XIXe siècle, pour avoir accès de manière aussi intime aux derniers recès des états de conscience d'un individu. En comparaison, les Confessions d'Augustin, la Vida de Thérèse d'Avila et les Essais de Michel de Montaigne demeurent évasifs.

L'essentiel de cet essai sera repris et orchestré dans l'introduction à l'édition du Mémorial, cinq ans plus tard (numéro 4 de la collection « Christus »), avec quelques légères différences d'accent. L'intérêt de cet essai : au-delà de la riche personnalité de Favre, qui a fasciné Certeau au moins autant que le fascinera le flamboyant Surin, il désigne déjà les grands repères de la spiritualité ignatienne et annonce la « manière » de Certeau comme historien de la spiritualité et comme anthropologue.

L'accent est mis sur « l'expérience » et « le discernement des esprits ». L'insistance est sur le primat de l'action. La spiritualité ignatienne est décidément une spiritualité apostolique. L'Esprit, à travers les motions du bon esprit, pousse à l'action. L'action peut être une forme d'extase. Langlois, fin connaisseur de la tradition ignatienne et décrypteur inégalé des manuscrits autobiographiques de Thérèse de Lisieux, excelle à dégager dans cet écrit les catégories et les typologies que Certeau mettra en œuvre et affinera par la suite (sentir et connaître, volonté et intellect, entrer et sortir, dedans et dehors…).

L'analyse et la mise en valeur de cet inédit sont l'occasion d'un passionnant travail de comparaison avec les relectures successives du Mémorial auxquelles se livrera Certeau dans l'exploitation qu'il en fera, sous le contrôle de Jean Orcibal puis d'Henri Gouhier, en vue de l'obtention de son diplôme de l'École pratique puis de son doctorat de troisième cycle en Sorbonne ; au fil aussi de ses interventions dans la revue Christus et la collection « Christus » dont il fut le directeur, avant de passer à la revue Études. La figure de Favre permet aussi à Langlois de suivre l'évolution de la pensée de Certeau au-delà des années soixante, jusque dans La fable mystique.

Particulièrement intéressante est la quatrième partie de cette enquête historique. Le minutieux travail comparatif auquel se livre Langlois permet d'approcher au plus près l'élaboration de l'écriture certalienne lorsqu'elle doit rendre compte des problèmes de traduction et d'interprétation que posent les textes hérités du passé : comment conjuguer la rhétorique et « le spirituel » ?

Le grand mérite de cette étude, aussi nourrissante pour l'esprit que pour le cœur, est de suggérer que la rupture, instauratrice ou non, n'est pas entre « Certeau » et Michel de Certeau, mais entre Michel et les formes de routine intellectuelle qu'il a défiées toute sa vie.