L’errance est un thème fondamental de l’expérience religieuse et de la littérature russe du XIXe siècle. Les figures romanesques ne manquent pas chez Tolstoï, Dostoïevski ou Pouchkine. Les Russes tiennent l’errance pour une voie vers la vérité, une exigence spirituelle. Avant d’être des figures littéraires, les vagabonds mystiques ont d’abord été des moines errants, des « fols en Christ », des pénitents, parfois des philosophes ou des poètes, parcourant la steppe (volja signifie aussi « liberté première, originelle ») à la rencontre d’une intériorité pleinement ouverte au monde, aux visages, au cosmos. Certains de ces vagabonds de l’esprit ont laissé des récits qui appartiennent à part entière à la littérature russe. Le plus connu, en Occident, est celui des Récits d’un pèlerin russe, mais d’autres ont eu un écho similaire en leur temps, et parmi ceux-ci cet étonnant récit de l’Archimandrite Spiridon dont Le Cerf propose ici une nouvelle édition.
Ce jeune paysan, avide de vérité et de communion, parcourt la Russie, pour aller à Jérusalem d’abord, puis en Sibérie où il vit une dizaine d’années, fréquentant des bagnards dont il fait un portrait saisissant. Partout, son regard s’arrête là où le coeur, ce centre spirituel de l’homme, peut se révéler, recueillant avec une soif d’enfant la moindre parcelle de Royaume dans le visage et la bonté d’un inconnu ou dans l’unité éprouvée avec la nature. Il s’adresse à tout homme, païen, musulman, luthérien, dénonce les échecs des missions chrétiennes auprès des paysans arrachés à leur religion traditionnelle et laissés en friche spirituelle. Il tente même une réforme liturgique, se heurtant à une hiérarchie frileuse qu’il dénonce dans la Confession qui vient compléter ces récits : elle adresse en pleine guerre mondiale un appel au Concile réuni à Moscou en 1917. Le texte ne sera pas publié.
Il faut, avant de se plonger dans ce récit, prendre le temps de lire l’introduction de Michel Evdokimov. Elle nous permet d’éviter une lecture trop rapide : la simplicité de Spiridon mérite toute notre intelligence et attention.

Franck Damour