L'expérience de discernement que je veux et désire partager ici couvre les années 2018-2021. Ces années auront été pour moi une période mémorable de maladie, de convalescence et de relèvement, toutes choses que j'ai régulièrement relues à la lumière de mon inscription à l'école de la spiritualité ignatienne depuis une trentaine d'années. Par cette spiritualité, je m'efforce d'informer et de former mon regard à chercher puis à trouver partout les signes de la présence et de l'œuvre fidèles du Fils de Dieu, dans ma vie personnelle en particulier.
Mon regard sur le sens de ma maladie s'est progressivement construit et unifié tout au long de mon séjour dans les divers lieux de traitement que j'ai fréquentés, ainsi qu'à l'occasion de visites reçues chez moi. Le fruit essentiel de mon exercice de relecture me semble être, pour moi-même, une ouverture singulière de mes yeux sur la réalité multiforme du mal et, surtout, un enracinement renouvelé de mon regard sur le Christ qui a mis en œuvre, dans mon cas, sa puissance de guérison, révélant ainsi la puissance de Dieu sur le mal. Ma maladie, en particulier, m'est finalement apparue comme un lieu de consolation douloureuse, en cohérence avec mon engagement CVX pour lequel, tout au long de l'expérience humaine et spirituelle vécue, j'ai vu, entendu et senti quelqu'un me dire : « Avec la force de Dieu, prends ta part des souffrances liées à l'annonce de l'Évangile » (2 Tm 1, 8).
J'aurais été marqué, ici ou là, par des interprétations que des proches faisaient de ce qui m'était arrivé et ils me sollicitaient avec plus ou moins de légitimité. Nourrissant régulièrement ma réflexion et ma prière, j'ai situé ces réactions dans deux grilles de discernement différentes de celle de la biomédecine et unies par leur dimension spirituelle.
De novembre 2018 à novembre 2020, j'ai dû m'obliger à réduire mes activités ecclésiales et professionnelles habituelles, en raison de la maladie et de soins à recevoir. Après avoir fait une série d'examens médicaux pendant quatre mois, il a en effet fallu que je subisse, le 4 décembre 2018, une opération chirurgicale à l'hôpital Laquintinie de Douala, afin de stopper le gonflement continu et de plus en plus douloureux de ganglions sus-claviculaires.
Les spécialistes de la biomédecine moderne ont plus tard établi qu'il était le signe de l'apparition d'un type de cancer du système immunitaire, le lymphome de Hodgkin1. Il fallait donc, même après l'opération, que je reçoive des soins complémentaires, appropriés et éprouvants : la chimiothérapie puis la radiothérapie. Je me suis disposé à cela, en toute confiance envers Dieu, envers mes soignants des hôpitaux publics et privés ainsi qu'envers des psychothérapeutes, des naturopathes, des nutritionnistes mais aussi envers de nombreuses personnes dont j'ai senti qu'elles avaient pour moi une affection sincère et compatissante.
Si, pour les spécialistes des laboratoires médicaux, l'origine organique de ma maladie était un dysfonctionnement des mécanismes quantitatifs et qualitatifs des cellules de mon corps, un diagnostic spirituel, qui m'était parallèlement donné par nombre de personnes de mon entourage, attribuait cet état de choses à un ensorcellement : il s'agit d'une opération qui « consiste à provoquer, par des sortilèges ou des rites magiques, une altération de la santé physique ou psychique de la personne visée2 ». C'est dans ce registre que je situe la réaction d'un groupe de femmes de l'Église baptiste venues un matin prier à mon chevet à Laquintinie et conjurant des « forces de ténèbres » d'Afrique et d'ailleurs. Elles les accusaient précisément de vouloir me paralyser, alors que Notre Seigneur, insistaient-elles, m'attendait pour que je poursuive sa mission. Lorsque je suis sorti de l'hôpital, une autre chrétienne protestante, travaillant au Centre de rencontre catholique qui m'hébergeait pour un moment, s'est spontanément écriée – à la vue de mon état physique et des points de suture – à mon grand étonnement : « L'être humain est vraiment méchant ! Mais Jésus Christ t'a délivré ! »
Plus explicite se voulait cet ami catholique qui a parcouru trois cents kilomètres pour me confier avoir entendu, au cours d'une séance de prière organisée par un groupe de prière qu'il fréquentait, des « révélations » à mon sujet. En plus d'y avoir appris que j'étais malade, la source de la maladie lui était indiquée : il s'agissait de manœuvres maléfiques d'une personne qui m'en voulait à mort parce que j'étais au courant de « mauvaises choses » qu'elle avait faites, et ladite personne craignait que je puisse dévoiler ces mauvaises choses... Mon « ennemi » avait même « mystiquement bloqué » nombre de proches qui étaient censés me rendre visite ou se montrer compatissants à mon égard. Ce qui me faisait vivre encore et tenir bon, c'était, toujours suivant les « révélations » entendues, ma « foi inébranlée », à laquelle je devais continuer de m'accrocher.
Les relectures de ma journée, ma prière régulière avec la parole de Dieu et l'ouverture de conscience à des personnes de confiance auront naturellement pris en compte ce qui m'était suggéré ou affirmé comme causes ténébreuses et maléfiques de ma maladie organique ; sans que pour autant je ne me sente enclin à m'en considérer effectivement comme une victime, étant plutôt tout adonné à mes soins qui, dans tous les cas, se poursuivaient avec efficacité à la satisfaction de mes soignants et de moi-même. Il demeure que l'expérience des relations humaines durant le temps de ma maladie et son traitement m'a fait rejoindre quelquefois la plainte puis l'appel d'un priant de la Bible qui s'est senti honni, abandonné, ridiculisé et trahi en pareilles circonstances (Ps 42-43 [41-42], 6-11).
La grille de discernement de l'ensorcellement m'encourageait certes à garder les yeux fixés sur Jésus Christ et à me fier à lui. Ma raison ne parvenait pas à s'ajuster tout à fait à cette perspective, qui n'apaisait pas non plus mon cœur. Au demeurant, j'ai aussi accueilli à la maison et à l'hôpital, sur proposition d'une infirmière puis d'une collègue d'université, deux psychologues et un spécialiste du thetahealing3. Leur consultation, qui admettait et intégrait également la possibilité d'un ensorcellement, a établi que ce n'était pas le cas chez moi. Ces échanges ont contribué à renforcer cette conviction : pour le disciple de Jésus, toute souffrance endurée a, pour lui, un sens qu'il convient de chercher, de trouver puis d'assumer librement, en connaissance de cause. Cette voie est le chemin royal pour transformer la souffrance portée en ce fardeau léger dont parle Notre Seigneur (Mt 11, 30).
À cet égard, l'expérience du discernement ignatien m'ouvrait sur une verticalité que je sentais cohérente, apaisante et libératrice. Cette verticalité consonait profondément avec des aspects de mon identité et de mon histoire personnelles. La proximité fidèle et diversement exprimée de vrais frères et sœurs aura contribué à me faire demeurer dans la foi en un Dieu dont Ignace de Loyola nous apprend à chercher puis à trouver la présence dans des situations autant de santé que de maladie, de richesse que de pauvreté, d'honneur que de mépris. La proximité d'amour dont je parle a été vécue avec mes soignants catholiques et adventistes, des membres de CVX et d'autres associations laïques, du réseau ignatien du Cameroun, de ma paroisse, de ma famille, de voisins, de nombre de religieuses, religieux et prêtres de Douala et d'ailleurs, d'anciens camarades de classe, d'étudiants et de collègues de mon université de Douala…
J'ai par la suite mesuré la valeur et la force thérapeutiques d'une compassion gratuite et mon regard sur la compassion s'en est enrichi. Je l'ai davantage appréhendée comme un élan d'obéissance à une foi enracinée dans la prière et le discernement. Les œuvres de miséricorde qui s'ensuivent peuvent de la sorte rejoindre et combler de manière adéquate les personnes à qui elles sont destinées et permettre à la gloire de Dieu de se révéler, en lieu et place d'une exhibition ou d'un enchantement de l'égocentrisme. J'ai senti et compris la nécessité vitale, pour moi en particulier, de passer radicalement d'une générosité qui veut faire de bonnes choses pour Dieu à une disponibilité qui consent à faire les choses de Dieu. Oui, la compassion est un don de l'Esprit saint et c'est Lui qui est capable de toucher convenablement notre cœur puis d'éclairer de manière adéquate notre intelligence sur le sens et la nature des œuvres de miséricorde temporelles ou spirituelles à accomplir.
J'attribue ainsi à l'Esprit saint compatissant le discernement judicieux d'un médecin catholique qui, après un petit instant de prière personnelle adressée à Dieu dans son bureau pour lui demander à qui de plus compétent me recommander, m'envoie, dès le début de mon aventure médicale, vers un de ses collègues, tout aussi catholique. Ce dernier aura finalement été pour moi un accompagnateur fidèle et très avisé tout le long de mon itinéraire de soins, me confiant à son tour à l'intercession du premier baptisé catholique de notre pays, Ludwig Johann Maria Andréas Kwa Mbange4.
C'est le même Esprit qui touche un collègue de l'Université de Douala pour que ce dernier m'envoie, le lendemain de mon opération chirurgicale, une vidéo WhatsApp dont le décryptage que j'ai fait, allongé sur mon lit d'hôpital, a imprimé dans mon cœur des paroles de consolation fortes dites par le Seigneur Jésus et que j'ai partagées avec Françoise Toko et Pierre Marie Fokam, mes deux gardes-malades CVX que le Seigneur a lui-même établis durablement à mes côtés : « Cette maladie ne mène pas à la mort, elle est pour la gloire de Dieu : afin que le Fils de Dieu soit glorifié par elle » (Jn 11, 4).
En des termes semblables, mon accompagnateur spirituel personnel confirmait cette consolation juste après, au téléphone depuis Yaoundé. Un prêtre de Douala, venu me visiter, m'a dit que, à ses yeux, le Seigneur me mettait à l'abri des tempêtes sociopolitiques ambiantes. Être compatissant consiste à transmettre à l'autre qui souffre, en actes, en paroles et parfois dans le silence, ce que je vis avec lui et pour lui et qui me vient du Seigneur lui-même !
Le propre de l'Esprit bon, nous indique également Ignace de Loyola, est d'éclairer et de donner la tranquillité en retirant tous les petits obstacles afin qu'on aille toujours plus aisément et joyeusement de l'avant5. J'ai fait cette expérience de manière particulière. En prière un matin devant le Saint Sacrement, la contemplation de mon histoire spirituelle m'a fourni une clé de lecture absolument lumineuse, édifiante et rassurante de ce que je vivais : la souffrance liée à ma maladie et à son traitement était une confirmation, sous forme de consolation douloureuse, de mon choix de suivre Jésus Christ de plus près dans le corps d'Église qu'est la CVX. J'ai vu cela exprimé à travers cette coïncidence, jour pour jour, de dates : celle de l'opération chirurgicale, le 4 décembre 2018, et celle, deux ans plus tôt, le 4 décembre 2016, de l'engagement permanent que j'ai solennellement prononcé à la paroisse Saint-François-d'Assise de Kotto. Mon âme et mon être entier se sont sentis touchés, ainsi que le dit encore Ignace, « avec douceur, paisiblement et suavement, comme la goutte d'eau qui tombe dans l'éponge6 ».
Il m'a alors été donné de voir qu'effectivement, dans la dynamique des Exercices spirituels qui préside à un choix de vie important, on se doit toujours d'être, en effet, confirmé ensuite au cours de l'étape dite de Troisième semaine, à travers la contemplation personnelle des mystères de la passion et de la mort du Christ. L'enjeu est de se laisser saisir par la compassion et la communion aux souffrances du Sauveur. La cause et le sens apostoliques de ma maladie me sont ainsi apparus très clairement. Il n'est pas possible que je sois un passager clandestin de la Résurrection qui fonde ma foi : « Je complète en ma chair ce qui manque aux épreuves du Christ pour son Corps qui est l'Église. Car je suis devenu ministre de l'Église, en vertu de la charge que Dieu m'a confiée, de réaliser […] l'avènement de la parole de Dieu, ce mystère caché » (Col 1, 24-25).
Durant ce temps de qualification par l'épreuve, outre des accompagnements ignatiens des personnes et de groupe, mon ministère personnel de baptisé « né de nouveau » pour une « remise en question » (Jn 3, 9), qui anime mon engagement permanent, a continué et s'est notamment enrichi de la publication de deux textes dans lesquels je livre respectivement la vision que j'ai de mon pays et de mon expérience avec les étudiants et l'administration7. En lien avec l'épisode de ma maladie, de ma convalescence et de mon relèvement, je considère, comme signature divine ultime de la consécration à mon propre ministère CVX, une autre coïncidence de dates qui reste très significative à mes yeux. Elle renforce la symbolique de la coïncidence que j'ai évoquée plus haut.
C'est encore un 4 décembre, cette fois-ci en 2021, que je me suis en effet retrouvé accompagnant activement un membre CVX, Alain Youmbi, et à sa demande, dans la paroisse où j'avais prononcé mon engagement permanent CVX. Il était venu rendre grâce à Dieu pour sa guérison, lui aussi, d'un « cancer », la tumeur ayant disparu grâce au suivi d'un long traitement ! Ce membre CVX avait, par ailleurs, été un des lecteurs de la parole de Dieu au cours de la messe de mon engagement. En 2021, jour pour jour, sur le même lieu et après ma guérison, j'étais appelé à lire la parole de Dieu au cours d'une messe d'action de grâce célébrant la guérison de son cancer ! Quel beau mystère qui me dépasse !
La liturgie personnelle et communautaire du 4 décembre 2021 à la paroisse Saint-François-d'Assise de Kotto, dont j'ai senti qu'elle renouvelait ma consécration CVX, a été précédée par une sorte de pèlerinage que le Seigneur m'aura fait faire quelque temps auparavant hors de mon pays, au cœur de l'Afrique, en République centrafricaine (RCA), où je ne m'étais curieusement jamais rendu. La capitale Bangui, une ville que le pape François a déclarée « capitale spirituelle du monde »8, m'avait en effet accueilli, pour la première fois, à la faveur d'une invitation que la communauté CVX locale m'avait adressée pour que je donne une retraite ignatienne à ses membres. J'ai alors profité de l'occasion pour y vivre moi-même ma retraite annuelle de huit jours, pour également respirer le grand air littéraire du pays qui a inspiré à René Maran (1887-1960) la production, en 1921, de l'un des premiers classiques de notre littérature écrite au sud du Sahara : Batouala, véritable roman nègre (Albin Michel, 1921).
Le Seigneur de l'univers a donc, de la sorte, permis au responsable de l'équipe de coordination de la région CVX d'Afrique et à l'enseignant de littérature et de civilisation africaines que je suis d'aller s'abreuver à des sources géographique, intellectuelle et spirituelle de légitimation importantes. Et c'est avec grand émerveillement que, le lendemain du 4 décembre 2021, trois ans jour pour jour après mon opération chirurgicale et durant le temps de l'Avent, je suis allé en mission pour ainsi dire insolite dans l'ouest du Cameroun : animer, à leur invitation, la retraite annuelle des moines cisterciens et africains de Koutaba. Un laïc donnant des points de réflexion et d'oraison à des moines contemplatifs... Le Seigneur m'engage sur des chemins nouveaux et à y être, avec lui, davantage et résolument, fidèle aux dons de la grâce apostolique qui sont les miens !
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Le cancer m'a donc imposé, durant une longue période, de prendre du recul par rapport à mes activités ecclésiales et professionnelles ordinaires. J'ai vu comment cette maladie, aujourd'hui caractéristique de notre civilisation, est appréhendée dans mon entourage à travers diverses représentations sociales et religieuses. Par le biais de l'oncologie et de ses sciences biomédicales auxiliaires, auxquelles s'est jointe la pharmacopée africaine, je me suis relevé, en prenant appui sur les clins d'œil compatissants du Christ, qui engage son disciple à une prise en main apostolique des contrariétés humaines. Il m'a ainsi donné la sagesse et la force de choisir, en toute liberté et de façon décisive, ce qui avait tendance à me faire exister, parce que me situant en harmonie avec mon identité personnelle et unique, comme fils de Dieu appelé par le baptême à être un serviteur souffrant et ressuscitant, à travers ma mission CVX.
Un lieu majeur d'enrichissement de mon regard est que ma maladie et son traitement m'ont fait prendre conscience du mystère de la constitution de mon corps en tant que créature, une réalité merveilleuse et étonnante à laquelle je n'avais pas encore été suffisamment attentif. J'ai encore compris que la dignité que notre chair humaine, acquise par le mystère de l'incarnation du Fils de Dieu en la Vierge Marie, est un trésor qu'il convient de célébrer en permanence et de préserver, pour autant qu'on le peut, avec vigilance, discipline, intelligence et amour. Un beau poème écrit par un de mes fidèles gardes-malades9 m'a admirablement conforté dans cet élan à me redécouvrir comme temple harmonieux de l'Esprit saint, dont même les cheveux (qui ont repoussé) sont tous comptés, chacun d'eux étant par ailleurs protégé !
Oui, moi que le Seigneur avait filialement confirmé dans son ministère baptismal, celui de la « remise en question », le Malin voulait me confondre, m'embrouiller en remettant en question, au fond, l'efficacité du travail que les médecins venaient d'accomplir sur moi et dont nous étions tous satisfaits. Le Seigneur ne pouvait pas nous avoir trompés ! Il me fallait tout simplement vivre mon malaise dans une patience confiante et active, la nourrissant radicalement de la foi qu'en matière de santé ou d'autre chose désirée, « toute donation parfaite vient d'en haut et descend du Père des lumières, chez qui n'existe aucun changement, ni l'ombre d'une variation » (Jc 1, 17). C'est dans ce giron que je demeure.