L'épisode des tentations de Jésus au désert pose des questions considérables. L'assertion serait banale si elle n'était particulièrement vraie dans ce cas précis : problèmes de relations littéraires entre les trois textes, problèmes de relations à l'Ancien Testament par le jeu des citations ou des allusions bibliques, problèmes de relations à l'histoire. Du point de vue de Jacques Guillet, « la question décisive est double : savoir si [les récits évangéliques de la tentation] rapportent une expérience réellement vécue par Jésus, et savoir si le dialogue entre Jésus et Satan, avec son triple jeu de références scripturaires, remonte à Jésus lui-même ou représente une composition postérieure de la communauté chrétienne » 1. A notre sens, ce n'est pas l'historicité des tentations au désert telles qu'elles sont rapportées, d'une part par Marc, d'autre part par Matthieu et Luc, qu'il faut vérifier : s'engager dans cette voie serait supposer, par exemple, une confidence de Jésus (la scène n'ayant pas eu de témoins) et tomber dans ce que Pierre Grelot appelle à propos de cet épisode  « l'impasse historiciste » 2. Mieux vaut considérer les tentations au désert comme l'archétype des tentations subies par Jésus tout au long de sa vie. Dans cette hypothèse, si les tentations au désert constituent des récits que l'on peut qualifier d'exemplaires, elles doivent à ce titre cristalliser, en quelque sorte, les autres lieux évangéliques de tentations. C'est dans cette perspective que doit être abordée la réalité des tentations, la question ne pouvant être approchée que par la médiation des textes produits par les premières communautés. Ainsi peut être rejoint Jésus de Nazareth 3.
 

« Si tu es le Fils de Dieu... »


Dans les trois synoptiques 4, le récit de la tentation vient après celui du baptême, et donc de la théophanie au cours de laquelle la voix du Père désigne Jésus comme Fils. Luc insère toutefois entre les deux récits la généalogie, au terme de laquelle on relève l'expression « Fils de Dieu » (3,38). C'est ce même thème de la filialité qui se trouve souligné en Matthieu et Luc, puisque, par deux fois, c'est en tant que Fils de Dieu que Jésus est explicitement tenté : « Si tu es le Fils de Dieu... » (Mt 4,3.6 ; Le 4,3.9). On retiendra que chez Marc, et a fortiori chez Matthieu et Luc, le lien est fermement établi entre Jésus reconnu par le Père comme son Fils lors de la scène du baptême et les tentations auxquelles ce même Fils se trouve soumis. Par ailleurs, au début des trois récits de tentation, mention est faite de l'Esprit, descendu sur Jésus pendant la théophanie. Le lien se trouve ainsi encore renforcé entre baptême et tentations, puisque c'est ce même Esprit qui pousse Jésus au désert, selon Matthieu et Marc : c'est bien celui qui vient d'être déclaré le Fils de Dieu qui va être mis à l'épreuve. On peut faire le même constat chez Luc où l'expression « rempli de l'Esprit Saint » rattache explicitement les tentations au baptême.
Changer les pierres en pain, se jeter du faîte du temple sont pour Jésus deux tentations qui ne sont que les médiations de la vraie tentation à laquelle il se trouve confronté : se prévaloir du titre de Fils de Dieu pour agir en conséquence. Or, manifester par des prodiges sa filialité divine reviendrait pour lui à succomber à la tentation fondamentale : « devenir comme des dieux » {Gn 3,5), décidant de tout souverainement. Le point est remarquable : à la suggestion du diable, le Fils de Dieu répond en faisant appel à son humanité la plus profonde, celle qui a besoin de pain pour vivre : « L'homme ne vivra pas de pain seul... » (Mt 4,4). Le récit livre par là une leçon double et essentielle. Premièrement, la seule tentation, pour Jésus ou pour l'humanité, consiste à se poser en rival de Dieu, ce qui revient à se déterminer contre Lui. Deuxièmement, si le récit est à visée d'abord christologique, tant il est vrai que c'est le Fils de Dieu qui est mis à l'épreuve, il n'en comporte pas moins une coloration catéchétique à dominante éthique : il appartient aux disciples de se comporter comme leur maître face à la tentation.
 

« Retire-toi, Satan »


L'injonction de Jésus adressée au diable selon Mt 4,10 (« retire-toi, Satan ») renvoie incontestablement à celle que le même Jésus adresse à Pierre, selon Matthieu et Marc, lors de l'épisode de la confession de Césarée : « Retire-toi derrière moi, Satan » (Mt 16,23 ; Me 8,33). Ce sont les deux seules occasions où, dans les évangiles, Jésus repousse Satan au style direct. De quoi s'agit-il ? Si l'on suit la trame marcienne, les disciples parviennent au bout d'une longue recherche, jalonnée de nombreuses interrogations, à reconnaître l'identité de Jésus. Pierre se fait leur interprète pour déclarer : « Toi, tu es le Christ » (Mt 16,16 ; Me 8,29 ; Le 9,20). Bien qu'exacte, la confession de Pierre n'est encore que partielle. En effet, c'est seulement après la mort de Jésus que le Centurion, toujours selon la logique de Marc, reconnaîtra en Jésus le Fils de Dieu (15,39). Or, chez les trois synoptiques, c'est à la suite immédiate de la reconnaissance de sa messianité par ses disciples que Jésus leur annonce pour la première fois ses souffrances et sa mort. En confessant Jésus comme Christ, les disciples ne peuvent qu'imaginer un Messie dont la royauté s'exercera dès maintenant et d'abord sur un plan politique (cf. Ps 2 et 110). Si, à la réprimande de Pierre, la réaction de Jésus est tellement vive (au plan littéraire s'entend), c'est que le disciple s'est fait pour lui tentateur : « Retire-toi derrière moi, Satan, car tes pensées ne sont pas celles de Dieu mais celles des hommes. »
Là encore, on ne peut que relever la profondeur christologique de l'épisode. La tentation, dont Pierre se fait l'instigateur, concerne très précisément non pas tant la messianité de Jésus que ses modalités, c'est-à-dire la manière d'exercer sa mission en tant qu'elle est révélatrice de son identité de Fils de Dieu et, partant, de l'identité du Père. C'est en effet du jeu des relations entre Père et Fils que naît le rapport salvifique entre Dieu et l'humanité. Loin d'être une tentation parmi d'autres, celle de la messianité de Jésus, cristallisée lors de la scène de la confession de Césarée, constitue le noeud où se jouent aussi bien le destin de Jésus que celui de l'humanité. Pour Jésus, refuser la crobc serait entrer dans les vues trop humaines de ceux qui n'ont qu'une image univoque et étriquée de Dieu. Accepter la croix comme l'événement du salut revient à décevoir l'attente messianique des juifs et l'attente religieuse des païens : la croix ne suscite qu'incompréhension (cf. 1 Co 1,23). La révélation de Dieu ne passe cependant que par la croix, car elle est le lieu par excellence où II dévoile son identité.
A la suite de la confession de Césarée, Luc omet l'injonction par laquelle Pierre est durement traité de Satan. Toutefois, dans sa conclusion du récit des tentations au désert, il signale que le diable se retire « jusqu'au temps marqué » (4,13), c'est-à-dire jusqu'à la Passion. Ce qui signifie, entre autres, que le récit des tentations ne s'éclaire que par la Passion, car c'est bien là que se joue l'ultime tentation : « Qu'il se sauve lui-même, s'il est le Messie de Dieu, l'Elu » ; « Sauve-toi toimême... » (23,35.37.39). Revient pour Jésus, lancinante, la tentation d'agir par soi-même et de refuser toute dépendance par rapport au Père. Toujours selon Luc, c'est justement la dernière parole de Jésus en crobc qui atteste qu'il sort victorieux de la dernière tentation : « Père, en tes mains je remets mon esprit » (23,46).
A bien des reprises, les évangiles signalent que Jésus est mis à l'épreuve par des interlocuteurs plus ou moins bien intentionnés (ainsi Me 8,11 ; 10,2 ; 12,13). Il faut cependant admettre que la tentation la plus profonde dans sa réalité et sa radicalité lui est intérieure : se comporter en un Messie, de surcroît Fils de Dieu, capable de renouveler les signes et les prodiges de l'Exode. Cette tentation atteint son paroxysme à la croix, car elle est lieu de vérité à la fois pour Jésus lui-même et pour ceux auxquels il apporte le salut. De ce fait, le Père lui-même est engagé dans cet événement du salut. Et, selon Jean, c'est précisément au moment de la mort de Jésus, qui est sa glorification (cf. 7,39), que Jésus « livra l'Esprit » (19,30).
 

« Car il est écrit... »


Si, chez Matthieu et Luc, le dialogue entre Jésus et le diable, qui structure les trois tentations, est une joute oratoire à base de citations bibliques, tirées tant du Deutéronome que du Psaume 91, les récits eux-mêmes, celui de Marc compris, sont pétris d'allusions scripturaires. Par ses thèmes (quarante jours, le désert, la tentation, Satan, les bêtes sauvages, les anges), le texte de Marc est profondément, voire exclusivement, biblique.
« L'esprit pousse Jésus au désert » (Me 1,12). Le désert a ici, comme dans l'Ancien Testament, une signification polysémique : il est un lieu d'épreuve mais aussi de rencontre avec Dieu (Os 2,5.16). Il a aussi une signification eschatologique : c'est du désert que, d'après le deuxième Isaïe, doit venir le Messie : « Une voix crie : dans le désert, préparez le chemin du Seigneur » (40,3). Jésus y reste quarante jours : le chiffre évoque entre autres le temps du séjour d'Israël au désert (Ex 34,28 ; Dt 9,18), et c'est le temps que mit Elie pour parvenir à travers le désert jusqu'à la montagne de Dieu, l'Horeb (1 R 19,8). Tenté par Satan, Jésus « était avec les bêtes sauvages ». Ce dernier détail n'est pas anecdotique. L'expression « être avec » désigne en effet dans le deuxième évangile une extrême proximité avec quelqu'un. C'est ainsi qu'en Me 3,14 Jésus instituera les Douze d'abord « pour être avec lui » (cf. 5,18 ; 14,67), et seulement ensuite « pour les envoyer prêcher ». S'il y a insistance sur la proximité entre Jésus et les bêtes sauvages, c'est pour évoquer l'ère messianique (Is 11,6-9 : « le loup habitera avec l'agneau »), comprise comme le retour à la paix paradisiaque : en restaurant l'harmonie entre l'homme et les animaux (Gn 1,28-30 ; 3,18-20), Jésus anticipe ce temps messianique où il accomplit la figure du nouvel Adam. Altérée par le péché, la création retrouve son état premier. La scène se termine chez Marc par la mention des anges qui servent Jésus. Allusion est ainsi faite au Ps 91,11-12, où les anges sont chargés de protéger le pieux Israélite qui a mis sa confiance en Dieu. Ils sont ici au service de celui qui est le Fils bien-aimé du Père (Me 1,11).
Ainsi pétri de réminiscences bibliques, le texte de Me 1,12-13 pourrait apparaître comme une sorte de légende. Ce serait toutefois oublier qu'utiliser un langage symbolique (biblique en l'occurrence) pour rapporter un fait ne porte en rien atteinte à son historicité. D'autre part, comme on l'a dit d'entrée de jeu, ce n'est pas tant l'historicité des tentations au désert qui est à prendre en compte que la réalité des tentations vécues par Jésus tout au long de sa vie terrestre. De ce point de vue, le bref texte de Marc ne prétend à rien d'autre qu'à donner par avance le résultat du drame que va tisser la trame évangélique : Jésus optera toujours en faveur du Père. Il lui sera fidèle tout au long de sa vie, parce que, loin de vouloir devenir comme Dieu, il acceptera librement de ne pas « considérer comme une proie à saisir d'être l'égal de Dieu » mais « de s'abaisser en se faisant obéissant jusqu'à la mort et la mort sur une croix » (Ph 2,6-8). Finalement, loin de disqualifier la portée historique des tentations, le langage biblique, à travers lequel elles sont exprimées, montre au contraire qu'elles ont fait l'objet d'une profonde réflexion de la part des premières communautés chrétiennes, quand elles se sont interrogées sur la destinée paradoxale du Messie. Ici comme en d'autres lieux évangéliques, l'Ecriture est une médiation à travers laquelle se dit le mystère de Jésus, Messie crucifié.
 

Les trois tentations


Disposant d'une source supplémentaire par rapport à Marc, Matthieu et Luc ont donné au récit une forme tripartite. Ce sont ces trois tentations, à base de citations vétéro-testamentaires, qu'il s'agit maintenant de considérer, afin d'en dégager la portée. Remarquons seulement au préalable que l'ordre des tentations diffère en Matthieu et en Luc. Il y a tout lieu de penser que c'est Luc qui, en situant la dernière tentation à Jérusalem, introduit une modification par rapport à leur source commune. Par ailleurs, en Matthieu, Jésus cite le Deutéronome. Ce faisant, il suit l'ordre des événements de l'Exode — Dt 8,3 (« l'homme ne vivra pas de pain seul mais de toute parole qui sort par la bouche de Dieu ») renvoyant à l'épisode de la manne (Ex 16,1-36) ; Dt 6,16 (« tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu ») à l'épisode des eaux de Massa et Mériba 5 (Ex 17,1-7) ; et Dt 6,13 (« le Seigneur ton Dieu tu adoreras et à lui seul tu rendras un culte ») à la condamnation du culte des faux dieux (Ex 23,20-32). Il faut aussi remarquer que Dt 6,13 fait partie du Shema Israël, c'est-à-dire de la grande confession de foi deutéronomique : « Ecoute, Israël, le Seigneur ton Dieu est le seul Dieu. Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur. »
Autant dire que les trois réponses de Jésus ont rapport non seulement avec la foi d'Israël en un Dieu unique, mais aussi et surtout à la manière de se comporter par rapport à lui (se nourrir de sa Parole ; ne pas le tenter ; l'adorer et lui rendre un culte). C'est à ces trois préceptes fondamentaux que le peuple a été infidèle lors de son séjour au désert. Trois fois mis à l'épreuve, Jésus est victorieux des tentations auxquelles Israël avait succombé. Ce faisant, il n'est pas seulement une sorte de modèle antithétique par rapport à Israël ; il est surtout celui qui accomplit l'Ecriture, au sens où il met en pratique les principes qu'elle énonce : il la réalise de manière effective, dévoilant par là même son sens le plus profond.
Celui qui accomplit l'Ecriture est aussi celui qui la cite : Jésus lui-même passe par la médiation de l'Ecriture. Et, en opposition à l'utilisation exemplaire que fait le Christ de l'Ecriture, on relèvera la manière erronée dont le diable en use : il cède au fondamentalisme le plus primaire. En citant un verset de Psaume hors de tout contexte, il met l'Ecriture à son service tout en la pervertissant. C'est un point qu'a développé par exemple Origène : « O diable (...), tu as lu les livres saints non pour devenir toi-même meilleur, mais pour tuer au moyen de la lettre ceux qui sont amis de la lettre » 6. Assumant parfaitement la condition humaine, le Christ ne vit pas dans l'immédiateté. Pour repousser la tentation, il fait appel à l'Ecriture comme à une médiation dont tout homme « qui ne vit pas seulement de pain » a besoin.
 

« Tenté par Satan »


Pour dire « tentation » et « épreuve », le grec utilise un seul et même terme : « peirasmos ». Sans faire des distinctions trop catégoriques entre les deux significations, nous considérons plutôt que le même mot englobe deux réalités qui se recouvrent largement : toute épreuve est en quelque sorte l'occasion d'une tentation. C'est ainsi que toute mise à l'épreuve par des pharisiens ou autres a été pour Jésus le moment d'une tentation.
A l'instar de tout homme, Jésus a bien été tenté ; sinon, son humanité s'en serait trouvée altérée. Comme le dit l'Epître aux Hébreux, « il a été éprouvé en tous points, mais sans pécher » (4,15). Le texte biblique aborde ici, mais aussi dans le récit des tentations au désert, un point qui, pour être évident, n'en demande pas moins à être souligné : la tentation n'est pas le péché. Jésus est précisément l'illustration de la différence entre les deux réalités : lui qui est sans péché a connu la tentation. Il semble qu'aujourd'hui trop de sentiment de culpabilité naît dans le coeur des hommes faute de différencier les deux termes. Accepter la réalité est une leçon qui n'est pas seulement donnée par la tradition chrétienne. Elle vient de l'Ecriture : Jésus a été affronté à la faim, à l'orgueil, au désir de pouvoir et d'immédiateté. C'est justement au coeur même de la tentation qu'il a pu expérimenter que le désert est parfois le seul environnement possible, que la faim et la solitude sont parfois des épreuves purificatrices. C'est l'expérience qu'a faite le Fils de Dieu au plus profond de son humanité.
 
* * *

Le récit des tentations au désert est un texte d'abord christologique. C'est cependant à bon droit que la tradition patristique, mais aussi médiévale, l'a utilisé dans un but catéchétique. Jésus est présenté non seulement comme le modèle face à la tentation, mais comme celui qui, par sa victoire au désert, anticipe celle des chrétiens affrontés eux aussi à la tentation. Témoin encore Origène : « Toutes les tentations que les hommes devaient subir, le Seigneur les a subies le premier dans la chair qu'il a assumée. Mais, s'il est tenté, c'est pour que, nous aussi, nous puissions vaincre par sa victoire » 7. C'est bien parce que lui-même a assumé l'épreuve de la tentation que Jésus apprend à ses disciples à dire au Père, à condition de bien comprendre la formule : « Ne nous soumets pas à la tentation. »



1. La foi de Jésus Christ, Desclée, 1979, p 81
2. Les évangiles, Cerf, 1983, p. 55.
3. Cf. Charles Perrot Jésus et l'histoire, Desdée, 1993
4. Pour une étude proprement exégétique sur les tentations au désert voir surtout lacques Dupont [Les tentations de Jésus au désert, Desdée de Brouwer, 1968) et Bernard Rey, Les tentations et le choix de Jésus (Cerf, 1986)
5. A ce sujet, cf, cependant les réserves de Michel Quesnel, Jésus Christ selon saint Matthieu, Desdée, 1991, p. 136
6. Homélies sur saint Luc, Cerf, 1962, p 379
7. Idem, p 363 Pour la pénode médiévale, voir par exemple Aereld de Rievaubt, Homélies pour l'année liturgique, Notre-Dame du Lac, 1997, p 163.