Quand à Paris, l'hiver dernier, des bandes rivales investirent le Centre commercial de la Défense, l'événement suscita une émotion exceptionnelle. L'actualité n'en était pourtant pas au premier affrontement de ce type : certaines banlieues ne connaissent que trop bien ces explosions dévastatrices. Mais là était justement la question : la violence n'était pas sur « ses » lieux. On eût dit que le fleuve était sorti de son lit. A travers cette stupeur se révélait une géographie des inconscients collectifs, selon laquelle, en larges cercles concentriques, se répartissent les représentations de la violence dans une société démocratique avancée en temps de paix.


Les trois cercles


Tout près par l'image, mais à distance infinie néanmoins : les zones du monde livrées à la guerre Fussent-elles au coeur de l'Europe, nous en sommes bien loin, et pour toute sorte de raisons. D'abord parce qu'une ligne infranchissable sépare des autres ceux qui sont ou ont été « dans » la guerre : le film Harrison's Flowers le rappelait, récemment encore, à propos de la Bosnie. Ensuite, parce que les informations tragiques parvenues à l'Europe « paisible » renvoient chacun à un total sentiment d'impuissance. Quelle que soit notre compassion, ces guerres nous demeurent « étrangères ». Nous sommes conscients des violences qu'elles engendrent ; nous n'en connaissons pas l'entame. Cette extériorité radicale fait de ces zones tristement disséminées dans le monde le cercle le plus excentré.
Un deuxième cercle, plus proche, est celui des flambées de violences urbaines. Elles ont un caractère sporadique et convulsif qu'observent et décrivent médias et sociologues. Dans leurs manifestations les plus structurées, elles tiennent des batailles de bandes. Leur place dans l'opinion publique ? Un entre-deux : d'un côté, une préoccupation forte mise en évidence dans nombre d'enquêtes, la qualification de « chantier prioritaire » pour le gouvernement, la manifestation la plus évidente de la fracture sociale, en somme un problème à régler ; de l'autre côté, un secteur relégué, retombant facilement dans l'oubli après avoir « fait l'événement », puisqu'il laisse hors menace la majorité des citoyens.
Ce secteur est fait de territoires repérés, circonscrits, identifiés, mais, il faut le reconnaître, assez largement méconnus. Zones devenues aveugles d'être trop voyantes, elles se détachent sur fond de sécurité collective comme autant de zones de non-droit, celles où la police même n'ose se risquer. Des lieux où la force fait loi ; réfractaires à la normalisation des rapports entre citoyens ; des « trous » dans le maillage d'une société civilisée, un « à part », ou encore un « hors-jeu » pointé du doigt et par là même dérobé, comme « négative » par une société massivement sécuritaire et sécurisée. Un travail considérable pourtant s'y accomplit, qu'on ne voit pas. Il est le fait de travailleurs sociaux, d'éducateurs, d'associations locales. Les femmes y ont une large place. Il arrive qu'on y fasse allusion et qu'on en parle, mais, ne fournissant pas d'images, il représente une force faible, qui doit tout à une certaine qualité de présence, de vigilance, d'organisation... Faire émerger des projets, lutter contre la solitude et l'exclusion, ouvrir des lieux de parole, écouter : tâches obscures, apprentissages de longue durée, patiences et savoir-faire qui s'accommodent mal de publicité. Trop de lumière sur des violences, trop d'ombre par ailleurs : la vue est doublement brouillée.
Au plus près du centre, enfin, la vie sociale « normalisée ». Elle présente, du point de vue de la violence, deux aspects antagonistes.


Le « criant » et le « soft »


Les agressions et les crimes y sont régulièrement dénombrés et dénoncés. Ils entraînent la conviction d'une montée de la violence et un sentiment d'insécurité grandissant. Cette impression est renforcée par la nervosité qui « court » sur l'ensemble des individus ; la proximité physique des autres indispose, voire exaspère, ce qui multiplie les altercations, incivilités, injures. Toutefois, cette agressivité « à fleur de peau » ne devrait pas faire oublier tous les acquis d'une société qui peut être qualifiée de largement « pacifiée », du moins sous son aspect social, politique, idéologique. Passés les événements de mai 1968, on ne note plus d'embrasements collectifs, et le terme de révolution fait figure de vieille lune. On peut voir là le fruit d'une longue histoire bouleversée qui aurait enfin accouché d'une démocratie apaisée, aidée par une élévation massive du niveau de vie.
Pour ce qui est des idées et des choix, la tolérance s'est imposée comme valeur de référence ; l'horizon est consensuel, les étapes des parcours collectifs se nomment « négociations » et/ou « concertations », les conflits appellent des conciliations, quand ils ne sont pas carrément « évités », ôtant aux rapports de force leur parenté violente, sauf cas exceptionnel 1. Les anciens ennemis de classe sont devenus des partenaires sociaux. Les grandes révoltes se font rares. Elles sont, elles aussi, situées : dans les revendications autonomistes ou dans certaines luttes anti-mondialisation ; mais elles sont, pour le moment, soit digérées, soit rejetées dans les marges, et c'est sans doute la raison pour laquelle certains « combattants autonomistes » souhaitent porter le combat sur le territoire national, les violences locales ne recueillant pas l'attention souhaitée. Quant aux parcours individuels, quelles qu'en soient les options, voire les bizarreries, ils tendent à être admis d'avance, « autorisés » du seul fait qu'ils existent, s'inscrivant sur fond d'indifférenciation (d'indifférence ?) générale, l'antienne étant : « A chacun son truc », pourvu que ce « truc » lui soit bon et n'entraîne aucune nuisance pour autrui.
L'impression est donc double et laisse perplexe. D'une part, les agressions et l'agressivité : le criant de la violence ; d'autre part, une sorte de continence collective consentie, un « polissage » des moeurs démocratiques : il n'est que de voir le nombre de fois où le concept de sérénité revient dans les discours politiques, accréditant l'impression d'une maturité de la réaction et de la décision.
Serions-nous devant un nouveau traitement de la violence, où pourraient se chiffrer gains et pertes ? Que vaut l'apparente parade collective qui s'appuie sur la dénonciation systématique et la sanction pénale, d'une part, et sur la dédramatisation idéologique, d'autre part ? Une société qui désigne les violences criantes et promeut le soft, qui rêve de la forteresse imprenable, de la barrière de protection infranchissable, ne masque-t-elle pas d'autres violences bien réelles ?


La forteresse illusoire


Car nous sommes inquiets même au centre, comme insuffisamment protégés, en demande de toujours plus de sécurité ; parfois avec raison, parfois sans raison ; mais en tout cas tenus à la violence par des rapports de fascination, une forme de névrose collective nouée dans cet inextricable du criant et du soft ; hantés de violence, comme suspendus à elle par des liens insécables : justiciers pour lutter contre — puisque tous victimes potentielles — et voyeurs consentants, voire demandeurs.
Justiciers, nous le sommes : contre certaines violences bien déterminées, nous menons croisade, au risque, parfois, de flagrante injustice. On a pu constater récemment les dégâts causés par un système de dénonciations et d'interventions hâtives, dans certaines affaires de pédophilie notamment. Nommer les violences, porter plainte, donner à la victime de se faire entendre (et qui en nierait la nécessité ?) serait comme stigmatiser le crime, le « fixer », en empêcher la prolifération hideuse ; et pourchasser les ombres, car ce dont il s'agit est bien de « faire sortir » des violences tenues cachées par le pouvoir d'occultation de certaines institutions : Etat, Education, Eglises, familles. Mettre en lumière, donc, et une fois de plus limiter, délimiter, circonscrire, si possible contingenter. Pétrifier par identification et dénonciation.
Nécessaire, évidemment ! Qui dira assez l'importance des associations qui soutiennent les femmes battues, les enfants martyrs, les formes actuelles de l'esclavage ; de celles qui luttent contre la violence des chauffards, meurtriers potentiels ? Et qui ne se souvient, comme d'un grand moment collectif, de la « marche blanche » de la Belgique tout entière soulevée par l'horreur qu'elle venait de découvrir en son sein ? Mais à voir comment la société se retrouve de plus en plus souvent unie dans l'accusation et le procès, alors qu'elle peine à concevoir de grands desseins collectifs, il est inévitable aussi que revienne en mémoire, vieux comme le monde, le spectre du « bouc émissaire ».
Autre allégeance à la violence : le déferlement des images. Dans les fictions, l'escalade y est notoire ; elle ne l'est pas moins dans les informations, puisque c'est la violence qui « fait l'événement ». Cette pléthore d'images violentes qui rencontrent leur public n'est pas innocente. Elle prouve qu'on ne se débarrasse pas si facilement de la violence. Il nous la faut. Et si ce n'est dans la réalité, que ce soit dans le fantasme ! Par l'image, « nous en sommes sans en être », renouant avec la peur et le soulagement dans une subtile scénarisation de l'imaginaire, de « jeu libre » et qui s'estime maîtrisé. Mais le jeu est dangereux. Et pas seulement parce que certains spectateurs plus fragiles que d'autres risqueraient de confondre leurs fantasmes si bien alimentés avec la réalité. Reste à voir pourquoi.


Les métamorphoses de la violence


Isoler les fauteurs de troubles, cerner des lieux, protéger des espaces aussi larges que possible, les délivrer de l'hydre mortelle, contenir le mal, élever des barrières, des murs, se protéger... Outre que ce partage serait une projection foncièrement injuste, il constitue une illusion totale. La violence n'obéit pas à ce genre de contingentement. Elle resurgit toujours, métamorphosée, pernicieuse. D'autant plus violente qu'elle sait pouvoir aller là où justement on ne la repère ni ne l'attend. Rien de plus mobile et de plus volatile que la violence. Elle passe tous les obstacles. Elle n'est pas forcément la violence physique, mais elle a les mille visages des désastres journellement subis : l'abandon à la naissance et l'origine dérobée 2 ; la brutalité des séparations et des divorces, d'autant plus atroce parfois qu'elle n'a pas de lieu pour se dire comme violence (une intoxication rhétorique tendant à faire croire qu'il y aurait une façon de « bien vivre » ces violences intimes) ; la perte d'un emploi, l'exclusion ; les pouvoirs de domination, sans compter la puissance de l'argent — toutes violences habitées de mépris, de refus, comme le sont le mensonge, les visages qui se ferment, la colère qui terrifie...
La liste pourrait être inépuisable de ce qui écrase ou rejette, à laquelle on ajouterait encore, sournoise cette violence qui consiste parfois à ne pas trouver la place de sa douleur, l'espace de sa plainte. Soit parce qu'elle ne rentre pas dans les plaintes dignes d'estime (certaines ont bonne presse, d'autres non), soit parce qu'elle est minimisée au nom de la dédramatisation, soit encore parce qu'elle est devancée par de trop bonnes intentions, de trop précoces soutiens, qu'ils soient psychologiques ou autres. Qu'on se souvienne des amis de Job ! Les sociétés modernes ne les auraient-elles pas parfois institutionnalisés ? Et que dire de la mort, violence suprême, redoublée de la violence qui consiste à la nier et l'occulter ? Devenue deux fois violente, d'être, et d'être refusée comme dimension tragique « insoignable » de nos vies ? Si bien qu'on en arrive à cette situation paradoxale que le soft, cet apparent apaisement à portée de main, chargé de nous ôter le poids de la souffrance, d'adoucir les plus difficiles traversées, nous fait violence.
N'y aurait-il pas de défense ? Toute lutte serait-elle illusoire ? Sûrement pas ! Mais une chose est sûre : ni l'hypnose ni la narcose sécuritaires n'endorment la violence. Avec elle, on n'en a jamais fini. Une zone sécurisée n'est pas une zone livrée à la douceur et à la paix. Des violences nommées (qu'on pense aux notions de harcèlement moral ou sexuel) ne sont pas pour autant réduites. Elles peuvent même, par abus des vocables vite usés, être banalisées. Et de toute façon, pour contenue qu'elle soit, la violence nous est inhérente. Elle habite le plus profond de nos désirs, elle est dans le mouvement même de la vie, dans l'affirmation de notre identité (et pas seulement dans la phase adolescente), dans la réalisation du projet.
D'une certaine manière, il est juste de dire qu'il n'y a pas de naissance sans violence, pas d'invention sans arrachement : aux habitudes, aux conventions, aux facilités. Et créer suppose la source violente. La modernité, formidable moment créatif, en donne des images saisissantes, à travers l'explosion scientifique et technique, l'histoire de la production industrielle..., sans aller jusqu'à certaines applications pratiques (que l'on songe à la technicisation de la médecine, dont les médecins eux-mêmes s'alarment). Le corps est d'ailleurs la cible d'une forme de la violence actuelle, du dopage aux liftings ou autres propositions de chirurgie esthétique fort lucratives... Dans la violence, vie et mort rivalisent. Prétendre la nier ou l'« éradiquer », ce qui est un des mythes contemporains, constitue certainement une impasse. Tout juste peut-on en détourner le cours, l'arracher aux vertiges de la destruction, la convertir. Tâche inépuisable.


Rapts sans ravisseurs


Où rampent donc ces violences contemporaines ? Pour les débusquer, il peut être utile de s'interroger sur certaines carences : il y a des manques violents, des violences par l'absence. Au premier rang desquelles on pourrait placer le « déni d'existence », privation beaucoup plus répandue qu'on ne pense de la reconnaissance minimale sans laquelle rien ne s'ordonne dans la vie d'un individu, et qui provoque des chocs en retour : les actes violents sont souvent autant de tentatives désespérées d'affirmation et d'existence (que l'on songe à certaines formes de délinquance juvénile), des réponses à la violence initiale d'indifférence Cette violence-là n'a pas de lieu ni de milieu d'élection. Elle se rencontre partout. Elle s'apparente parfois à un meurtre symbolique. Ses victimes ont tous les âges, de l'enfant au vieillard.
Une autre lui est corrélée, la réfléchit et s'y réfléchit, dans une réciprocité tragique : elle consiste en une carence de « représentation » qui fait que d'aucuns ne ressentent, n'éprouvent que leur propre mouvement intérieur, s'en trouvent réduits à leurs pulsions, incapables de percevoir le lien entre eux et les autres, de se représenter la présence des autres, tant sont abyssales, dans certains cas, la solitude des individus et l'atomisation de la société. Inutile de chercher des responsables. Impossible de pointer du doigt. L'autre, le regard, la présence : ravis ! Mais ce sont des rapts sans ravisseurs, des dénis sans négateurs. Il s'agit d'un état de fait, un mal sans visage, comme un creux qui se serait installé subrepticement entre les individus ; entre nous.
Les cinémas et les chaînes de télévision sortaient l'an dernier des clips relatifs à la sécurité routière. Certains auteurs (acteurs ?) de ces crimes de la route disaient leur stupeur devant le visage détruit, le regard entr'aperçu, une fraction de seconde. Pas seulement le ravage des corps, mais la perception soudaine, comme brutalement révélée, de l'existence de l'autre : « L'autre était là, je ne le savais pas. » Ainsi nous trouvons-nous placés devant des destructions-massacres qui surviennent sans préméditation et sans haine, des accidents effectivement, conclusions tragiques plutôt que négations proprement dites. Mais la haine rôde aussi, qui a pu s'enfanter dans ces carences. Elle est souvent ce qui reste quand se sont effacés les regards qui font vivre, une exaspération de soi sur soi, une force de destruction qui ne supporte plus le manque d'horizon ni l'impossibilité de trouver sa place. Elle se retourne contre soi ou s'en prend aux autres proclamant, dans les deux cas, un état d'urgence. Et, de fait, où sont nos attentions, hors urgences ?


Violence sur le temps


Peut-être est-elle là, la plus grande violence collective cachée, la « violence-source » de la modernité : déni du temps dans son épaisseur humanisante ; violence sur le temps, violence sur les êtres. Car la canalisation de la violence de chacun et de tous en projet positif, comme l'apprentissage du respect de l'autre, supposent l'un et l'autre que le temps soit donné. Violences en tous genres : violence de l'efficacité qui ne respecte pas le temps intérieur, violence faite aux enfants trop tôt considérés comme des adultes et auxquels on vole leur enfance, violence d'un imaginaire qui nie le vieillissement, précipitations, stress, pressions, qui ne permettent plus de dire, de chercher les mots, qui effacent les délais,profitent de la surprise, de la détresse, empêchent les maturations supposant patience, conseil, consultation, intériorisation...
Ruse supplémentaire de la violence : la victime se fait l'alliée objective de ce qui la persécute, ratifiant par une explication, une justification ou une rationalisation, un état de choses auquel elle ne peut se soustraire. Ainsi sommes-nous souvent, avec nos refus de vieillir, nos réticences devant les engagements de longue durée, nos emplois du temps surchargés, nos objectifs d'efficacité, nos recherches pour « optimiser » nos temps de loisirs, les victimes-complices de la pulvérisation du temps ; de la course collective forcenée ; et du même coup de l'« expulsion » de nous-mêmes, que nous ne sommes même plus en état de reconnaître. Mais ce n'est pas tout. Cette violence sur le temps est aussi violence sur la pensée. L'accélération, le « trop-plein », la fragmentation du temps en une multitude d'instants hétérogènes ne permet pas à la pensée de lier entre eux les événements, qu'il s'agisse des événements du monde ou de ceux de nos vies personnelles. Ils s'ajoutent les uns aux autres sans « faire sens », donnant parfois des impressions de pensées et de vies accidentées. Car une somme d'instantanés qui se chassent les uns les autres ne font pas une histoire, laquelle suppose des enchaînements ; et dès lors qu'il s'avère aussi difficile de penser l'Histoire que de saisir sa « propre histoire », que devient le rapport à soi, au monde, aux autres, à Dieu ? Dans ce déni du temps se trouve peut-être une des origines de l'actuelle spirale infernale que Don Helder Camara, dans de tout autres circonstances, décrivait à propos de la violence. Car une violence n'est jamais isolée. Elle s'est engendrée dans une autre et en suscite à son tour. Toutes les violences, d'une certaine façon, font système ; dans le cas présent, ces violences sur le temps rejoignent les facteurs d'exclusion : ceux qui ne tiennent pas le rythme ne trouvent pas leur place.
Ils sont marginalisés, oubliés ; rejetés dans un temps dévitalisé, le temps de l'ennui, du non-emploi, de l'errance du terrain « vague », de l'« esprit vague ». Et pour tous, qu'ils gardent ou non la cadence, qu'ils « assurent » ou non, c'est un même poison qui se répand, de l'absence de prise en compte du temps intérieur jusqu'au déni de l'intime, du secret, de ce qui ne se voit pas, qui a du mal à se dire mais s'éprouve ; nous écrase ou nous permet de vivre, nous désespère ou nous illumine. Cette vie-là, secrète, essentielle, unifiée, risque fort d'être passée par pertes et profits. Reste la course folle des images, de ce qui se montre et s'affiche, de ce qui est reconnu.


Présences


Réveille-t-on ce qui s'est évanoui ? Peut-on retrouver et redonner ce qui paraît perdu ? On s'engagerait dans une impasse en souscrivant au langage de la perte Réjouissons-nous plutôt de reconnaître que pas plus que la violence n'est « éradicable », pas plus ne l'est la capacité de résister. La violence et la force puisent à la même source.
Indéracinable, la force de présence qui est, en nous, désir de vivre et désir de l'autre, invente, ruse à sa façon, trouve ses passages. Etrange ! Cette force-là ne force rien ni personne. Elle est sans crispation, sans « tour de force », sans répression, sans raideur. Elle ne bloque pas la violence en l'enfermant. Pas de surtension ni de contraction. Il n'y a rien de surhumain en elle. Elle commence par une lumière qui lève qui permet de voir, qui ouvre les yeux, qui renverse les perspectives. Cette lumière découvre chacun à soi-même ; et, dans le même mouvement, l'« autre » apparaît, pleinement existant, singulier, différent, devant soi, à côté, tout près ou très loin ; là. Notre commune existence sort de ses nuits, de la relégation, de l'indifférence, de l'abstraction. Elle s'impose, pleine et entière, requiert présence, inspire la délicatesse, la réserve, la pudeur, suscite les forces qui inventent, soignent, protègent, écoutent, supportent, corrigent...
Mais cette force de présence se sait, elle aussi, vulnérable potentiellement habitée de violence, de désir de possession, d'avidité ; ou encore susceptible de se dégrader en système, de se confondre avec une « langue de bois », de se dire « présence » au lieu de l'être ; le langage et la pesanteur nous jouent de ces tours. Mais c'est de se savoir faillible, justement, que cette force est forte. Elle est la force ardente des doux. Heureux les doux pour aujourd'hui qui, prenant le temps, respectant l'intime et l'infime, ouvrent des espaces insoupçonnés. Ils sont plus nombreux qu'on ne le pense.



1. Dans un article intitulé ' « Essai de psychologie contemporaine » (Le DSoat, n° 99, mars-avril 1998), Marcel Cauchet estimait : « Nous avons assisté à une remarquable réduction des tensions depuis un quart de siècle, et rétrospectivement la violence des années soixante nous apparaît à la fois comme une dernière flambée et un simulacre » Il ajoutait : « Nous sommes passés de l'âge de l'affrontement à l'âge de l'evitement. »
2. Des propositions d'ordre juridique tentent actuellement de remédier aux effets désastreux des accouchements sous X