Il ne suffit plus de dénoncer, il s'agit maintenant de parvenir à comprendre avec finesse les processus d'assujettissement qui tentent, et de ce fait travaillent, les institutions et en particulier l'Église. Considéré dans cette visée d'élucidation, ce livre est une étape importante. Il questionne la naissance du sujet à l'époque moderne et l'organisation politique qu'elle permet, en prêtant attention au risque concomitant de prise de pouvoir sur autrui. Il s'attache pour cela à un point particulier de la tradition spirituelle : par l'analyse des sources – c'est sa force –, il veut comprendre le passage de la conversation mutuelle que désirait Ignace de Loyola à la direction spirituelle telle qu'elle prend forme dans son lien à la littérature, au XVIIe siècle. Or, de la conversation (cette naissance d'une parole du sujet face à Dieu et dans l'échange avec celui qui donne les Exercices), à la référence à un directeur, à ses directives épistolaires, aux représentations mentales induites par la littérature spirituelle, la liberté du sujet s'estompe, ou s'égare dans une forme de désir mimétique.
Dans son étude précédente (Les conseils de l'Esprit, Lessius, « Christus », 2017), Patrick Goujon l'avait déjà mentionné : Ignace de Loyola refusait de soutenir lui-même la consolation d'autrui par l'accompagnement épistolaire. Il replaçait son interlocuteur devant le don consolant de son Créateur et Seigneur, le renvoyant donc à sa prière. Cette sobriété qui renonce à l'écrit redit la prééminence de Dieu dans le conseil. Mais l'histoire de la direction spirituelle dans la Compagnie de Jésus montre qu'Ignace n'a pas toujours été suivi et que, progressivement, le conseiller devint directeur.
C'est donc ce processus qui est analysé à travers les écrits (courriers puis ouvrages de piété) au moment où ils prennent leur essor au sein de la littérature naissante. Il s'agit de faire droit aux travaux de Michel Foucault (qui considèrent dans le christianisme l'opération d'assujettissement) mais en réintroduisant ici ce qu'ils ne perçoivent pas : l'assurance, au principe de ce même christianisme, que Dieu ne contraint pas, mais qu'il se communique, se donne lui-même et, par là, qu'il donne la vie (l'expérience que cette communication est croissance de liberté et non pas asservissement) ; enfin la conviction que le discernement est une recherche de coïncidence cordiale entre deux libertés, celle de Dieu et celle de l'homme, qui ne sont pas écrites, mais vivantes. La tentation de prise de pouvoir sur autrui s'infiltre au lieu du meilleur. Alors, le sujet devient l'occasion d'une mission ; le conseil donné en son temps et en conversation se fige en énoncé généralisable ; le discernement est confondu avec l'obéissance à l'autorité ecclésiale ; et le dirigé lui-même, tenu pour mineur, reste un adolescent sans maturité devant les questions ultimes, qu'il préfère déléguer. Quand le chemin d'intelligence de l'existence devient un jeu de piste avec passages obligés codifiés, il n'y a plus qu'une simple exécution possible.
La lecture des Politiques de l'âme questionne les pratiques du lecteur. Mais elle lui ôte un poids aussi car, en définitive, de la tiédeur d'une existence déjà dessinée qui exige conformation d'identité à un modèle, les dirigés, très probablement, se détournent. C'est ainsi que Patrick Goujon explique cette insistance des auteurs de direction spirituelle : s'ils se montrent impératifs et se répètent, c'est probablement qu'ils ne sont pas suivis par les dirigés. Ce « brigandage des dirigés » est signe de vie.
De fait, la relation du baptisé à son Seigneur emprunte très probablement d'autres voies que celles d'une emprise. Des voies dont on ne trouvera guère de traces écrites mais qui nous permettent encore aujourd'hui à tous de croire et d'espérer au travail de l'Esprit, à la présence et à l'amour du Christ dans l'Histoire. Les prises de pouvoir, bien que très cher payées, ne sont souvent que des coups d'épée dans l'eau. Patrick Goujon donne donc ici un livre important, à lire, surtout dans la situation actuelle que connaît l'Église.