Bayard, coll. « Christus – Spiritualité et politique », 2012, 140 p., 15 €.
 
Nous excéder. Est-ce nous exaspérer, suscitant tour à tour lassitude et répulsion ? Est-ce nous dépasser, avoir un plus grand poids d’humanité ? Et d’abord, ces pauvres, qui sont-ils ? Dès la quatrième ligne, on le sait ; pas de faux-fuyant pudique ou sulpicien : il s’agit des gens de rien, de ceux qui ratent tout, qui s’enivrent, qui injurient, qui puent. Des misérables. Il est donné au jésuite Philippe Demeestère, leur compagnon, de déployer la portée mystique de cette misère excédante. La vraie mystique jaillit d’une expérience individuelle, infiniment subjective, pour rejoindre le plus universel. Peut-on croire, sans romantisme ni complaisance spirituelle, que les exclus de la société disent le coeur de l’humanité ? Le fil conducteur de cet ouvrage est une chronique – un parcours de mémoire chaleureuse, entre genèse et exode – de La Margelle, une association qui crée un lieu de vie ouvert à des SDF (en région parisienne d’abord, puis, à partir de 1994, dans un village de Haute-Marne). ce n’est pas le récit d’une alternance d’échecs et de réussites, entre squat et bergerie, où l’auteur dresserait à la fin le bilan de son aventure. Aux côtés de ceux qui ne valent rien, il évalue le prix de l’aventure qu’est toute vie, sans valeur ajoutée via quelques mesures sociales adaptées – le prix d’un don fait sans mesure. Car tandis que la société rêve, au mieux, d’enrayer les malédictions qui les frappent, il se pourrait que ces maudits pauvres de la Margelle soient patiemment conviés à éprouver la bénédiction promise à tout homme. Que leurs plaies régulièrement rouvertes au vent du malheur restent toujours lieux de passage possibles pour la vie. Il s’agit moins d’aider les pauvres à « s’en sortir » qu’à permettre qu’ils se trouvent eux-mêmes, dans leur capacité à se réjouir ensemble, à admirer, à dire merci. La mystique de ce livre n’indique pas un bonheur à venir, elle suggère un présent au parfum d’infini. C’est un livre rude écrit d’une plume légère. Demeestère a le sérieux désinvolte de ceux qui ont à nous parler, pas à nous convaincre. Aucun goût du pittoresque chez lui, pas d’anecdote qui veut faire sens. Mais il nous partage sans cesse son émotion d’évoquer une silhouette amie, il ranime pour nous l’éclat d’une répartie qu’on lui a lancée, tranchante comme un silex ou chatoyante comme une perle. Au risque d’aviver, s’il apprenait ce parrainage, son grand sourire de viking débonnaire, ses lecteurs songeront au Malraux des romans et des Antimémoires en plongeant dans ce livre. À cause de tout ce qui proclame la fraternité victorieuse sur l’humiliation. (Pas facile, pourtant, à la Margelle, d’avouer que c’est cette victoire qu’on arrose… En général, on n’y a pas de mots pour dire ce qui fait battre le coeur.) Puis, comme Malraux, sans souci de hiérarchie culturellement correcte, mais parce qu’il est partout question de la vie et de la mort, avec une alerte bonhomie, il passe du mythe d’Orphée à une chanson de Brassens, du Petit Prince aux Nativités médiévales. Mais ici les références artistiques, les citations littéraires ne viennent stimuler la mémoire et soutenir la méditation qu’en raison de leur lien profond avec les Écritures. Les pauvres (re)conduisent à la Bible. À Job, bien sûr, leur compagnon de fumier, excédant lui aussi, mais aussi souvent à Isaïe, à Daniel…, partout où les mots dénoncent le goût qu’on a pour la mort, déchirent la nuit des hommes, et leur proposent d’élargir la brèche vers la gratuité, la louange – à la rencontre de la Source. Surtout, mêlant nonchalamment rigueur et jubilation, Philippe Demeestère scrute les Évangiles. Non pour lancer des passerelles faciles que franchirait un imaginaire sentimental – Saint-Ouen, nouveau Capharnaüm –, mais pour mieux écouter, à Nanterre comme à Gerasa, celui dont la première parole citée proclame heureux les pauvres.