Il nous paraît si naturel de grandir que nous ne songeons pas d’habitude à distinguer de notre action les puissances qui l’alimentent, ni les circonstances qui favorisent sa réussite. Et cependant, quid habes quod non accepisti 1 ? Autant, sinon plus, que la Mort, nous subissons la Vie. Pénétrons au plus secret de nous-mêmes. Faisons le tour de notre être. Cherchons, longuement, à percevoir l’océan de forces subies où est comme trempée notre croissance. Il y a là un exercice salutaire : la profondeur et l’universalité de nos dépendances feront l’intimité enveloppante de notre Communion. […] Donc, pour la première fois peut-être de ma vie (moi qui suis supposé méditer tous les jours !) j’ai pris la lampe, et quittant la zone, claire en apparence, de mes occupations et de mes relations journalières, je suis descendu au plus intime de moi-même, dans l’abîme profond d’où je sens confusément qu’émane mon pouvoir d’action. Or, à mesure que je m’éloignais des évidences conventionnelles dont est superficiellement illuminée la vie sociale, je me suis rendu compte que je m’échappais à moi-même. À chaque marche descendue, un autre personnage se découvrait en moi, dont je ne pouvais plus dire le nom exact, et qui ne m’obéissait plus. Et quand j’ai dû arrêter mon exploration, parce que le chemin manquait sous mes pas, il y avait à mes pieds un abîme sans fond d’où sortait, venant je ne sais d’où, le flot que j’ose bien appeler ma vie.
Quelle science pourra-t-elle jamais révéler à l’Homme l’origine, la nature, le régime, de la puissance consciente de vouloir et d’aimer dont est faite sa vie ? Ce n’est pas notre effort, bien sûr, ni l’effort de personne autour de nous, qui a lancé ce courant. [...] Je me reçois bien plus que je ne me fais. L’Homme, dit l’Écriture, ne peut ajouter un pouce à sa taille. Encore moins peut-il augmenter d’une unité son potentiel d’aimer, ni accélérer d’une autre unité le rythme fondamental qui règle la maturation de son esprit et de son coeur. En dernier ressort, la vie profonde, la vie fontale, la vie naissante, nous échappent absolument.
Alors, tout saisi de ma découverte, j’ai voulu remonter au jour, oublier l’inquiétante énigme dans le confortable entourage des choses familières – recommencer à vivre en surface, sans sonder imprudemment les abîmes. Mais voici que, sous le spectacle même des agitations humaines, j’ai vu reparaître, à mes yeux avertis, l’Inconnu auquel je voulais échapper. Cette fois, il ne se dérobait pas au fond d’un abîme : il se dissimulait maintenant sous la multitude des hasards entrecroisés dont est tissée l’étoffe de l’Univers et de ma petite individualité. Mais c’était bien le même mystère : je l’ai reconnu. Notre esprit se trouble quand nous cherchons à mesurer la profondeur du Monde au-dessous de nous. Mais il vacille encore quand nous cherchons à dénombrer les chances favorables dont la confluence fait, à chaque instant, la conservation et la réussite du moindre des vivants. Après la conscience d’être un autre, et un plus grand que moi, une seconde chose m’a donné le vertige : c’est la suprême improbabilité, la formidable invraisemblance de me trouver, existant, au sein d’un Monde réussi. À ce moment, comme quiconque voudra faire la même expérience intérieure, j’ai senti planer sur moi la détresse essentielle de l’atome perdu dans l’Univers, la détresse qui fait journellement sombrer des volontés humaines sous le nombre accablant des vivants et des astres. Et si quelque chose m’a sauvé, c’est d’entendre la voix évangélique, garantie par des succès divins, qui me disait, du plus profond de la nuit : Ego sum, noli timere 2.
Oui, mon Dieu, je le crois : et je le croirai d’autant plus volontiers qu’il n’y va pas seulement de mon apaisement, mais de mon achèvement : c’est Vous qui êtes à l’origine de l’élan, et au terme de l’attraction dont je ne fais pas autre chose, ma vie durant, que de suivre ou favoriser l’impulsion première et les développements.
Et c’est Vous, aussi, qui vivifiez pour moi, de votre omniprésence (mieux encore que mon esprit ne le fait pour la Matière qu’il anime), les myriades d’influences dont je suis à chaque instant l’objet. Dans la Vie qui sourd en moi, et dans cette Matière qui me supporte, je trouve mieux encore que vos dons : c’est Vous-même que je rencontre, Vous qui me faites participer à votre Être, et qui me pétrissez. Vraiment, dans la régulation et la modulation initiale de ma force vitale, dans le jeu favorablement continu des causes secondes, je touche, d’aussi près que possible, les deux faces de votre action créatrice ; je rencontre et je baise vos deux merveilleuses mains : celle qui saisit si profondément qu’elle se confond, en nous, avec les sources de la Vie, et celle qui embrasse si largement, que sous la moindre de ses pressions, tous les ressorts de l’Univers se plient harmonieusement à la fois.
1. « Que possèdes-tu que tu n’aies préalablement reçu ? » (1 Co 4,7).
2. « C’est moi, ne craignez point » (Jn 6,20).
1. « Que possèdes-tu que tu n’aies préalablement reçu ? » (1 Co 4,7).
2. « C’est moi, ne craignez point » (Jn 6,20).