Il y a quelque témérité de ma part, si ce n'est même de l'impudence, à prendre le risque d'écrire sur la patience, moi qui suis tout à fait incapable d'en faire preuve » 1. Le témoignage que je peux donner s'inscrit bien dans un large champ de patience, dont je me sens riche aujourd'hui après vingt ans passés avec des patients en fin de vie, leurs proches, des soignants et des bénévoles. Dans le cadre de l'association « Albatros », je suis témoin de la germination spirituelle des personnes au contact de la mort et du deuil ; elles touchent tôt ou tard aux limites de leurs sentiments et de leur désir d'aider, et sont entraînées dans une expérience intérieure neuve dont elles ne sont plus les seuls acteurs.
Mon chemin n'est guère différent. Au début de ma vie professionnelle soignante, je me sentais fort d'un intérêt et d'une sympathie envers les patients ; il m'arrivait souvent d'éprouver un sentiment chaleureux à leur égard. J'avais appris à reconnaître leurs besoins et à écouter leur souffrance. Et pourtant, mon désir d'aider se heurtait parfois à une froideur intérieure, comme si la force d'amour était bloquée en moi, incapable de s'exprimer. Je ne trouvais pas en mon coeur les lames de fond pouvant offrir une bienveillance durable à tous ceux qui souffraient dans leur corps et leur esprit ; les barrières étaient là, bien présentes : les odeurs, les visages fermés, la maigreur, la désorientation, et je n'étais pas préparé à les traverser.
Pour la première fois de ma vie, j'étais confronté à ma propre impuissance devant les souffrances des autres. L'infirmière de nuit n'avait pas de prescription pour soulager les douleurs aiguës, l'insomnie ouvrant grandes les portes de l'angoisse. Tout ce que j'avais appris ne me servait à rien devant des détresses auxquelles je ne pouvais échapper ; les faux prétextes pour partir ailleurs, les mots faciles d'encouragement se révélaient des attitudes inacceptables pour un soignant : la sincérité fut pour moi la porte d'entrée vers une autre manière d'être avec l'autre. Il me fallait apprendre rapidement les formes d'une présence impuissante et silencieuse : risquer mon corps, mon regard, vers ceux du patient, mes mains vers ses mains, et me laisser éveiller à cette force d'amour cachée que je ne pouvais pas encore nommer, n'en connaissant pas la source ni le chemin.
 

Le chemin de la gratitude


J'avais peu à peu pris conscience que ma vie ne pouvait être réduite à un « pour autrui » vers lequel j'avais orienté mes études et une première responsabilité d'aumônier en milieu scolaire. Le patient attendait de trouver en face de lui quelqu'un qui existe par lui-même. La seule réalité qui a résisté au rude choc de l'accompagnement des mourants fut celle de mon identité propre. Une évidence me portait et nourrissait mes nuits d'hôpital : l'amour et la bonté constantes offertes à chaque étape de ma vie, à travers de multiples visages, familiaux d'abord, amicaux ensuite, et des événements apparemment fortuits survenus au bon moment. Conscient de cette richesse rare à laquelle je n'avais aucun droit, j'étais habité par une gratitude immense, comme si j'avais été protégé des embûches de la vie. Dans le silence des allées et venues de couloir qui me permettaient de vaincre le sommeil, je regardais en moi ces visages multiples, leur regard qui m'avait permis d'être qui je suis devant eux, capable d'être aimé et de grandir. J'étais conduit tout naturellement vers une grande bienveillance vis-à-vis de mes proches et entraîné vers des cercles de plus en plus larges englobant ces patients (un derrière chaque porte) en lutte contre la maladie. Je trouvais alors en moi l'énergie intérieure pour désirer tout le bien possible pour chacune de ces personnes.
Il m'était donné un nouveau regard qui traversait la maladie physique et ses symptômes, savait s'arrêter sur les forces de vie et de beauté qui attendaient de naître. Aux premières lueurs de l'aube, je bénissais cette journée nouvelle, je me réjouissais de cette trame invisible qui enveloppait chaque être. J'étais surpris de trouver en moi une tolérance, une patience, une compréhension qui ne m'étaient pas naturelles. Je bénissais ce lieu de pardon où venaient s'échouer doucement mes ressentiments et mes déceptions ; une résonance intérieure de prière sans mot me procurait la paix et la sérénité. Je bénissais ce lieu où les forces invisibles de la vie tenaient tête à la souffrance et à la mort. Je me sentais relié mystérieusement, au-delà des distances et parfois même de la mort, à un univers, invisible mais réel, dans lequel les autres et moi pouvions nous rejoindre, nous aimer et nous aider.
Ce qui me séparait des patients, c'est-à-dire la santé, l'activité, le statut professionnel, s'effaçait dans la conscience claire d'être en présence d'un frère en humanité : l'un et l'autre de condition mortelle, habités par la même peur de souffrir, aspirant au bonheur. Chaque rencontre m'offrait la possibilité d'une reconnaissance intérieure de cette fraternité souterraine. Occasion fugitive, attendue mais imprévisible : il n'était pas en mon pouvoir de la déclencher ; j'avais pourtant la responsabilité de ne pas la manquer. J'ai vécu le poids de cet instant merveilleux où l'autre, dans une confiance infinie à mon égard, se donnait parfois à voir et à entendre dans le mystère de son être et de son histoire. C'est à l'hôpital que j'ai vraiment compris l'insistance de Paul de Tarse à saisir l'occasion : « Sachez tirer parti de la période présente » (Col 4,5) qui reprend la parole d'Isaïe : « Au moment favorable, je t'ai exaucé. » Echo précurseur de l'enseignement oral de Jésus : « Restez éveillé, car vous ne savez ni le jour ni l'heure » (Me 13,33). C'est au lit des patients et des personnes âgées que j'ai commencé à comprendre la fonction prophétique du « veilleur » : il ne s'agit plus d'un amour « qui veut se sentir aimant, faisant le bien et jouissant de la reconnaissance éperdue qu'il mérite », mais de « l'amour juste au moment juste » 2.
Lorsque cette grâce d'un instant n'était pas donnée — et cela était fréquent —, je n'éprouvais aucune déception. Il y a une forme de grand respect à ne pas encombrer l'autre de son propre désir d'aider : d'autres sont présents sur le terrain du soin et peuvent être choisis eux aussi. Je devais être au clair sur les raisons de ma présence : ce n'était pas un manque affectif ni le besoin de soutenir quelqu'un. Je ne me suis jamais pris pour un sauveur en mal de porter sur lui toutes les souffrances du monde ; je n'étais pas impatient que quelqu'un m'appelle au secours ; je ne me suis jamais senti indispensable sur le chemin d'un autre ; je n'ai jamais promis ma présence dans les derniers instants. Les horaires et le cadre professionnel posaient les indispensables limites de ma présence et de mon absence.
Ma vie en communauté, la prière individuelle, quelques amitiés fortes m'ont offert constamment une nécessaire distance vis-à-vis de la souffrance des autres et la possibilité d'une parole. Je n'ai jamais été victime de la commisération ni de l'indifférence ; mes souterraines ttansformarions du coeur ont toujours été respectées et reconnues ; j'ai pu dire toutes les richesses dont la vie m'avait comblé et été encouragé à livrer cet intime qui m'envoyait vers l'inconnu, mon frère.
Pendant de longues années, mon « étoile du berger » fut la règle des diaconesses de Reuilly qui, dans sa puissance d'évocation symbolique, savait offrir des mots à mon expérience, et une inspiration aux bénévoles d'Albatros : « Si le travail provoquait nos ambitions et nos vanités, s'il se vidait de compassion et de paix, s'il ne grandissait ceux que nous servons, nous perdrions nos jours (...) Lourde comme une femme en travail, attendons la délivrance (...) La maladie est révélatrice d'amour et de compassion, elle devient une grande expérience de vie. »
L'accompagnement des personnes en fin de vie a opéré en moi comme une déchirure bénéfique qui a libéré des forces d'amour plus profondes que celles du coeur, que je ne soupçonnais pas — une onde de choc envahissant tout mon être d'une immense tendresse, édosion douce et paisible, proche peut-être de ce que je savais de l'amour d'une femme pour son enfant, capable d'enjamber les frontières de la mort de l'autre.
 

La compassion du Fils de l'homme


De ce fait, la personne de Jésus de Nazareth me fut révélée sous une lumière nouvelle à travers des textes pourtant connus et médités : un homme qui laisse monter dans son corps les émotions de ses profondeurs, invente le regard, le geste et la parole justes au bon moment. Les foules fatiguées ou découragées, les malades et les handicapés n'éveillent pas une pitié passagère ; son amour n'est pas envahissant ; en s'adressant au désir, il laisse place à leur parole : « Que désirez-vous que je vous fasse ? » Cette parole appelant la vie, au coeur même de la souffrance qui éveille une compassion, est elle-même rencontre : « Toi qui es ému aux entrailles pour nous » (Me 9,22). Je me suis senti proche de ce « Fils de l'homme » qui m'encourageait comme un frère à persévérer à sa suite dans cette voie. La règle de Reuilly me confirmait encore : « Persévère à la suite du Fils de l'homme et partage sa compassion pour toute créature. »
Ainsi, l'accompagnement des mourants fut pour moi une école de purification du coeur et de libération d'une humanité qui dormait au fond de mes entrailles. La même attitude compatissante me fut donnée auprès des endeuillés non préparés le plus souvent à la perte d'un proche, minés parfois par les regrets ou la culpabilité. Au prix d'une vie intérieure exigeante, c'est le même regard qui m'est donné ; leur confiance envers l'inconnu que je suis à leurs yeux, leur aptitude à exprimer leur détresse ou leur désespérance réveille en moi une admiration émue. Comment ai-je pu être délivré de l'appréhension de ces rencontres, je ne saurais l'expliquer. Mais cet acquis reste fragile : il suffit que, repris par le visible immédiat, j'en arrive à oublier ma condition de mortel et le provisoire de toutes choses pour que cette grâce s'évanouisse.
Oublier cette finitude reviendrait à renier ma propre histoire, à me regarder à nouveau comme l'origine de mes dons, à sortir d'une dynamique d'héritage et de transmission ; la prière me remet en présence de ces exigences intérieures. Au contact des textes bibliques qui parlent de compassion en termes d'affection d'une mère pour son enfant, m'est révélé un Dieu à l'amour inconditionnel et définitif : « Une femme oublie-t-elle son nourrisson ? N'a-t-elle pas compassion du fils de ses entrailles ? » (Is 49,15). Jérémie fait dire à Dieu de son fils chéri Ephraïm : « Chaque fois que j'en parle en mon coeur, quel émoi !... J'en ai grande compassion » (37,20). La compassion de Dieu n'est pas séparable de sa fidélité. Il m'a été donné d'accueillir une compassion qui, tel un buisson ardent, brûle sans se consumer sur la solitude d'une montagne ; j'ai pris place dans ce peuple qui tient ferme « comme s'il voyait l'invisible » (He 11,27) et ce qui en chaque homme rencontré est encore inaccompli.

L'héritage d'une tradition


Mes points d'ancrage sont d'abord ceux de la spiritualité ignatienne, de sa pédagogie et ses méthodes ; il me devient de plus en plus nécessaire de relire et d'interroger ma présence auprès de chaque souffrant : ai-je pu écouter et reconnaître son désir ? J'aime à lire souvent les lettres de saint Ignace où affleurent pudiquement les richesses de son coeur. Mais je suis conforté également par ces compagnons d'aujourd'hui qui ont su dire leur chemin vers la compassion 3.
Au contact des patients en fin de vie et de leurs proches, le sentiment d'impuissance m'a fait prendre la mesure des limites d'un idéal : j'ai pu échapper au découragement et à la tentation d'abandonner pour accepter d'être ce pauvre qui n'a plus à offrir à Dieu que ses mains vides. Je me sens de cette famille spirituelle qui a découvert le sacré là où elle ne l'attendait pas, et mené dans l'humilité un combat pour la justice et l'amour entremêlés. La compassion qui m'a été donnée est sortie maintenant du champ de l'accompagnement.
J'ai aussi une grande consolation à me relier à la chaîne de compassion ininterrompue qui traverse l'histoire du christianisme européen, depuis la première reconnaissance ecclésiale de ces veuves qui ont « élevé des enfants, exercé l'hospitalité, lavé les pieds des saints, secouru les affligés, pratiqué toutes les formes de la bienfaisance » (1 Tm 5,10) : les béguines flamandes, les soeurs de la Charité de Namur, les soeurs hospitalières augustines de Bruxelles, la fondation de l'Hospice de Beaune au xv* siècle, les soeurs hospitalières de saint Thomas de Villeneuve, les frères de saint Jean de Dieu, les camiliens, et, plus tard, les filles de la Charité de saint Vincent de Paul jalonnent cette merveilleuse histoire.
La plupart de ces fondations ont su se dégager des structures de la vie monastique pour être davantage au service des « pauvres de Jésus Christ » 4 tout en offrant à des femmes, la plupart de milieu modeste, les ressources d'une vie communautaire. Mais la charité se devait d'être étayée par une compétence.
 

Une résurgence moderne


Cicely Saunders, la fondatrice anglaise des soins palliatifs, me paraît être l'exceptionnelle héritière de cette riche tradition de compassion 5. Ses stages professionnels et bénévoles la mirent en contact avec les soeurs catholiques irlandaises. Par ailleurs, elle découvrit la spiritualité des dames du Calvaire fondées en 1853 par une veuve lyonnaise, Jeanne Garnier.
Sa conversion fut la réponse inattendue à une longue recherche intérieure : « Je sentis que Dieu me retournait et que cela était bien. C'était exactement comme lorsqu'on trouve le vent dans son dos au lieu de combattre tout le temps contre lui... A ce moment, c'était comme si le Seigneur Christ me disait : " Ce n'est pas toi qui as à faire quelque chose, j'ai tout fait " » 6. La création de la communauté de Saint Christopher's Hospice (1949) est incontestablement sa réponse au « Veillez avec moi » du jardin de Gethsemani : « Non seulement étendre sans cesse ses compétences, développer celles déjà acquises, mais apprendre des patients quelle est leur souffrance. Aller au-delà de ce que nous avons appris, reconnaître que nous sommes réduits à l'impuissance, être là : c'est alors que se manifeste une sorte d'esprit pratique et compatissant. » Grâce à une vraie communauté où les membres ont confiance les uns dans les autres, on s'ouvre à la conscience de la présence du Christ dans le malade et dans celui qui le veille : « Lorsque nous veillons les malades, nous savons que le Christ est toujours là et que sa présence est rédemptrice (...), qu'ils le reconnaissent ou non ; la compréhension mystique de la réalité d'accompagnement est parfaitement compatible avec le respect de l'autre. »
Ce panorama rapide serait incomplet si je ne mentionnais le vaste mouvement de réflexion et d'action d'infirmières qui, en protestation contre les pouvoirs technologiques de la médecine, ont su retrouver les chemins d'un soin compatissant ; la prise en compte des besoins de la personne malade et de son entourage familial a fait surgir une qualité de soin appelée outre-Atlantique le « caring » : « Il implique des gestes de tendresse, de soutien, d'intimité et de sollicitude. Il se donne et se reçoit (...) Il veut dire recevoir l'autre en dedans de soi (...) L'infirmière ressent avec la personne soignée son vécu, le vit avec elle, pas nécessairement comme elle mais avec elle » 7. Soeur Marie-Simone Roach décrit la soignante comme « consciente, compétente, confiante, compatissante et engagée envers l'autre, cherchant continuellement à vérifier ses propres valeurs » 8.
Le fondement spirituel du caring n'est plus exprimé en termes religieux, c'est « une foi intérieure » sous-jacente à la relation du soin. Le caring se donne par ceux et celles « qui prennent soin des moments précieux de leur vie (...), de l'amour et des amis dans leur vie ; qui sont conscients de la fragilité et de la valeur indéniable de la vie ; qui savent qu'on ne peut pas toujours guérir, qui acceptent de ne pas pouvoir changer l'irréversible, mais qui font la différence en prenant soin de l'autre ; qui deviennent émerveillés par la vie et qui ont appris à laisser aller et à lâcher prise » 9.
 
* * *

Cette attitude profonde et continue d'espoir face à soi-même, au patient, à sa famille et aux ressources des soignants, se répand peu à peu dans les milieux de soins. Il ne sera pas indifférent au lecteur d'apprendre ici que, dans l'étape terminale de sa vie, il pourra, s'il en exprime le désir, être écouté et secouru par des professionnels capables d'entrer avec lui dans une relation de compassion véritable. C'est le désir secret de tout homme, qu'il croie au ciel ou qu'il n'y croie pas, c'est un appel qui parfois ressemble au cri de ce jésuite âgé qui, menacé de perdre la parole, confiait à son ordinateur :
 
« Je cherche quelqu'un parmi mes compagnons valides qui puisse être le compagnon intime avec qui je puisse communiquer comme par sympathie quand tout moyen d'expression aura disparu. Car j'ai peur de rester seul au milieu de gens dévoués et gentils, même fraternels, mais qui restent tout de même étrangers à mes difficultés. Il ne s'agit pas d'être à toute heure à ma disposition, mais de veiller sur moi avec une attention particulière, être celui à qui je peux m'abandonner, parce qu'il devine ce que je ne peux plus dire... »


1. Tertullien, De la patience, Cerf, 1984
2. Maurice Bellet, L'épreuve, Desclée de Brouwer, 1988, p 75
3. Cf Michel Rondet, « De la sainteté désirée à la pauvreté offerte » (Chnstus, n° 137, janvier 1988, pp 47-54), Léon Burdin, Parler la mort (Desdée de Brouwer, 1997)
4. « Dans les mêmes attitudes fondamentales de respect, de sollicitude attentive, de service diligent et efficace, d'humble miséricorde, par leur approche amicale et respectueuse, leur douceur et leur promptitude, leur présence sereine, elles laissent enttevoir que leur action vient d'un Autre » (Constitution rénovée des hospitalières de Beaune, 1984, n° 31)
5. Beyond ail pain A companwnfor the suffermg and bereaved (SPCK, 1983), Beyond the horizon A searchfor meamng m suffermg (Darton, Longman &Todd, 1990)
6. Shirley du Boulay, Cicely Saunders, the fonder of the modem hospice movement, Hodder and Stoughton, 1984, p 48
7. B Dutil, « te caring », L'Infirmière canadienne, décembre 1993, pp 36-40
8. « The act of canng as expressed m code of ethics », là, juin 1982, pp 30-32
9.
A. Plante, « Survivance des soins traditionnels le caring », Infokara, n° 36, décembre 1994, pp 13-20