Invitation au voyage en Syrie, Palestine et Mésopotamie, mise en situation et en perspective des personnages, le préambule de ce vertige divin sonne comme une composition de lieu, chère à Ignace. Très vite, nous sommes invités à regarder vers les hauteurs pour contempler les stylites sur leurs colonnes, en goûtant les récits que nous distille Philippe Henne à partir de six hagiographies dont il a étudié avec rigueur les sources et la transmission. Deux autres précieux documents sont étudiés à la fin de l'ouvrage, rédigés par « deux stylites non vénérés comme des saints », celui de « Josué le stylite ou le stylite chroniqueur », au début du VIe siècle, qui porte sur l'histoire de son temps un regard de théologien, et celui de « Serge le controversiste ou la polémique avec les Juifs », au VIIIe siècle, qui va de l'écrasement de l'adversaire juif au dialogue qui le pousse à reconnaître ses torts, non sans intransigeance de la part de Serge. Henne, dominicain, ancien chercheur à l'Université de Fribourg (Suisse) et à l'École biblique et archéologique française de Jérusalem, actuellement professeur de patrologie à l'Université catholique de Lille, met depuis longtemps à disposition de tout lecteur qui le désire le fruit de ses recherches. Du IVe au XIe siècle, la vie de ces ermites perchés, reconnus comme des saints, est inséparable de l'histoire politique, religieuse et économique de leurs pays. Nous devenons témoins des réactions de leurs contemporains au fil des années : au début, incompréhension devant ce mode de vie monastique inédit, puis étonnement admiratif et, pour finir, méfiance et critiques sévères.
Les stylites ne tombent pas du ciel, ils dressent justement leurs colonnes pour mieux s'en rapprocher au milieu de communautés de moines déjà existantes dans lesquelles ermites et cénobites cultivent l'héritage spirituel des premiers Pères du désert, tels Antoine d'Égypte et Pacôme, en suivant leurs règles. « Aller au désert » était devenu une manière de résister à la corruption ou à la décadence de la foi depuis que les persécutions contre les chrétiens avaient cessé après « l'édit de tolérance » promulgué par les empereurs Constantin et Licinius en 313. De nouvelles violences surgissaient, dont les querelles dogmatiques, dues au mélange explosif du pouvoir politique et des affaires religieuses. Les stylites sont consultés par des personnages importants : Daniel, par exemple, devient un médiateur de paix en s'entretenant avec l'empereur. De nombreux pèlerins font route vers eux, attirés par leur réputation de thaumaturges, de prédicateurs, de guérisseurs de l'âme et du corps.
Les hagiographes de Siméon l'Ancien, de Daniel, de Siméon le Jeune, d'Alypius, de Luc le Centenaire ou de Lazare le Galésote nous dressent chacun une échelle pour rencontrer de plus près ceux qui se tiennent debout nuit et jour au sommet de leurs colonnes, occupés à la prière et aux mortifications. Une ascèse souvent extrême, comme celle du frère Nikon très sale, dévoré par les poux et ayant les jambes rongées par les ulcères. Il n'en traitait pas moins avec respect les parasites en les invitant à manger sa chair comme un don de Dieu. Les différentes manières dont les stylites ont vécu leur vocation, de l'appel reçu à la mise en pratique, témoignent toutes de l'importance d'un lien de régulation entre eux-mêmes et l'autorité ecclésiale, représentée par les évêques ou les abbés, ce qui n'allait pas sans turbulences pour les uns et les autres, les excès de mortifications risquant de confiner à l'orgueil spirituel. Henne note que les récits s'attardent davantage sur les pratiques ascétiques que sur leurs motivations, ce qui n'empêche pas d'en repérer quelques-unes parmi ces dernières : plutôt souffrir sur terre que de brûler en enfer ; se débarrasser de toute nécessité physique ; imiter, par anticipation reçue comme une grâce, la vie céleste ; déjouer les ruses du diable. Au sujet de Siméon le premier stylite, Théodoret de Cyr (dans son Histoire des moines de Syrie, Cerf, « Sources chrétiennes », n° 257) avance à pas prudents en reconnaissant la difficulté de comprendre cette vocation très particulière mais qui ne contredit pas, selon lui, un salut offert et accessible à tous, que l'on soit ermite ou engagé dans les affaires du monde. Un bon critère de discernement quant à la justesse de cette vocation : la charité exercée par les stylites envers ceux qui venaient les solliciter, une charité qui continuait de s'exercer même après leur mort.