Avant d'aborder la question de l'individualisme dans la Corée actuelle il est bon de rappeler dans quel contexte elle se développe. La société coréenne est surtout marquée par la philosophie confucéenne, dont la valeur essentielle est la recherche d'une harmonie sociale qui reflète l'ordre de la nature. De même que les saisons se succèdent et que la nature vit selon le mouvement commandé par la lune et le soleil, l'harmonie règne si les jeunes suivent leurs aînés et respectent la place que la naissance leur a donnée dans la famille, et la famille dans la société. L'appartenance au groupe et la place qu'on y occupe priment donc sur l'existence personnelle. Cela se traduit, dans la langue, par l'importance du « nous » et, dans la vie quotidienne, par le remplacement du prénom au profit d'une dénomination indiquant le rang dans le groupe ou la situation sociale. Une autre caractéristique de la société coréenne est l'importance attachée à la connaissance et aux études, où se révèlent une grande ouverture aux sciences nouvelles et la recherche de nouveaux modèles.
Nous réfléchirons aux formes, surtout négatives, que revêt l'individualisme chez les jeunes Coréens, avant de nous demander ce que peut signifier la notion chrétienne de personne dans un tel contexte et quelles sont ses chances d'émerger. Je m'appuierai pour cela sur mon expérience d'enseignante en philosophie auprès d'étudiants relevant de disciplines et de niveaux différents.
 

Le culte de l'internet


L'individualisme des jeunes Coréens correspond d'abord, face au groupe prédominant dans la société traditionnelle, au besoin qu'ils ont d'être reconnus pour eux-mêmes. Il traduit l'aspiration à une personnalité originale Mais comme rien ne prépare dans la culture traditionnelle, à l'émergence d'une personnalité propre, le refus des modèles traditionnels conduit à la création de nouveaux types, qui ne sont que le reflet des images transmises par les mass médias. On assiste ainsi à une uniformisation du comportement des jeunes, dans leur manière de s'habiller, à leurs couleurs de cheveux, qui reproduit celles des chanteurs à la mode ou des stars de la télévision. Ces stars leur apparaissent comme libérées des lois sociales et disposant du pouvoir immense que donne l'argent. Mais ils n'ont pas conscience que, bien loin de développer une originalité personnelle elles sont en fait les victimes de la société de consommation et des industries de la culture
La revendication d'une reconnaissance personnelle, si légitime soit-elle se produit dans un contexte où l'essentiel est de réussir socialement, avec l'argent pour seule mesure. Depuis l'indépendance, les gouvernements successifs ont inculqué dans l'esprit de la population l'idée qu'il fallait être les meilleurs dans la guerre économique Pour les jeunes, se construire signifie donc dominer les autres, être le propriétaire absolu de son monde
L'intérêt porté aux connaissances nouvelles est aussi, nous l'avons évoqué, un trait de la civilisation extrême-orientale. Depuis quelques années, les mots à la mode ici sont « liberté », « néo-libéralisme », « ouverture », « mondialisation », « développement », « sciences nouvelles »... Ils traduisent un intérêt très positif pour les échanges culturels et la reconnaissance de la diversité des cultures. Mais, derrière ces formules, l'attitude fondamentale reste la fermeture nationaliste — conséquence de l'absence d'une réflexion sur l'homme et sur les implications d'une ouverture à l'autre On manque, aussi bien, de critères pour exercer un discernement sur la valeur de la nouveauté, avec pour résultat, là encore, une identification aveugle, et paradoxalement égocentrique, à tout ce qui vient de l'étranger.
Le gouvernement actuel et le très puissant courant des néo-libéraux identifient l'informatisation de la Corée à la mondialisation et à l'internationalisation. Ils incitent les citoyens à se « nétiser » en distribuant des subventions. Les jeunes sont ainsi plongés dans l'informatique. Mais deux problèmes apparaissent : la communication et le sens du bien commun.
Dans la tradition coréenne, on peut dire que le dialogue est pratiquement absent. La parole descend de haut en bas et n'attend pas de réponse. Tel est encore le climat de la plupart des familles et le mode i d'enseignement. Or les jeunes ont besoin de s'affirmer par la parole, et le dialogue par internet leur sert d'alibi. Il leur permet de s'exprimer sans s'engager. Ce n'est pas une rencontre, mais un dialogue unilatéral qui reproduit en fait le modèle traditionnel de la parole descendante, à cela près qu'il leur est possible d'interrompre leur correspondant et d'enfreindre ainsi les règles les plus élémentaires de la politesse traditionnelle — ce qu'ils ne se permettraient jamais en famille ou dans la vie sociale, la politesse étant une forme de reconnaissance de l'autre et de dialogue. Il s'agit donc d'une fausse liberté, d'un exutoire pouvant faire obstacle à toute vraie relation. Non content d'être seul dans son île avec son ordinateur, l'individu est dans la position de Gygès qui juge, insulte et condamne les auttes sans que cela porte à conséquence. Il ne dialogue qu'avec des images.
La conscience de l'appartenance au groupe familial est elle aussi menacée, et, par là même, le sens du bien commun. La plupart des familles ont un ou deux enfants, que leurs parents considèrent trop souvent comme des génies qu'il faut servir, avec pour conséquence une hypertrophie d'exigences égocentriques, perçues comme des droits. Traditionnellement, l'appartenance au groupe était l'unique lieu de reconnaissance sociale : elle empêchait une prise de conscience de sa propre liberté, mais entraînait une série de devoirs. Chacun avait au moins le sens du bien commun de son groupe.
Les générations nouvelles disposent d'une quantité d'informations que leurs parents ne pouvaient même pas imaginer. On leur a appris qu'ils appartiennent au « village planétaire », mais c'est encore un slogan qui ne leur fait aucunement prendre conscience qu'ils ont une responsabilité à l'égard des autres. Il y a un abîme entre le discours environnant et les choix concrets des adultes, et en premier lieu des dirigeants. Les jeunes en sont conscients et se réfugient dans le monde des images. Disposer de l'information est perçu par eux comme le moyen de réussir par l'argent, ce qui implique la rupture de l'individu avec ses racines historiques et sociales, et la perte de conscience de la solidarité traditionnelle avec le groupe.
 

Echapper au cercle « individu-collectif »


C'est à ce point de rupture que s'impose la découverte de la personne comme centre de relations. Seule l'instauration de liens interpersonnels permettra aux jeunes de se construire en s'appuyant sur les valeurs positives de la civilisation scientifique et des transformations sociales. On peut alors se demander ce qui, dans la tradition coréenne, peut êtte un ttemplin pour l'émergence de la personne. Comment exister comme un « je » sans tomber dans l'individualisme égocentrique?
La situation actuelle ne favorise guère cette évolution, car une des conséquences de la crise économique et de la nécessaire restructuration de la société qu'exigeaient les lois du marché a été le mépris des droits de l'homme L'homme doit être immédiatement rentable ce qui crée une situation de « sauve-qui-peut » où l'individu peut difficilement penser à ses devoirs à l'égard des autres.
Il s'agit donc de réfléchir sur la manière dont s'articulent, dans une réalité indissociablement personnelle et sociale, les droits absolus de la personne et les devoirs de l'individu en relation avec d'autres. A cette fin, j'emprunterai la distinction faite par un de nos théologiens entre « société » et « communauté ». La « société » désigne l'ensemble des relations et des fonctions qui constituent un organisme, sans connotation sur la qualité de ces relations.
En Asie les notions traditionnelles qui riment avec « société » sont la loi et l'ordre, le gouvernement et les commandements, l'observance des devoirs. Elles ont leur propre valeur, mais sont d'un autre ordre que celui de la personne Quand on parle de « communauté », on suppose des relations interpersonnelles, un « vivre en commun », qui ne peut se réaliser que par un amour transcendant les différences de fonction. La force qui construit la communauté est intérieure. Elle entraîne reconnaissance de l'autre comme personne, don de soi et sacrifice concession et service.
En Corée, le but que se fixe l'individu, ou qui lui est fixé, est la réussite de la société qui l'englobe, et non de la communauté humaine. Caractéristique à cet égard est l'utilisation du « nous » qui, dans une civilisation confucéenne, désigne la réalité première, mais aussi une collectivité (famille, village ou entreprise) où ne sont prises en compte ni la spécificité de l'individu ni même l'existence des personnes qui lui sont étrangères. Ainsi, l'individu qui se détache du groupe apparaît comme un opposant, une molécule tournant à vide.
De même, parler de l'autre peut s'entendre en deux sens différents : le premier est positif et signifie celui en qui l'on se reconnaît et que l'on prend pour modèle ; l'autre est négatif et signifie celui avec lequel je n'ai aucun lien. Le problème est donc de ménager une place à la troisième personne (elle ou lui) dans ce « nous » totalitaire. Il me semble que la solution consisterait à insister sur l'acte de foi chrétien selon lequel l'homme est créé à l'image de Dieu et sur le fait que ce Dieu est Trinité. Il s'agirait d'un véritable déplacement des notions de l'Extrême-Orient concernant la vie et l'homme.
Dans notre tradition, la source de la vie est la composition des cinq éléments fondamentaux : le feu, l'eau, le bois, le fer et la terre, qui servent à la dénomination des cinq jours de la semaine. La notion d'humanité s'exprime dans le caractère chinois £• adopté par Confucius. Il se compose de deux caractères : A qui signifient homme et — qui signifie deux.
L'homme véritable est donc celui qui est en relation, et le critère pour juger de la qualité humaine d'une personne est son mode de relation aux auttes. L'homme s'exprime par les deux caractères A M — le premier signifiant homme et le second entre.
L'homme est donc un intermédiaire. Mais comme il est surtout envisagé du point de vue de sa fonction dans cette structure son répondant ultime est l'environnement où prend place la structure à laquelle il appartient, c'est-à-dire la matière avec ses cinq éléments. Et puisque la matière est un donné inchangeable, la vie de l'homme est totalement prédéterminée.
Nous sommes loin de la notion de personne libre en relation avec un Dieu personnel qui lui adresse la parole. Et pourtant, seule cette notion d'une personne en devenir, qui se réalise par l'exercice de sa liberté et tire profit de son expérience, permet d'échapper au déterminisme. C'est elle seule qui permet de faire confiance à l'homme, à condition toutefois que, tout en affirmant ses droits et sa liberté, on insiste aussi sur ses devoirs et sa responsabilité.


Vers une communauté de personnes créatrices


Seule la notion de personne permet d'échapper au cercle vicieux de l'individualisme et du collectivisme. Le « nous » est le milieu dans lequel le « je » peut se constituer. Loin de s'opposer au « moi », le « nous » permet l'articulation de la subjectivité avec l'objectivité, l'accueil du « il ». Il va contre l'irresponsabilité et le despotisme Et c'est bien ce « nous » que révèle la Trinité. On proposera maintenant quelques pistes de réflexion qui sont autant de tâches pour l'évangélisation de la Corée.
Dans la tradition coréenne, les critères spatiaux et la géomancie jouent un rôle très important, car on considère que la terre est traversée par les courants de l'énergie vitale. Si la tombe familiale est située sur le passage d'un de ces courants, pense-t-on, la jeune génération réussira et sera heureuse. Ce qui explique qu'on jauge l'individu selon des critères spatiaux : sa place dans la hiérarchie sociale jugée plus importante que le travail qu'il fait, les dimensions de son appartement, etc. L'appropriation de l'espace est une bénédiction des ancêtres. Nous sommes ici dans un univers de la mesure, et non de la qualité qui est d'ordre spirituel.
Or la notion de personne est à penser plutôt en relation au temps, car elle est liée à la vie. La vie est un don initial. Elle ne peut être sous la domination de l'homme Même si elle plonge ses racines dans la terre, celle-ci est plus vaste que le pré carré où sont enterrés les ancêtres ; et puis, elle se nourrit de l'air auquel on ne peut imposer de frontières. Lorsqu'on pense l'homme en relation avec la vie, on découvre la possibilité d'une manière d'exister où l'autre et le Tout- Autre ont leur place avec moi. On est dans un monde ouvert où la relation avec autrui se comprend dans le « nous » de la communauté. Dès lors, la réalisation de soi est la réponse à une vocation qui vient de la vie et se développe sous forme de mission à l'égard de l'autre et des autres. C'est alors que la notion de bien commun prend son sens.
Nous qui jouissons des facilités qu'offre le progrès technique avons tendance à penser le bien commun en termes d'objets à traiter, comme d'une pierre au bord de la route. Mais si l'on pense en terme de vie, travailler au bien commun, c'est faire de cette pierre un matériau de construction pour la maison de l'homme, mettre en valeur ensemble la nature et les possibilités du monde technique. Les Coréens pourraient alors comprendre d'une manière nouvelle leur lien à la terre, non plus selon un déterminisme matérialiste mais comme une tâche confiée par le Dieu créateur. Il s'agit de construire ensemble une maison qui soit un espace de liberté.
Passer de références spatiales à des références temporelles permettra aussi, grâce à une prise de conscience personnelle de sa propre durée, de retrouver le sens de l'histoire et d'une solidarité avec la communauté qui ne soit pas dépendante du passé. Il ne s'agira plus alors de relations d'appropriation et de concurrence, mais d'une volonté où chacun assumera une responsabilité durable à l'égard de la maison commune, de l'univers de l'homme. Ce ne sera possible que si l'individu se perçoit non pas comme être déterminé par son enracinement socio-géographique, mais comme sujet qui doit inventer une manière nouvelle d'accomplir son devoir à l'égard de l'avenir du monde, c'est-à-dire comme co-créateur.
Si l'émergence de la personne, au sens chrétien du terme, est essentielle pour que la Corée ne devienne pas une société où l'individu est victime de toutes les manipulations que permettent les sciences nouvelles, elle ne doit donc pas être séparée de son fondement métaphysique et théologique. La conscience morale traditionnelle est comprise, selon la pensée confucéenne, comme l'intériorisation de l'ordre naturel. Cette notion est remise en cause par la maîtrise que l'homme a acquise sur la nature. Il faut donc repenser la relation de l'homme avec la nature : seule la notion de Dieu créateur me semble pouvoir revivifier les valeurs traditionnelles de la civilisation coréenne. Elle permettrait d'articuler la raison, la conscience morale et l'esprit, et de dire en même temps la grandeur de l'homme et ses limites. Mais ce Dieu créateur est le « nous » de la Genèse — Père, Fils et Esprit Saint — qui se lance dans l'aventure en dialoguant sans ordinateur avec l'homme, sa créature.
 
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La Corée est entraînée dans un dynamisme et une volonté de développement économique étonnants, une passion pour la nouveauté qui, avec tous les verrous de la société traditionnelle, a fait éclater ses repères moraux et sociaux. La rencontre des présidents du Nord et du Sud a frappé le monde entier. Mais les jeunes sont les grandes victimes de la course à la croissance économique, car l'éducation qu'ils reçoivent et l'environnement où ils prennent conscience de leur identité ne leur proposent comme modèle que l'homme enrichi par les « affaires » ou le businessman parcourant le monde, muni de son ordinateur et de son portable. Ils ne peuvent alors que rêver de devenir une superstar sur qui le monde entier a les yeux fixés. Il s'agit toujours d'être le meilleur.
Il est donc essentiel de retrouver les valeurs traditionnelles de respect de l'ordre et de solidarité (ce qui veut dire aujourd'hui respecter le droit international et créer un ordre économique au service de tous), mais en les fondant sur une vision dynamique de l'homme et de l'histoire où l'apport de chaque individu soit reconnu comme irremplaçable. C'est une tâche que l'Eglise doit assumer en refusant d'être le calque d'une société fonctionnelle où l'homme est un rouage propre à faire tourner la machine. Elle a à devenir une communauté animée de l'intérieur par l'Esprit Saint qui suscite des personnes créatrices et qui les recrée dans l'unité.