Le point d'interrogation « accompagnant » le titre manifeste le trouble qui m'a saisie en commençant à réfléchir sur ce thème. Plus précisément, l'écho d'un texte de Bonaventure a précipité une agitation intérieure proche de celle que décrit si bien Ignace de Loyola. Évoquant l'itinéraire de l'âme vers Dieu, du désir humain transformé et transposé en Lui, Bonaventure écrit : « Si tu cherches comment cela se produit, interroge la grâce et non le savoir, ton aspiration profonde et non pas ton intellect, le gémissement de ta prière et non ta passion pour la lecture... » 1. « Dur, dur » à entendre pour une libraire. Je me suis ressaisie en pensant que Bonaventure ne s'était guère privé d'études théologiques et que des lecteurs aujourd'hui se réjouissent en lisant ses écrits. Quelque peu consolée, j'ai regardé par-dessus son épaule et j'ai aperçu, au loin, la silhouette d'Ambroise de Milan, ce lecteur silencieux magistralement dessiné par les mots d'Augustin dans les Confessions. Les étudiants d'Ambroise venaient le voir lire en silence (on lisait alors plus souvent à voix haute) et recevaient l'enseignement de cet acte de lecture silencieuse.
Encouragée, j'ai rouvert L'amour des lettres et le désir de Dieu, ce recueil d'une série de leçons données à des jeunes moines par dom Jean Leclercq pour les initier aux auteurs monastiques du Moyen-Age 2. Ce livre donne magnifiquement à entendre comment littérature et vie théologale s'unifient, non sans interrogation et combat. Réorientée de main de maître, je pouvais entreprendre de répondre plus sereinement à l'interrogation : « Le livre, accompagnateur spirituel ? » Je me risque à répondre « oui », et même « trois fois oui », en accentuant différemment ce triple oui.

Accompagnateur spirituel... par nature


J'entends ici « spirituel » au sens large : non pas le nébuleux ou l'informe, mais plutôt la tonalité psalmique qui reconnaît en Dieu Celui qui met le cœur au large. Ce sens ne nous éloigne pas de la confession de foi chrétienne. Il s'inscrit dans le grand courant de la sagesse biblique qui a foi en l'attention bienveillante de Dieu à l'égard de tous les hommes et de l'ensemble de la création, y compris aux heures d'angoisse, lorsque surviennent les catastrophes, la maladie ou la mort.
Cette présence discrète mais effective de Dieu accompagne aussi bien ceux qui L'ignorent ou ne Le confessent pas, sans jamais violenter leur liberté. Les livres de la Sagesse font la part belle à l'intelligence cordiale (comme la prière de Salomon), à l'interrogation de l'homme sur lui-même. La Sagesse de Dieu, présente à toute la création, accompagne la créativité littéraire et artistique : Jean-Pierre Jossua a consacré de belles études à l'histoire religieuse de l'expérience littéraire 3 ; André Dabezies a inventorié les textes évoquant Jésus Christ dans la littérature Française 4... L'interrogation, activité fondamentale de l'homme, passe, entre autres chemins, par la lecture d’œuvres véritables qui n'entrent pas dans la catégorie des livres dits « pratiques » où le comment l'emporte sur le pourquoi ni dans celle des compilations de connaissances, du type : « Tout savoir sur... en quarante pages. »
L'acte de lecture rejoint plusieurs critères de l'accompagnement spirituel. La décision de lire ou de se faire accompagner relève de gestes « librement consentis », selon l'expression de Gao Xingjian évoquant la lecture et l'écriture, dans son discours de réception du prix Nobel de littérature. La lecture, comme l'accompagnement, atteint la personnalité profonde, aide à construire la liberté personnelle.
Certaines lectures révèlent le lecteur à lui-même. Dans un essai, Laurent Jouannaud relit son expérience de jeune lecteur, notant l'impact ravageur de « chefs-d’œuvre vénéneux » : « Ils m'ont appris ce qu'il faut oublier absolument pour être heureux : j'ai perdu les illusions rassurantes qui garantissent le train-train des sociétés... Enfin, les toxiques dont je parle génèrent, heureusement, un antidote : l'achèvement qui fait leur virulence aide à la guérison. Rien n'est perdu lorsque le mal est si bien dit » 5. Ce lecteur est bien proche de Kafka qui écrivait en 1904 à un ami : « Il me semble qu'on ne devrait lire que les livres qui vous mordent et vous piquent. Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d'un bon coup de poing sur le crâne, à quoi bon le lire ?... Un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous » 6. Sans aller jusqu'à souhaiter des accompagnateurs aussi violents, on peut reconnaître que la parole accompagnatrice bat en brèche la clôture intérieure.
Confronté à l'altérité, le lecteur s'engage à la recherche de la vérité. Le philosophe Jean-Louis Chrétien, en « écoutant » saint Augustin, vit la lecture comme un « colloque », une conversation avec des auteurs absents. Augustin lui-même écrit dans le De Trinitate : « Que me croient ceux qui le veulent, j'aime bien mieux m'occuper à lire qu'à écrire des livres... » (111,7). La conversation de Chrétien avec Augustin le mène à la reconnaissance de la finalité de la lecture : « La fin de la lecture est la rencontre de la vérité, et non pas la rencontre de deux âmes. Les hommes ne peuvent du reste se rencontrer, au sens fort et plénier du terme, que dans la vérité et par elle. Une rencontre dans la fausseté ne peut être qu'une fausse rencontre. La psychologie de la lecture passe donc à côté de l'essentiel » 7.

Accompagnateur spirituel... par grâce


Celui qui choisit la foi chrétienne entre dans une vieille et solide demeure de famille où les livres tiennent une place particulière depuis les origines, une place privilégiée qui ne fait pas pour autant du christianisme une religion du livre. « Au temps du Christ (...), la Loi et les Prophètes se lisaient sur une série de rouleaux de papyrus, rangés ensemble, dans un fourreau... Au IVe siècle (...), le passage du papyrus au parchemin opère une véritable révolution : le rouleau devient un livre, composé de cahiers cousus ensemble » 8. Charles Dumont rappelle que, pour Cyprien, évêque de Carthage, la lectio divina est d'abord le livre de la Bible, et donc le texte lui-même. La lecture priée personnelle prend racine dans la vie liturgique ecclésiale 9. Origène explore, quant à lui, « l'océan de mystères » de l'Écriture, une image que reprendra Bonaventure en comparant l'Écriture aux eaux de la mer, « à cause de la profondeur des mystères », des mystères si grands que l'ignorant et le lettré en partagent la même méconnaissance. Les livres accompagnateurs spirituels par grâce donnent parfois le « coup de grâce ». Les convertis par la lecture en témoignent à travers les siècles : Augustin, bien sûr, mais aussi Abba Paul saisi par la lecture liturgique d'Isaïe : « Va te purifier et sois pur. » Pour Antoine, sa rumination personnelle d'un texte des Actes des Apôtres fut soudainement éclairée par la Parole écoutée à l'église : « Si tu veux être parfait... » L'imaginaire de Thérèse d'Avila, comme celui d'Ignace, sera fécondé par la lecture de romans d'aventures. Et la lecture de Rimbaud préparera Claudel à l'éblouissement vécu à Notre-Dame de Paris 10.
« Pas de littérature spirituelle sans expérience spirituelle », écrit dom Ledercq. Il ajoute : « Un mystique sans littérature et un lettré sans expérience n'écriront jamais, même à deux, une grande œuvre spirituelle. » Le don littéraire ne supprime pas le travail d'écriture, quel que soit le degré de sainteté... En consonance avec L'amour des lettres et le désir de Dieu, Michel Zink rend compte de la façon dont le christianisme médiéval passe de la méfiance envers la poésie héritée du paganisme antique à sa reconnaissance comme créativité inspirée par Dieu Lui-même. La poésie devient labeur spirituel 11.

Accompagnateur spirituel... par défaut


Le mot « défaut » s'entend ici au sens d'un manque qui révèle une différence, comme le « défaut d'une colline » découvre au marcheur un paysage nouveau. Si l'accompagnement spirituel relève bien d'une forte tradition ancrée dans le mystère de l'Incarnation, sa nécessité est cependant relative. Des personnes, malgré leur désir et une recherche sérieuse, ne trouvent pas le guide qui leur conviendrait. Ayant accompli tout ce qu'il convient de faire en vue d'un tel objectif, elles n'ont plus qu'à s'en remettre à la grâce de Dieu. Les livres deviennent alors des compagnons de route d'autant plus précieux.
Ces limites, tant celles du livre que de l'accompagnement, disent quelque chose de ce labeur de Dieu en l'homme qui dépasse nos façons d'être tout en les respectant. Jean-Louis Chrétien commente l'insistance d'Augustin à souligner que « le monde n'a pas été fait pour aboutir à un livre ». La vision béatifique fera disparaître tous les livres, dont celui de la Bible. « C'est à jamais que nous aurons à nous nourrir de la Parole, mais le livre n'en est pas la seule ni la définitive forme. Et c'est toujours en attendant que nous lisons ; mais pour attendre en vérité, lire est nécessaire. »
Des lamentations s'élèvent aujourd'hui à propos d'un manque d'accompagnateurs... Inversement, les librairies débordent d'un trop plein de livres qui se veulent des guides pratiques de vie spirituelle, avec exercices détaillés à l'appui, plus « psychologico-comportementalistes » que spirituels. Or, les grands auteurs de spiritualité ne se répandent pas ou peu en conseils techniques. Antoine, dans le désert d'Égypte, descendait régulièrement de sa « montagne intérieure » pour rencontrer ceux qui venaient le solliciter. Il avait convenu d'un code avec ses disciples : « Si les visiteurs viennent seulement pour le soin du corps, on les appelle Égyptiens ; s'ils s'intéressent aux choses spirituelles, ils sont de Jérusalem et Antoine s'entretient avec eux toute la nuit » 12. Un discernement préalable quelque peu oublié de nos jours.



1. L'itinéraire de l'âme vers Dieu, in Œuvres complètes, Quaracchi, 5, pp 312-313.
2. Cerf, 1957.
3. Pour une histoire religieuse de l'expérience littéraire, Beauchesne, 4 vol, 1985-1998.
4. Jésus-Christ dans la littérature française, Desclée, 1987.
5. Toxiques. Quand les livres font mal, PUF, 2003.
6. Correspondance 1902-1924, Gallimard, 1965.
7. Saint Augustin et les actes de parole, PUF, 2002.
8. A-C Hamman et Marie-Hélène Congourdeau, Lire la Bible à l'école des Pères, Migne, 1997
9. Sagesse ardente A l'école cistercienne de l'amour dans la tradition bénédictine, Abbaye Notre-Dame du Lac, 1995.
10. Cf. François Marxer, « La conversion par la lecture, de Claudel à Augustin », Christus, n" 187, juillet 2000.
11. Cf. Poésie et conversion au Moyen-Age, PUF, 2003.
12. Vincent Desprez, Le monachisme primitif, Abbaye de Bellefontaine, 1998.