L'année dernière, j'ai donné à un groupe d'étudiants et d'universitaires catholiques une série de trois conférences sur l'Église qui discerne. Le premier soir, j'ai parlé de l'exhortation du pape François, Amoris lætitia (La joie de l'amour), en raison de son thème : le discernement. Ce document avait suivi deux synodes d'évêques qui avaient abordé la crise contemporaine de la famille. Une question particulièrement difficile, soulevée dès le départ, qui avait reçu beaucoup d'attention de la part des médias, concernait l'accès à la communion pour les divorcés remariés.

Devenir l'Église qui discerne

Plutôt que de proposer une norme universelle ou canonique, les évêques et le pape François ont trouvé un moyen pour avancer sur cette question dans la pratique du discernement.

Étant donné la diversité des situations, l'application d'un ensemble de règles sans discernement ne suffit pas pour trouver ce que Dieu demande, ici et maintenant, à une personne : seul un « discernement attentif aux situations particulières » peut y aider1. Motivés par la miséricorde, les pasteurs doivent donc apprendre à accompagner les personnes et exercer un discernement pastoral qui vise à intégrer plus profondément les personnes dans la vie de l'Église2. De plus, les pasteurs sont appelés à « former les consciences, et non à les remplacer », car les croyants « sont capables de mener à bien leur propre discernement dans des situations complexes »3. Ce que le pape François préconise dans son exhortation sur la famille, c'est une formation au discernement, tant pour les pasteurs que pour les laïcs.

J'ai été quelque peu déconcerté par la réaction de l'auditoire auquel je m'adressais. En tant que théologien moraliste jésuite, je n'ai pas l'habitude d'être accusé d'hétérodoxie pour avoir défendu ce que dit le pape. « L'Église ne fait que semer la confusion dans l'esprit des gens, s'est plainte une personne, les gens vont penser que tout est permis. » Une autre a déclaré : « C'est un désastre : c'est un renversement de la doctrine. » Un autre encore a fait appel à un théologien bien connu qui, disait-il, avait montré que le pape François conduisait les gens à l'hérésie. Certains étaient clairement en colère contre le pape, et contre moi. Pour certains, l'appel au discernement, là où il y avait un besoin perçu de clarification, était déconcertant. Ils préféraient ce qu'ils considéraient comme la clarté prophétique de saint Jean Paul II sur les questions morales et son insistance à ce que la communion ne soit pas proposée aux divorcés remariés. Certaines choses sont noires ou blanches, et il ne sert à rien de les laisser en demi-teinte.

Je suis resté après la conférence dans la salle et j'ai entendu d'autres personnes, davantage encouragées par les propos du pape François. « Dans les situations complexes, n'est-ce pas précisément de discernement dont nous avons le plus besoin ? » Un autre a ajouté que le pape François avait raison : « La miséricorde est la seule voie. » Un autre encore a fait le commentaire suivant : « Pour ceux qui travaillent en pastorale avec les gens, tout cela est très inspirant. » J'étais aussi tout à fait conscient que certains membres du groupe n'avaient rien dit, ni durant la réunion, ni à moi directement. Je demandais bien ce qu'ils pensaient.

Heureusement, j'ai eu presque toute la journée du lendemain pour comprendre ces réactions et préparer mon deuxième exposé du soir. J'ai prié. J'ai essayé de discerner une voie pour avancer. Finalement, j'ai déchiré l'exposé que j'avais préparé sur la nature du discernement et j'ai décidé de faire quelque chose de différent. J'ai commencé la session suivante en disant : « C'est formidable que nous ayons des voix aussi différentes, car cela signifie que notre sujet vient de prendre chair. L'Église qui discerne n'est plus une question théorique pour nous. Car nous qui sommes présents dans cette salle, sommes une parcelle de l'Église. Certaines voix disent une chose, d'autres une autre et d'autres encore ne se sont pas encore exprimées. Il y a des voix différentes, et aussi divers esprits qui nous animent. Pas d'autre choix pour nous que de discerner. Notre tâche n'est plus seulement de discuter d'un sujet de curiosité partagée : nous devons nous-même devenir, ici et maintenant, l'Église discernante. »

Le défi auquel ce groupe d'étudiants et d'universitaires a été confronté est, je crois, le défi auquel l'Église tout entière est confrontée, alors que nous essayons de mieux comprendre vers où le Seigneur nous appelle dans les multiples défis de notre époque : non seulement parler ou écrire sur l'Église discernante, mais commencer ensemble à devenir l'Église qui discerne.

L'Église primitive en marche

L'Église est appelée au discernement, mais elle est toujours en train d'apprendre à mieux le faire. Pour attester de ce fait ecclésial, nous pouvons nous tourner vers les Actes des Apôtres qui racontent, entre autres, l'histoire de l'Église primitive alors qu'elle apprend à devenir une communauté guidée par l'Esprit saint.

Dans le premier chapitre des Actes, nous trouvons les disciples confrontés à leur première épreuve après que le Seigneur ressuscité les a quittés : qui devraient-ils choisir comme Apôtre pour remplacer Judas ? Ils commencent bien : ils choisissent deux personnes qui ont accompagné Jésus et les disciples, depuis le baptême de Jean jusqu'à la Résurrection elle-même, dont ils pourraient être les témoins. Ils continuent bien : ils ont recours à la prière pour demander conseil au Seigneur. Jusqu'à présent, tout va bien. Et ensuite ? Ils tirent au sort.

Pouvons-nous accepter que le tirage au sort soit une bonne méthode de discernement ? Après tout, il y a un précédent dans la Bible, identique au mode de prise de décision que les premiers Apôtres ont utilisée. Si l'Église s'est généralement opposée au tirage au sort, saint Augustin, saint Thomas d'Aquin et d'autres n'ont pas exclu la possibilité qu'en dernier recours, pratiquée avec respect, cette façon de faire puisse être légitime, lorsqu'il est nécessaire de choisir par exemple un membre d'un groupe pour rester en retrait en période de persécution4. Dans le cas de l'élection d'une personne à une fonction importante, il n'y a peut-être pas grand mal à choisir entre deux bons candidats par tirage au sort et la procédure peut même présenter certains avantages. L'Église copte, lors du choix de son pape, utilise le tirage au sort dans la dernière partie du processus d'élection, pour choisir entre trois candidats sur lesquels les participants sont tombés d'accord.

Cependant, de manière générale, le tirage au sort n'est pas une méthode sur laquelle on puisse s'appuyer pour discerner la volonté de Dieu. Il est bon de rappeler qu'à ce moment de l'histoire ancienne de l'Église, comme indiqué au premier chapitre des Actes des Apôtres, les disciples ont vécu l'Ascension du Seigneur mais n'ont pas encore vécu la Pentecôte. Les croyants tirent au sort le douzième Apôtre, car ils n'ont pas le Seigneur pour les guider et n'ont pas encore reçu pleinement le don du Saint-Esprit. Ils n'ont pas encore appris à être guidés par l'Esprit. Cette Église primitive, contrairement à la nôtre aujourd'hui, ne peut pas encore prétendre être l'Église discernante.

Le récit se poursuit. Au chapitre 15 des Actes, la communauté est confrontée à une épreuve majeure. Elle ne vient pas de l'extérieur, mais de l'intérieur. Certains chrétiens d'origine juive ont dit aux convertis païens que, s'ils ne sont pas circoncis et n'adoptent pas les lois alimentaires juives, ils ne peuvent pas être sauvés. Paul et Barnabé sont furieux, sentant que, si chaque chrétien doit observer l'ensemble de la Loi, la mission auprès des Gentils sera mise en péril. Ils font appel à Jacques et aux anciens de Jérusalem pour résoudre le problème, et le conseil de Jérusalem est convoqué5.

Notez que le conflit met en jeu un affrontement entre des perspectives radicalement différentes quant à la vie chrétienne. Les deux groupes concernés ne sont pas seulement en conflit sur une question de discipline ecclésiastique : il existe un désaccord théologique fondamental sur la manière dont nous sommes sauvés. Pour les chrétiens d'origine juive, nous sommes sauvés en faisant la volonté de Dieu, telle qu'elle est révélée dans la Torah ; pour Paul et Barnabé, nous sommes sauvés par grâce.

Ce qui est fascinant pour ce premier concile de l'Église, c'est que, malgré la question théologique de fond qui est en jeu, les arguments rationnels n'offrent pas de solution. Les deux parties peuvent argumenter de manière convaincante à partir des Écritures. Les chrétiens d'origine juive peuvent citer la Loi, tout comme leurs adversaires peuvent s'appuyer sur les prophètes qui voient le salut atteindre toutes les nations. Les anciens de Jérusalem doivent donc adopter une méthode différente que celle du débat.

Leur solution consistera à écouter. Tout d'abord, selon le récit de Luc, ils écoutent le témoignage de Pierre, basé sur sa rencontre avec Corneille, un Gentil converti. Ensuite, il est fait état d'un silence attentif qui s'abat sur le conseil : « Toute l'assemblée fit silence, puis on écoutait Barnabé et Paul exposer tous les signes et les prodiges que Dieu avait accomplis grâce à eux parmi les païens » (Actes 15,12). Remarquez ensuite que les anciens du Concile ne font pas qu'écouter ce qui se dit : ils se mettent à l'écoute de quelque chose, à savoir des signes de l'action du Saint-Esprit.

C'est ce qui entre en jeu dans le discernement et qui résout la question. En se mettant activement à l'écoute de l'action de l'Esprit, ils reconnaissent que l'Esprit du Christ est déjà actif parmi les Gentils qui ont été baptisés, même ceux qui n'ont pas été circoncis. Jacques publiera une lettre qui concède quelque chose aux chrétiens d'origine juive, peut-être pour les garder au sein de l'Église, mais qui permet fondamentalement aux Gentils de continuer dans l'Église sans se faire circoncire et sans porter tout le poids de la Loi juive. Le Concile confirme également le ministère de Paul et de Barnabé en envoyant avec eux à Antioche des responsables de la communauté de Jérusalem. Les conséquences de ce discernement ecclésial, guidé par l'Esprit et libérateur, nous sont encore présentes aujourd'hui.

En prenant le concile de Jérusalem comme un exemple de l'Église discernante pour aujourd'hui, un point de vigilance est nécessaire. Bien que le récit de Luc ne cache pas entièrement certaines failles dans le processus de discernement, il laisse néanmoins le sentiment d'un récit idéalisé. En revanche, le récit de ce qui est apparemment le même événement (dans Galates 2,1-10) est suivi par la mention que fait Paul de sa franche opposition à Céphas (dont on présume d'ordinaire que c'est Pierre) qui, selon Paul, s'était mis à l'écart du groupe des Gentils par peur de ceux qui prônaient la circoncision (Galates 2,11-14). Sur cette question, il y avait des tensions même entre Pierre et Paul, et Paul n'hésitait pas à défier Pierre ouvertement. Cela peut nous suggérer aujourd'hui que le discernement dans l'Église ne se fait pas toujours dans des conditions idéales d'écoute mutuelle et d'unanimité. Parfois, ce que Brian Grogan a appelé un « discernement bruyant » peut être nécessaire6. Pourtant, la base de la pratique, qu'elle soit pacifique ou bruyante, reste certainement normative : s'efforcer ensemble, en tant qu'Église, de discerner où l'Esprit est en train de nous conduire.

L'Église synodale aujourd'hui

Ce que nous voyons dans l'Église primitive, nous le voyons aussi dans l'Église d'aujourd'hui, à savoir une Église en train de devenir l'Église discernante, une Église capable d'identifier l'œuvre du Saint-Esprit parmi nous et de suivre sa guidance. Dans mon entretien avec les étudiants et les universitaires, nous avons compris collectivement que le fait d'essayer de forcer les autres à adopter son propre point de vue ne résout rien. Nous avons dû arrêter de parler haut et fort pour commencer à nous écouter les uns les autres, et écouter en particulier ceux qui n'avaient pas encore parlé. Peu à peu, notre conversation est passée de la polémique véhémente à une attention et un respect mutuels. Nous avons commencé à nous écouter les uns les autres parce que nous étions à l'écoute de l'Esprit du Christ. Nous avons commencé à parler différemment, également plus humblement, moins soucieux de faire valoir notre propre point de vue. Je crois que nous en avons appris davantage sur la direction que Dieu est en train de donner à l'Église que si nous avions continué sans une manière discernante de procéder.

Le besoin d'une Église discernante est un point essentiel de la réforme du pape François. J'ai appris cela, pour la première fois, non pas par un jésuite, mais par un dominicain. En février 2014, je me suis retrouvé dans une église de Belfast à écouter Timothy Radcliffe, l'ancien maître général de l'Ordre des dominicains, qui parlait du programme de réforme de l'Église du pape François. Il revenait d'une rencontre avec lui. Le père Radcliffe disait sa conviction que François pensait qu'un changement radical était nécessaire, mais qu'il n'avait ni plan ni liste de choses à faire. Ce que François voulait, disait Timothy Radcliffe, c'était une Église « sensible au moindre souffle du Saint-Esprit », une Église prête à se laisser conduire par « l'imprévisibilité de la grâce ».

L'accent mis sur l'Église qui discerne est visible dans la réforme de la démarche synodale entreprise par le pape François, c'est-à-dire la réunion régulière des évêques du monde entier pour seconder le souverain pontife dans son gouvernement et son enseignement. La démarche synodale a été fondée par le pape Paul VI comme un moyen de poursuivre selon l'esprit du concile Vatican II7. À l'occasion du cinquantième anniversaire du Concile, François a exposé sa propre vision des choses en disant aux évêques que la démarche synodale est « l'un des plus précieux héritages du concile Vatican II ». Il a aussi expliqué qu'un des aspects essentiels de son ministère de pape était de le « mettre en avant ». La démarche synodale est censée être une « image » du Concile et « refléter son esprit et sa méthode »8. La vision de François pour l'Église synodale reprend le langage du discernement.

Une Église synodale est une Église de l'écoute […]. C'est une écoute réciproque dans laquelle chacun a quelque chose à apprendre : le peuple fidèle, le Collège épiscopal, l'évêque de Rome, chacun à l'écoute des autres ; et tous écoutant l'Esprit saint, l'« Esprit de vérité » (Jean 14,17), pour savoir ce qu'il dit aux Églises (Apocalypse 2,7).9

Une Église synodale est une Église discernante, dans laquelle tous s'écoutent les uns les autres, afin d'écouter l'Esprit saint. Pour François, une condition de l'Église synodale discernante, ce n'est pas seulement d'écouter, mais aussi de parler. Il a raconté comment un cardinal lui avait écrit pour lui dire combien il était dommage que certains évêques se soient refusés à dire certaines choses, soit par respect pour le pape, soit par crainte que ce dernier ne soit pas d'accord. François lui a répondu : « Ce n'est pas bien, ce n'est pas la synodalité, parce qu'il faut dire tout ce que, dans le Seigneur, on ressent le besoin de dire : sans aucune déférence polie, sans aucune hésitation. »10 François utilise un mot important du Nouveau Testament pour insister sur le fait que les évêques devraient parler avec franchise : la parrhesia.

La parrhesia, c'est la parole audacieuse, franche, libre. C'est le genre de discours que les Apôtres ont tenu après la Pentecôte. Comme François l'a dit aux évêques du Synode : « Je vous demande, s'il vous plaît, d'employer ces approches comme des frères dans le Seigneur : parler avec parrhesia et écouter avec humilité. »11 La raison pour laquelle la parrhesia est nécessaire pour le discernement communautaire est que l'Esprit peut utiliser la voix de n'importe lequel des participants pour dire son propre message. Comme François le dit par ailleurs, « dans le Synode, l'Esprit parle par la bouche de chaque personne qui se laisse guider par Dieu, le Dieu qui surprend toujours »12. Ne pas être prêt à parler avec audace et franchise ne serait pas un signe de véritable humilité, mais du manque pusillanime de la volonté d'être l'instrument de l'Esprit pour le bien de tous.

Le mot « synode », explique François, vient du grec sun hodos, qui signifie littéralement « faire route ensemble ». Il insiste sur le fait que la synodalité n'est pas seulement pour les évêques, mais pour l'Église entière : elle doit la marquer à tous les niveaux. Un signe de l'engagement du pape en faveur de la synodalité pour l'Église entière a été sa décision de faire précéder les deux synodes sur la famille des tentatives de consultation de tous les fidèles laïcs. Bien que ces consultations n'aient pas toujours été correctement menées, il est déjà remarquable qu'elles se soient faites. La justification théologique de ces consultations, c'est l'approche pneumatologique de l'ecclésiologie de François : puisque chaque baptisé a reçu l'Esprit saint, potentiellement tout chrétien a la capacité de discerner la voix de l'Esprit. François explique :

Comme faisant partie de son mystère d'amour pour l'humanité, Dieu dote la totalité des fidèles d'un instinct de la foi – le sensus fidei – qui les aide à discerner ce qui vient réellement de Dieu. La présence de l'Esprit donne aux chrétiens une certaine connaturalité avec les réalités divines et une sagesse qui leur permet de comprendre celles-ci de manière intuitive, même s'ils manquent des moyens appropriés pour les exprimer avec précision.13

Manquer de consulter les fidèles, d'écouter leur sens de la foi, ainsi que leur discernement de ce qui est de Dieu et de ce qui ne l'est pas, c'est fermer l'Église aux nombreuses voix par lesquelles l'Esprit peut choisir de s'exprimer. L'obligation incombe non seulement aux évêques d'écouter avec humilité et avec un cœur ouvert, mais aussi aux laïcs, d'être prêts à parler avec parrhesia. Le théologien Gerry O'Hanlon confirme que le discernement est le principal enjeu du programme de réforme de François et de sa mise en avant d'une Église synodale. Il déclare :

Au cœur de cette réforme se trouve un discernement personnel et communautaire de ce que Dieu veut de notre Église maintenant, un discernement qui tient compte dans son élaboration de la doctrine, du « sens des fidèles » (notamment la piété populaire et la voix des pauvres), de la voix des théologiens et de l'autorité du pape et des évêques. Elle permet également la participation des laïcs à la gouvernance de l'Église. Le potentiel de changement avec cette manière ecclésiale de procéder plus inclusive est énorme.14

Le pape François reconnaît donc que l'Église tout entière est appelée à devenir discernante. « Aujourd'hui, l'Église a besoin de croître en attitude discernante, à croître dans la capacité à discerner. »15 Les réformes du pape sont motivées par le désir d'une Église qui discerne plus à tous les niveaux, dans les synodes des évêques, au niveau des Églises locales, des conseils pastoraux en paroisse, de l'accompagnement pastoral et enfin des consciences individuelles des chrétiens. Comme le dit François, « chaque chrétien et chaque communauté doivent discerner le chemin que le Seigneur leur indique »16.

Le rôle de la famille ignatienne

La famille ignatienne a un rôle particulier à jouer en répondant à l'appel du pape François pour une Église qui discerne plus. Sa première expérience de discernement spirituel a changé la vie d'Ignace de Loyola, alors qu'il était alité, invalide dans le château familial. « Ses yeux s'ouvrirent un peu » et il devint le pèlerin, cherchant par le discernement le chemin de la vraie consolation et de la joie durable17. Outre le fait qu'il avait lui-même le don du discernement, il était particulièrement doué pour l'enseigner aux autres, et ses Exercices spirituels constituent une puissante école de discernement. Dans la tradition ignatienne aujourd'hui, des milliers de personnes trouvent par cette pratique simple mais profonde une aide dans leur relation à Dieu et dans leurs prises de décisions majeures pour leur vie. C'est pourquoi, selon la trente-sixième Congrégation générale des jésuites, le discernement fait partie de ce « don spécial que les jésuites et la famille ignatienne ont à offrir à l'Église »18. Et pourtant, comme l'Église primitive, nous apprenons encore à discerner, nous essayons encore de savoir à quoi pourrait ressembler l'Église qui discerne. Et surtout, comme elle, nous sommes, nous aussi, encore en train de devenir l'Église qui discerne.

Il est nécessaire ici de rappeler un point de vigilance, de peur que notre enthousiasme ignatien pour le discernement ne devienne contre-productif. Car si la famille ignatienne a un rôle spécifique à jouer dans la formation au discernement, identifier de façon trop exclusive « discernement » et « ignatien » serait faire obstacle au développement du discernement comme charisme propre à tous les fidèles baptisés. Considérons cette citation du pape :

Le discernement [évangélique] est accompli grâce au sens de la foi, don que l'Esprit accorde à tous les fidèles. C'est donc une œuvre de toute l'Église selon la diversité des dons et des charismes… Ainsi l'Église opère son discernement évangélique non seulement par les pasteurs, mais aussi par les laïcs, dont le Christ fait « des témoins en les pourvoyant du sens de la foi et de la grâce de la parole » (cf. Actes 2,17-18 ; Apocalypse 19,10).

Vous serez peut-être surpris d'apprendre qu'il s'agit d'une citation, non pas de François, mais de Jean Paul II19. Ce dernier est connu pour l'importance qu'il accorde, surtout en matière de morale, à l'autorité enseignante du Magistère. Pourtant, le pape François hérite de son prédécesseur une théologie du discernement qui découle du don de l'Esprit saint au baptême et qui implique le travail de toute l'Église. Je ne veux pas passer sous silence les différences réelles entre ces deux figures papales. Là où Jean Paul II met l'accent sur l'Église enseignante, François met l'accent sur l'Église qui écoute et apprend ; là où le premier souligne les préceptes universellement contraignants de la loi naturelle enseignés par le Magistère, auxquels les consciences des laïcs doivent rester fidèles, le second veut donner place aux consciences individuelles pour discerner là où Dieu les conduit, ici et maintenant. Cependant, tous deux s'accordent à considérer le discernement comme un charisme potentiellement universel pour tous les chrétiens, et comme une œuvre de l'Église dans son ensemble.

Il est donc nécessaire de trouver un équilibre délicat dans ce domaine. Si le discernement est effectivement un élément clé de la spiritualité ignatienne, si nous en faisons quelque chose de trop exclusivement ignatien, nous compromettons notre mission de promouvoir une culture du discernement dans l'ensemble de l'Église. Tous ne sont pas appelés à être ignatiens, mais tous sont appelés à discerner.

Il est utile de rappeler qu'Ignace n'est qu'un moment, bien que significatif, dans l'histoire du discernement20. Parmi les personnages clés de cette histoire avant Ignace, on peut citer Origène, Antoine le Grand, Évagre le Pontique, Jean Cassien, Benoît de Nursie, Grégoire le Grand, Bernard de Clairvaux, Richard de Saint-Victor, Jean Gerson, Bernardin de Feltre et Denys le Chartreux. Après Ignace, viennent Mary Ward, le cardinal Giovanni Bona, Giovanni Battista Scaramelli et, dans la tradition réformée, Jonathan Edwards, qui écrit tout un traité sur le discernement des esprits. Sans parler des Quakers, pour lesquels une forme de discernement est à la base de leurs réunions et de toutes leurs prises de décision.

La tradition du discernement dans l'Église, dans toute son ampleur et sa profondeur, des moines du désert jusqu'aux Quakers, est à la fois source d'humilité et de libération. Elle rend humble parce que les jésuites et la famille ignatienne se rendent compte qu'ils ont parfois été trop prompts à identifier leur propre spiritualité au discernement. Elle libère parce que le discernement ne se limite pas à ceux qui sont spécialement versés dans une école de spiritualité spécifique, mais qu'il est le patrimoine commun de la tradition chrétienne, et cette reconnaissance rappelle aux membres de la famille ignatienne qu'ils ont un rôle à jouer à la fois pour favoriser une culture du discernement dans l'Église et qu'ils ont à en vivre plus pleinement dans leurs propres existences et dans leurs ministères propres. Le discernement est une œuvre de toute l'Église. Le discernement est pour tous.

 

NOTES :

1 François, Amoris lætitia, nos  79 et 304.
2 Ibid., chapitre 8.
3 Ibid., n° 37.
4 Voir, par exemple, saint Thomas d'Aquin, Somme de théologie, IIa IIæ, q. 95, art. 9.
5 Ma lecture de ce chapitre s'inspire de J. Lyle Story, « The Jerusalem Council : A Pivotal and Instructive Paradigm », Journal of Biblical Perspectives in Leadership, n° 3/1, hiver 2010, pp. 33-60.
6 Voir Gerry O'Hanlon, The Quiet Revolution of Pope Francis. A Synodal Catholic Church in Ireland ?, Messenger, 2018, note 105.
7 Paul VI, Apostolica sollicitudo, 15 septembre 1965.
8 Discours du pape François lors de la commémoration du 50e anniversaire de l'institution du Synode des évêques, 17 octobre 2015.
9 Ibidem.
10 François, Salutations aux pères synodaux lors de la première congrégation générale de la troisième assemblée générale du Synode des évêques, 6 octobre 2014.
11 Ibidem.
12 François, Remarques introductives au Synode pour la famille, 5 octobre 2015.
13 François, Evangelii gaudium, n° 119.
14 Gerry O'Hanlon, « Reforming the Catholic Church », discours lors du rassemblement We Are Church Ireland, 27 mai 2017, accessible sur http://wearechurchireland.ie/reforming-the-catholic-church/ (consulté le 20 avril 2020).
15 Francois, Discours aux jésuites de Pologne, 30 juillet 2016, cité dans Pape Francois et Antonio Spadaro, Open to God, Open to the World (L'Église que j'espère. Entretien du pape François avec le père Spadaro), Bloomsbury, 2018, p. 174.
16 François, Evangelii gaudium, n° 20.
17 Ignace de Loyola, Le récit du pèlerin, n° 8.
18 36Congrégation générale, décret 1, n° 23.
19 Jean Paul II, Familiaris consortio, n° 5.
20 Pour se faire une idée de cette histoire, voir Mark A. McIntosh, Discernment and Truth : The Spirituality and Theology of Knowledge, Independent Publishers'Group, 2004.