Le « culte du moi » n'est pas un phénomène nouveau. L'expression, forgée par Maurice Barrés au temps où il se livrait aux délices de l'égotisme, pourrait s'appliquer à bien des formes d'individualisme qui ont marqué la sensibilité collective depuis un siècle. Mais quelque chose d'inédit est survenu au cours des vingt dernières années. Le culte du moi a reçu une impulsion nouvelle sous l'influence de la psychologie, en particulier celle qu'a léguée l'Américain Abraham Maslow 1. Ce renouveau du culte du moi est résumé par deux mots qui résonnent profondément dans la psyché contemporaine, et qui servent d'enseigne à une multitude de pratiques psychologiques et d'exercices de réalisation de soi : le « développement personnel ».
Qui n'a entendu parler du développement personnel ? Les librairies sont encombrées de livres relatifs à la pensée positive, l'affirmation de soi, la gestion du stress, l'harmonie avec soi-même et avec les autres, les émotions, le corps. Les magazines de psychologie ouvrent leurs petites annonces à une foule de formateurs ou thérapeutes proposant toute sorte de consultations et de stages. Dans les entreprises, les directions des ressources humaines organisent des séminaires de formation continue comportant une part importante de développement personnel. Le vocabulaire du développement personnel se répand aussi dans les institutions publiques, notamment l'Education nationale où les acteurs sont invités à mieux communiquer, à gérer les conflits, à actualiser leurs potentialités, à utiliser leurs ressources. Enfin, le développement personnel est présent dans la nébuleuse des sectes, comme le montrent les enquêtes menées par le CCMM (Centre contre les manipulations mentales) et l'UNADFI (Union nationale des associations de défense des familles et de l'individu).
On assiste à l'édosion d'un véritable « psychomarché », avec un grand nombre de méthodes aux noms parfois bizarres (« programmation neurolinguistique », « bioénergie », « analyse transactionnelle », « visualisation créatrice »), qui donnent à l'observateur une troublante impression de technicisation et de marchandisation du bonheur.
 

Maslow et la pyramide des besoins


Qu'est-ce que le développement personnel ? La forme d'épanouissement qu'il préconise se définit d'abord négativement. Cet épanouissement ne consiste pas dans la satisfaction des besoins matériels. Un des thèmes les plus fréquents du discours des formateurs est la nécessité d'abolir les dépendances qui nous enchaînent aux réalités matérielles : voiture télévision, argent, alcool, drogue, travail, pouvoir. Le développement personnel tourne le dos à l'extériorité et indique la voie d'un individualisme ancré dans l'intériorité. Il entend satisfaire les besoins authentiques de la personne Quels sont-ils ?
Les formateurs en distinguent deux sortes, suivant en cela la classification établie par Maslow. Celui-ci hiérarchisait les besoins humains dans sa fameuse « pyramide », qui, dans sa version simplifiée comporte deux étages. L'homme, expliquait-il, éprouve tout d'abord des besoins psychologiques de base : il a soif de tendresse et d'amour ; il lui faut être reconnu, estimé, écouté ; il a besoin de se sentir membre d'un groupe familial, social, professionnel. De ces besoins de base, soulignait Maslow, dépend l'équilibre psychique du sujet. S'ils ne sont pas satisfaits, ce dernier souffrira de frustration, de carence Et de même qu'un déficit en vitamines entraîne des maladies organiques, la non-satisfaction des besoins de base provoquera une névrose : « La névrose, écrit Maslow dans une formule lapidaire, peut être considérée comme une maladie déficitaire » 2.
Tout autres sont les besoins psychologiques supérieurs. Maslow les cernait par des mots qui, derrière leur apparente banalité, sont chargés de sens : « épanouissement », « accomplissement », « réalisation de soi », « développement de son potentiel », « vie riche créative et intense », « existence pleinement humaine ». A l'évidence, ces mots nous entraînent sur un tout autre registre que les besoins de base. Ils évoquent non pas le bien-être, ni même le mieux-être, mais le plus-être. Cette pyramide à deux étages justifiait, aux yeux de Maslow, la radicale différence d'objectif qui oppose la psychothérapie d'une part, et le développement personnel d'autre part. On entreprend une psychothérapie dans le but de remédier aux Uoubles psychiques causés par la non-gratification des besoins de base. Le développement personnel, quant à lui, prend en charge les besoins supérieurs. Un psychothérapeute raisonne en termes de réparation, de guérison, de retour à l'équilibre, d'adaptation, tandis qu'un formateur en développement personnel parlera d'expansion, de croissance, de « culture de l'âme ». D'un côté, on se préoccupe de la santé pure et simple ; de l'autre, on est attiré par la « grande santé », pour reprendre une formule de Nietzsche (au demeurant, le rêve de la surhumanité n'est pas étranger au développement personnel). En bref, ce dernier s'adresse à des gens équilibrés, sains, mais qui, ne se contentant pas de l'équilibre, veulent mener une vie intense.
Les formateurs précisent le contenu de cette vie intense en recourant à un mot-phare qui constitue le coeur même de leur doctrine : le « potentiel » — le développement personnel se définissant comme « l'actualisation du potentiel humain ». Lors de noue enquête, cette définition recueillait l'adhésion de la plupart des formateurs.
 

Vers la supraconscience


De quelle nature est ce potentiel ? Il est principalement de nature psychique. Il concerne les fonctions mentales. Une rapide énumération nous permettra de prendre la mesure de l'ambitieux projet que nourrit le développement personnel.
On propose d'abord aux individus de dynamiser leur mémoire leur intelligence, leur créativité. On leur propose de libérer les ressources de leur « cerveau droit » : un des leitmotive du mouvement est que ce dernier est sacrifié, du moins en Occident au profit du cerveau gauche logique et analytique et qu'il est urgent de remédier à ce déséquilibre. On enseigne également les outils de la communication : comment accroître son pouvoir de persuasion, comment tirer le meilleur parti du registre non verbal ? Tout aussi important est le développement de la conscience du corps. Le développement personnel insiste sur la nécessité de mettre fin à l'instrumentalisation du corps. Ce dernier ne doit plus eue un simple instrument au service du travail ou de la jouissance. II faut cesser de penser : « J'ai un corps », et apprendre à dire : « Je suis mon corps. »
Un domaine complémentaire est l'actualisation du potentiel émotionnel. Le sujet apprendra à réveiller son pouvoir de sentir, son aptitude à être ému, touché, par la nature, la beauté, le numineux, les choses simples de la vie, la présence d'autrui... L'émotion est aussi quelque chose qu'il doit contrôler, « gérer ». Il apprendra à la reconnaître chez son interlocuteur à travers les signaux non verbaux que ce dernier lui envoie Le développement personnel se situe à cet égard, dans le droit fil des vues exposées par l'Américain Daniel Golemann dans son fameux livre sur l'Intelligence émotionnelle 3.
Le développement personnel attache aussi beaucoup d'importance au potentiel d'auto-guérison. Un de ses axiomes est que nous sommes tous des « hommes-médicaments ». Nous possédons de puissantes ressources psycho-immunologiques, qui justifient les techniques de guérison par visualisation mises au point par le cancérologue américain Cari Simonton. Autre domaine le paranormal : la médiumnité, la perception extra-sensorielle, insiste-t-on, sont des pouvoirs inscrits dans la nature de tous les êtres humains.
Caractéristique à cet égard est le livre récent de Michael Murphy 4, l'un des fondateurs, avec Maslow, de la psychologie humaniste, dans les années 1960. L'auteur déclare que les facultés parapsychologiques sont latentes en chaque être humain, et que le moment est venu d'actualiser ce potentiel. L'humanité, assure Murphy, se ttouve au seuil d'une nouvelle étape de son évolution. Nous entrons,dans un « nouvel âge », un « âge de la conscience », qui sera caractérisé par le développement de nos facultés parapsychologiques. De même qu'à l'aube de la préhistoire l'acquisition de la marche bipède par les premiers hominidés avait déclenché le développement de nos fonctions sensorimotrices et cognitives, le ttoisième millénaire verra l'essor du paranormal et de la « supraconscience ».
Enfin, le développement personnel parvient à son apogée avec le thème de l'éveil de la spiritualité, au sens le plus large de ce terme. Les états de transe, le sentiment fusionnel, la conscience élargie, l'extase, l'état mystique sont censés être à la portée de tous les eues, pourvu qu'ils emploient les méthodes adéquates de modification des états de conscience et de recentrage sur la vie intérieure : hypnose relaxation, chant, transe, récitation de mantras, respiration, méditation.
 

Un élitisme démocratique


Cette rapide énumération nous permet de comprendre les raisons de l'immense succès que rencontre actuellement le développement personnel. Ce succès s'explique d'abord par le postulat d'universalité qui sous-tend la doctrine. Le potentiel psychique, soulignent les formateurs, est la chose du monde la mieux partagée. Chacun peut accéder à la supraconscience. Certes, admettent-ils, ce potentiel reste inexploité chez la plupart des individus. Vous vivez, répète-t-on aux clients, à un régime minimum ; vous menez une vie médiocre alors que vous pourriez mener une vie intense ; vous n'utilisez que 10% de votre cerveau 5. Mais, justement, vous disposez, pour actualiser votre potentiel, d'un arsenal de techniques 6. En outre, vous bénéficiez de l'exemple stimulant de tous ceux qui ont déjà atteint le stade de la réalisation de soi.
Ces « hommes remarquables », que Maslow appelait les « auto-actualisants », sont en quelque sorte les phares de l'humanité. On peut, assurent les formateurs, modéliser leur fonctionnement mental et enseigner ces modèles d'excellence aux gens ordinaires. Par cet encouragement à l'imitation des meilleurs, le développement personnel dessine une philosophie qui allie de façon originale l'élitisme et la démocratie, l'instinct aristocratique et l'aspiration égalitaire 7.
La force de séduction du mouvement réside pour une grande part, dans cette promesse d'une actualisation du potentiel humain. Le cerveau est présenté comme une nouvelle frontière un immense continent dont l'humanité du troisième millénaire est chargée d'exploiter les incalculables richesses. A l'instar de Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra, le développement personnel déclare avec des accents conquérants : « L'homme est quelque chose qui s'accomplit encore. » Ainsi se révèle à nous le sens que le développement personnel donne au culte du moi. A l'évidence il ne s'agit pas ici simplement de jouir de soi-même, de se complaire dans ce qu'on est. Les formateurs invitent leurs clients, au contraire, au dépassement de soi. Ils proposent un individualisme de l'effort sur soi, du travail sur soi, et non un individualisme paresseusement hédoniste.
 

De l'affirmation à la dissolution du moi


La deuxième raison du succès du développement personnel tient à sa dualité d'objectif. Les différents domaines que nous avons énumérés s'ordonnent, en effet, autour de deux axes distincts. D'une part, on vise le renforcement du moi : améliorer ses performances, devenir un leader, mieux communiquer, gérer ses émotions, réaliser ses projets : tout cela relève de l'affirmation de soi. Cette frange des activités de développement personnel se déploie dans le cadre de l'ego. Mais, d'autre part, le développement personnel vise le dépassement du moi dans l'expérience spirituelle Grâce à la transe, à l'extase, à l'élargissement de la conscience les sujets espèrent goûter à la fusion cosmique devenir des « hommes sans frontières », dissoudre leur individualité dans le transpersonnel 8. De telles activités se situent, clairement, au-delà de l'ego.
La dualité de l'affirmation de soi et de la dissolution de soi constitue en quelque sorte la carte d'identité du développement personnel. Le mouvement est fidèle à l'esprit individualiste, celui du « mefirst », du « souci de soi », mais, dans le même temps, il déborde l'individualisme dans la mesure où il exalte le transpersonnel, le fusionnel, le cosmique. La culture du moi et la culture de la totalité s'entremêlent étroitement même si, chez certains, la fusion dans le transpersonnel a parfois l'apparence d'une simple dilatation, d'une enflure de l'ego.
Cette dualité d'objectif a, indéniablement, une grande puissance d'attraction sur le public, car elle reflète le double rêve de l'homme contemporain. Que désirent, au fond, les hommes d'aujourd'hui ? A l'heure de l'instabilité économique et du retour du religieux, de la mondialisation effrénée et du réveil du sacré, ils désirent à la fois être plus forts dans le « struggle for life », et rettouver le chemin de l'expérience mystique. Ils entendent être plus efficaces dans la compétition, tout en s'initiant aux secrets du ttanspersonnel. Ils veulent être plus employables, et plus aptes à l'abandon au grand Tout. Le rêve de beaucoup de nos contemporains est de devenir, grâce à une dynamisation de leurs possibilités cérébrales, des cadres performants et des shamans. La personne épanouie dont le développement personnel trace la figure idéale répond donc pleinement à leur attente, car elle tient à la fois du mystique et du yuppie, du yogi et de l'homme d'affaires, de Krishnamurti et de Bill Gates.
 

La culture de l'illimité et ses pièges


Ce modèle d'une vie surhumaine, victorieuse sur deux registres, témoigne d'une volonté de tout demander à la vie, en accord avec la culture de l'illimité qui se répand de nos jours en de multiples domaines où s'exprime la sensibilité collective : l'exploit sportif, le dopage, les aventures de l'extrême, les prouesses scientifiques ou médicales, le souci de la forme physique, le rêve de la santé parfaite, le désir de longévité, la drogue, la croyance en la réincarnation. Le développement personnel occupe une place centtale dans cette culture de l'illimité, en raison de son ambition de cultiver l'extrême deux domaines antinomiques : l'affirmation et la négation du moi.
Actualisation du potentiel, cerveau à 100%, culture de l'illimité, obsession de la performance : tels sont donc les uaits principaux du nouveau culte du moi. Mais la médaille a son revers. Le rêve de la supraconscience ne nous réserve-t-il pas une désillusion ? A force d'entendre vanter l'actualisation du potentiel cérébral, les individus ne risquent-ils pas d'être gagnés par un sentiment de découragement ? Certes, la vie intense qui leur est proposée a l'avantage de donner un sens à leur existence. « Vous possédez un immense potentiel psychologique, leur déclarent les formateurs. La réalisation de ce potentiel doit être désormais votre but. » Mais, ce faisant, le développement personnel souligne cruellement l'écart entre ce qu'on est et ce qu'on pourrait être, entre le moi réel et le moi qui a actualisé son potentiel.
Aux absolus extérieurs à soi (utopies politiques, révolutions, progrès, salut, Dieu), le développement personnel substitue un absolu de soi, qui pourrait entraîner, en définitive une nouvelle forme de conscience malheureuse. N'est-il pas dangereux de jouer sur l'héroïsation de soi-même, de faire vibrer la fibre de l'auto-transcendance, de l'auto-divinisation ? Il nous paraît inévitable que tôt ou tard, le face à face de l'individu avec l'absolu de soi entraînera une souffrance psychique. Comparons, à cet égard, l'homme du xix* siècle et l'homme actuel. Au xuc" siècle les individus étaient obsédés par l'opposition du bien et du mal. Ils craignaient de se rendre coupables de transgressions, de franchir la ligne rouge des interdits. Ils s'alarmaient à l'idée que leurs fautes puissent être perçues par leurs semblables 9. Leur surmoi les persécutait. De nos jours, ce qui nous tourmente, plus que l'opposition entre le bien et le mal, est l'écart entre le moi idéal et le moi réel, entre la vie limitée et la vie illimitée, entre le cerveau à 10% et le cerveau à 100%. « Saurai-je échapper à une vie médiocre ? », se demande chacun avec anxiété. Le souci de l'accomplissement de soi devient torturant. La tyrannie du moi idéal se substitue à celle du surmoi. La crainte de la médiocrité remplace la crainte de la culpabilité.



1. A Maslow (1908-1970) est un des fondateurs, à Esalen en Californie, de la « psychologie humaniste », appelée aussi « mouvement du potenuel humain »
2. Vers une psychologie de l'être, Fayard, 1972, p. 42
3. 2 vol., Laffont 1999.
4. The future ofthebody, Tarcher et Putman, 1992.
5. Ce slogan est aussi, notons-le au passage, celui des sectes.
6. Pour l'analyse de ces techniques en détail, cf. notre livre. Le développement personnel.
7. La modélisation de l'excellence est à la base d'un grand nombre de techniques de développement personnel, notamment la programmation neuro-hnguisuque (PNL), élaborée au milieu des années 1970 par les Américains Richard Bandler et John Grinder. Il est intéressant de voir la place qu'elle occupe également dans les travaux pédagogiques d'un chercheur comme Antoine de la Garanderie
8. Paradoxalement, cette spiritualité du transpersonnel est tentée de faire l'économie de la rencontre avec l'altérité. Elle n'implique pas nécessairement une authentique rencontre de l'autre. Laisse-t-elle même une place à la présence d'un Dieu personnel ?
9. Le code minutieux du savoir-vivre au xix* siècle était destiné en partie à assurer une protection contre le regard d'autrui