Un homme cherche Dieu ; un jour ou l’autre, inévitablement, son chemin passe par le désert. Pourquoi ? Dieu ne se laisse-t-il pas trouver partout ? Plus encore, n’est-il pas au coeur de chacun, sans cesse agissant et plus intime à l’homme que l’homme à lui-même ? Pourquoi donc le désert serait-il comme un passage privilégié, obligé, dans la quête de Dieu ? Peut-être pourrait-on poser autrement la question : pourquoi Dieu se fait-il chercher au désert ? Car il est impossible de nier les faits. Le P. de Foucauld l’écrivait à un correspondant, le 19 mai 1898 : « Il faut passer par le désert et y séjourner pour y recevoir la grâce de Dieu. » L’expérience de Dieu serait-elle donc si étroitement liée à l’expérience du désert ?
 
Le signe du désert
 
Mais, tout d’abord, que signifie le désert ? Dire que ce n’est qu’une image, un symbole, serait trop facile. Aussi bien, au service du langage, les mots sont des symboles, et l’image reflète la plénitude de la réalité avec son aura d’harmoniques dont la critique revient aux spécialistes de l’interprétation des symboles. À l’homme qui vit, il suffit d’avoir de quoi exprimer sa vie et se dire lui-même. Dans notre langage moderne, dominé par la technique et la civilisation dite « de masse », l’image du désert garde une puissance d’évocation très forte, due certainement aux valeurs de solitude et de silence qui s’y trouvent incluses. Toutefois, l’image est ambiguë. On recherche un coin de solitude, une plage de silence, et peu importe la grandeur de l’espace : l’essentiel est que l’on puisse s’y retrouver soi-même. En même temps, nous guette l’effroi dont parlait Pascal à propos du silence éternel des espaces infinis et du réveil de l’homme qu’« on aurait porté endormi dans une île déserte et effroyable ».
Au fond, le désert est comme le sacré : il fascine et il repousse. Sa noblesse ne viendrait-elle pas de là ? L’homme face au désert se sent attiré par cette épreuve de vérité où il perçoit obscurément qu’il pourrait conquérir la liberté d’être soi-même. Mais il lui faut se dégager de l’encombrement et des bagages de son faux moi pour répondre aux appels venus d’au-delà de lui-même ; d’ailleurs, vivre avec soi-même, comme vit le solitaire, démasque impitoyablement toute illusion d’un héroïque narcissisme. Car le désert impose un dénuement radical et qui est le prix de l’essentiel : « Pour arriver à posséder tout, ne veuillez avoir goût en chose quelconque », disait Jean de la Croix.
Et c’est vrai qu’après tout, peu de choses suffisent à l’homme pour être lui-même. Une seule est nécessaire. Mais alors, pourquoi tant se compliquer l’existence ? Pourquoi ne réserver qu’à des moments extraordinaires la simplification que procurent la solitude et le silence ? L’unité de son être importe tellement à l’homme et à l’humanité qu’on peut lui vouer le recueillement de toutes ses facultés dégagées des préoccupations secondaires. Les slogans publicitaires s’éloignent des oreilles et des yeux. Le coeur s’apaise, on s’ouvre à la Parole d’un autre monde, dont le désert est à la fois le symbole et le lieu. Un tel désert risque d’apparaître à certains comme un luxe. Il faut le reconnaître : son aspect matériel, géographique, surtout s’il est quelque peu « protégé », suffirait à le rendre tel. Cependant, on ne saurait, pour cette seule raison, déprécier la symbolique du désert. Moins encore lorsque cette symbolique demeure la seule expression adéquate de certaines situations, nullement « protégées », que vivent nombre d’hommes et de femmes. Pas seulement au passé, mais dans un présent tout à fait actuel. Car la solitude n’est pas seulement celle du Sahara : maintes occasions peuvent faire naître en soi et autour de soi de véritables déserts tout aussi redoutables. À la ville ou à la campagne, il y a d’autres silences que la simple absence de bruit. Il est vrai que, pour y reconnaître ce qu’on entend par le « désert », il faut sans doute être sensibilisé à cette dimension de l’homme intérieur que l’Esprit dégage en ceux qu’il habite.
Car, en définitive, ce dont le désert est le symbole, c’est d’une aventure spirituelle. Quelles que soient les apparences ou les motivations plus ou moins nettes, seul l’Esprit peut pousser un homme au désert. Seul l’Esprit donne de vivre le dénuement et l’extrême du désert comme une possibilité de recueillement tel que toute parole créée y cède au silence où Dieu seul parle de Dieu. « Je vais la séduire, la conduire au désert et lui parler au coeur » (Os 2,16). C’est Dieu qui appelle au désert, Dieu qui appelle l’homme au-delà de lui-même pour le rencontrer et lui communiquer son dessein de tendresse et de fidélité. Le désert devient alors le milieu vital d’une approche de Dieu.
 
Le Dieu du désert

Quel est donc ce Dieu qui se manifeste au désert ? Ce Dieu qui appelle l’homme au-delà de lui-même est un Dieu dont l’homme pressent la transcendance comme celle d’une solitude infinie. « Le désert est monothéiste. » Pourquoi refuser le mot ? Pourquoi, aussi bien, redouter que Dieu parle à l’homme avec des mots humains ? Le Verbe s’est fait chair. Et Dieu est unique ou il n’est pas. Le désert évoque l’infini de Dieu comme un horizon qui échappe à toute mesure, à toute référence, car l’imaginaire, ici, à peine est-il suggéré qu’il explose ; et si l’on parle de distance, c’est celle du Tout au rien. Immense simplicité de Celui à qui il suffit d’être, parce qu’en son être il rassemble et la vie et l’amour et la connaissance. Et l’évidence est telle qu’il n’y a plus qu’elle. Il est, lui seul. Et moi, qui suis-je ? Comment puis-je même prétendre le connaître, si lui-même ne me fait signe, s’il ne m’éclaire de cette lumière, sa lumière, à laquelle mes yeux doivent s’habituer ? Lumière inexorable ! La distance entre le rien et le Tout est la distance d’une pauvreté foncière devant la magnificence à qui rien ne manque et qui, seule, peut combler tout désir ; la distance aussi d’une liberté, fragile et sensible à tous les mirages, devant la pureté d’une sainteté dont l’embrasement est celui d’un feu dévorant. Une telle distance a tout d’un abîme. Le désert, en ce qu’il signifie cet abîme, manifeste à quelles profondeurs la transcendance de Dieu est séparante. Il est le Tout-Autre. Il est au-delà de tout.
Mais Dieu cherche l’homme. Le désert qui manifeste la transcendance de Dieu manifeste aussi son amour. « Ainsi parle Yahvé : “Il a trouvé grâce au désert, le peuple échappé à l’épée. Israël marche vers son repos.” De loin Yahvé lui est apparu : “D’un amour éternel je t’ai aimée, aussi t’ai-je conservé ma faveur” » (Jr 31,2-3). Le peuple de Dieu a trouvé grâce au désert. À chaque homme Dieu réserve sa faveur, à chacun il veut se faire connaître, et pas d’autre repos pour le coeur de l’homme que cette plénitude.
La rencontre, pourtant, ne va pas sans mal. Adam tremble encore au souvenir de l’appel dans le jardin à la brise du jour : « Adam, où es-tu ? » Au paradis perdu succède l’exigence austère de la montagne de Dieu dans le désert. Mais l’appel, lui, comme une eau vive, a-t-il cessé de creuser le coeur blessé ? « Viens vers le Père ! » L’expérience en est si décisive pour le destin de l’humanité que le Fils de l’Homme a voulu la connaître.
 
Le désert et la nuit

C’est pourquoi, désormais, le chrétien qui vit cette aventure du désert, en même temps qu’il obéit à une poussée intérieure de l’Esprit, accomplit en fait un geste d’imitation du Christ. Certes, le Christ est venu pour annoncer la Bonne Nouvelle du Royaume et rassembler le troupeau des enfants de Dieu dispersés. À ses disciples il ne donne pas d’autre mission. Cependant, celui qui a sillonné les routes de son pays, durant les trois années de ce qu’on appelle sa « vie publique », est aussi celui qui demeura trente ans caché dans la vie banale de Nazareth. On ne saurait l’oublier.
Pas plus que ne peut laisser insensible l’exemple d’un Christ coutumier, semble-t-il, des fuites à l’écart dans la montagne. Jésus qui prêche aux foules, Jésus qui apprend à ses disciples à prier, Jésus prie seul. Mais aussi il sait le prix de cette solitude. L’aventure dans laquelle l’Esprit l’a jeté, à la remontée du Jourdain, fut cette épreuve de vérité au désert dont il sortit vainqueur après l’affrontement des tentations des faux messianismes. Étape inaugurale où le nouveau Moïse accomplissait la destinée du premier qui avait, lui aussi, traversé les flots avant de mener son peuple au désert. Plus loin encore dans le passé, cette solitude, cette traversée, un autre les a connues dans un autre combat solitaire : Jacob au gué du Jabok. Il a fait passer devant lui tout ce qu’il possède, tout ce qu’il aime. Il est resté seul. « Et quelqu’un lutta avec lui jusqu’au lever de l’aurore » (Gn 32,25). Il y a plus ici que le simple recueillement silencieux de la prière dans le secret de sa chambre, toutes portes closes.
Il y a l’empoignade d’un homme avec Dieu. Un corps à corps. Dans la nuit. Une nuit qui enlève toute image de Dieu et de soi-même. Comment parler de ce moment ? Qui peut oser dire qu’il l’a connu ? Ou qu’il ne le connaîtra plus ? Il a fallu rester seul dans la nuit. Tout ce que nous avions, tout ce que nous savions, tout ce que nous aimions, nous nous en sommes trouvés soudain privés, démunis. Amis et connaissances n’étaient plus là : la caravane cheminait de l’autre côté. Impossible d’éviter l’obstacle. Maîtres et livres avaient été formels, et de bon coeur nous y avions d’abord consenti. Nous nous étions engagés. Tant qu’il y avait du monde avec nous, nous ne pouvions vraiment pas éprouver cette angoisse à la fois d’être seul et de n’être plus soi-même, de ne plus savoir le Nom de Celui à qui nous nous adressions. Et nous adressions-nous encore à quelqu’un ? Aux sécurités connues et chères du passé, un brouillard épais a succédé, que ne transperce la lueur d’aucun phare, le son d’aucun appel.
Ressasser les incompréhensions et les injustices et les ingratitudes de ceux qui nous ont lâchés n’avance à rien. Essaierions-nous de nous agripper à quelques prises reconnues par avant, elles se dérobent, elles vacillent. Ce que nous avions cru être nous-mêmes, des lézardes en minent sournoisement jusqu’aux fondations et les murailles se descellent. N’a-t-on pas ricané à côté ? Tout change ! Et nous n’avons plus de points de repère. Les étoiles ? Baruch assurait bien qu’elles brillent, joyeuses, au service de celui qui les a créées. Dérision ! Cette nuit n’a pas de ciel…
Du moins, à défaut de l’astre du matin, une lampe ne brille-t-elle pas, minuscule, agitée, dans la tempête ? Une parole peut-être, dont le souvenir, si ténu soit-il, entretient en nous la présence de cette voix que jadis, sur la montagne, d’autres ont entendue qui n’étaient pas plus vaillants que nous… Faut-il expliquer les images ? La prière du désert et de la nuit n’a rien de l’orgueil douloureux d’un héros qui défierait le ciel et ne répondrait plus que « par un froid silence au silence éternel de la divinité ». C’est la quête obstinée, humble et passionnée de Celui qui seul peut combler le coeur. Quête aussi de sa parole, une seule ! qui sera lumière et vie sur le chemin de sa volonté, jusqu’à ce que le jour vienne à poindre.
Ainsi, l’imitation du Christ en sa solitude mène droit à la prière
de son agonie. Et par leur audace à ne pas refuser ce mystère, ceux qui essaient de veiller avec le Fils de l’Homme servent sans doute secrètement, en les encourageant, leurs frères ; car nul ne pourra jamais faire l’économie de cet espace de Gethsémani où pour l’Église a déjà coulé une sueur de sang.
 
Le mystère de la Transfiguration
Proche de l’Agonie est le combat pascal, mais aussi proche, le mystère de la Transfiguration, comme le suggère l’épisode du quatrième Évangile où Jésus répond à la demande des Grecs : « La voici venue l’Heure !... » (Jn 12,20s). Maintenant, la gloire du Christ ressuscité transfigure nos expériences d’hommes, et c’est à sa lumière que s’illumine l’aventure de la rencontre de Dieu au désert. Chez les synoptiques déjà, les éléments du récit de la Transfiguration sont significatifs : les trois disciples que Jésus appelle et conduit seuls à sa suite, à l’écart, la solitude de la haute montagne, la nuit aussi pour que les témoins de la terre soient à ce point accablés de sommeil, comme ils le seront au jardin des Oliviers… Jésus prie tandis que le rejoignent les premiers héros de la marche au désert (Luc). Et voici que se transfigure le visage de l’être que l’on croyait connaître. Son vêtement lui-même resplendit. Cette révélation subite d’un autre Jésus, d’un autre monde, remplit de frayeur ceux devant qui s’abaissent les frontières de l’invisible. Sur-le-champ, Pierre esquisse des projets. Ils sont bousculés par la majesté de Dieu et son amour. La nuée recouvre les hommes. Enfouis en son clair-obscur, ils entendent la voix du Père leur désigner celui en qui se trouve, avec la complaisance divine, le sens de tout, celui qui désormais occupe tout le champ de leur conscience. Ils ne voient plus que Jésus seul, et ils ne le voient plus comme avant.
Comme si l’Heure de Dieu faisait mûrir soudainement les germinations de nos temps, comme si nos yeux devaient d’abord être purifiés par la nuit avant de découvrir, à l’intérieur même de la ténèbre, l’autre monde, le Royaume, flamme ardente au milieu des épines du Buisson, image et parole y sont à nouveau données, retrouvées. Voici l’aurore. Le combat de la nuit touche à son terme. Une double trace en demeure, pourtant, qui laisse, gravé, le souvenir du passage de Dieu. La hanche démise, Jacob boitera. Mais il a reçu un nom nouveau, Israël, car il a été fort contre Dieu. Jésus, le soir de Pâques, montre aux siens la marque de ses cicatrices, et il reçoit le nom qui est au-dessus de tout nom. Mystérieux combat, vraiment, d’où l’on sort ainsi renouvelé ! Il se poursuit en chaque homme qui achève en sa chair ce qui manque aux souffrances du Christ pour son corps, l’Église (Col 1,24). Et revient au vainqueur le caillou blanc de l’Apocalypse, « un caillou portant gravé un nom nouveau que nul ne connaît, sinon celui qui le reçoit » (2,17). Le vainqueur, c’est celui qui ne voit plus que Jésus seul. En ce regard purifié, unifié, se révèle le sens du désert, du silence et de la nuit. L’épreuve de la vérité était celle d’un passage – épreuve pascale qui se résout dans l’adoration : « Dieu était là et je ne le savais pas ! » Là où tout semblait mort, la vie refleurit. Le désert se tapisse de jonquilles sous les yeux d’Isaïe, la steppe exulte et crie de joie (35,1-2). Le Christ est vraiment ressuscité !
Quoi d’étonnant si cet horizon-là ne cesse de fasciner des humains ? Certes, la solitude reste la solitude, celle d’un renoncement radical. Mais c’est aussi la solitude de l’amour. Maintenant reconnue, la présence du bien-aimé s’impose comme un face à face hors duquel on ne peut plus vivre. Et parce que le partenaire de l’homme n’y est autre que son créateur, il arrive cette chose étrange : au coeur du véritable solitaire, le plus recueilli, le plus pauvre, se libèrent mille réseaux de communion, mille possibilités de communication, par quoi se prolonge la création. Car en celui qui ne voit plus que Jésus seul, tout homme qui cherche Dieu se retrouve et se restaure. En ce point précis de la terre et de l’humanité, quoi qu’il puisse rester d’opacité, d’ivraie, le paradis s’annonce : le Dieu du désert est aussi celui qui est tout en tous.
Ainsi l’aventure du désert débouche sur la fête. Moïse ne cessait de le répéter à Pharaon : « Le Dieu des Hébreux nous a rencontrés. Laisse-nous aller à trois jours de marche dans le désert pour y célébrer une fête en son honneur » (Ex 3,18 ; 5,1 ; 5,3). La fête : encore une image qui aujourd’hui nous aide à vivre davantage. Elle éveille tant d’espérances, et Dieu y convie son peuple, sa famille. Mais justement, parce que c’est Dieu, et parce que c’est une fête dont il a fait les frais, pourrons-nous jamais en saisir le sens et la saveur, sans passer par ces jours de marche dans le désert, où le Fils de l’Homme nous a frayé le chemin, où lui-même nous révèle quel est ce Dieu qui nous attend au-delà de tout ?