« Bonheur, en effet, que cette tache claire et souple, que ce bleu tendre, innocent et sans ombre, qui s'échappe de la violence des rouges ! Nappe diaphane et nacrée, traversée d'infimes transitions, irriguée par des filets blancs, bruns ou bleu foncé, contrastée par un jaune et le teint ténu d'un visage. C'est un des points les plus sensibles du tableau, qui attire infailliblement le regard, à l'égal du chapeau irisé quoique d'une autre manière, moins par l'incandescence de ses couleurs que par leur transparence, comme celle d'une eau douce, apaisante et bénéfique. Cette transparence provient de l'emploi de pâtes translucides et superposées où la lumière pénètre, joue, s'irise avant de se réfléchir. Pictura lucida, peinture translucide, disait-on jadis pour dénommer la nouvelle technique

de l'huile qu'avait adoptée les peintres de l'Ecole du Nord. Mais Jérôme Bosch ne s'applique pas autant que les Primitifs flamands à rendre la matière des substances – l'étoffe d'une coiffe par exemple. Sa touche plus libre, plus rapide, plus fluente annonce déjà celle de Bruegel et de Rubens. Et sa facture moins dure, plus aqueuse, nous a laissé souvent des morceaux de peinture comme celui-ci, qui sont de véritables bains de jouvence où le regard se régénère, tandis que l'esprit se liquéfie, se dissout, s'abandonne à la nappe bleue des sensations.
La perception d'une œuvre d'art ne procède point par paliers déductifs, ni même inductifs, mais, pour reprendre une expression du peintre Jean Bazaine, « par épanouissement de la sensation au-dedans d'elle-même ». Ce qui suppose qu'on ne s'empresse point de sortir de la contemplation du sensible et qu'on y séjourne sans préoccupation. Ne rien brusquer, ne rien forcer surtout : laisser être, laisser la couleur exister pour elle-même, sans vouloir la réduire à du pensable ou à du maniable. Ce qui suppose aussi qu'adviennent aussi un élargissement, une dilatation de notre moi, une respiration de tout notre être, un plaisir, un bonheur, une joie. Que cette tache claire et bleu qui attira d'abord notre regard parvienne à sa pleine sonorité, qu'elle soit « cette exultation vibrante où notre moi se lève » comme une fleur s'épanouit et où, tout d'un coup, le sensible et le sens, les impressions et les idées, le monde et l'esprit s'échangent et communiquent.

La perception pure, ouverte et flottante des couleurs va s'ancrer et se préciser à la faveur de la représentation qui me signifie que c'est une coiffe de femme et que cette femme est Véronique  Et je puis penser, mais « sans arguties, sans syllogismes, sans déductions - dirait Baudelaire - , car ce n'est pas moi qui pense, mais les choses qui pensent par moi. » : tendresse de Véronique au milieu de la brutalité des soldats."

Jean-Marie TEZE, sj  (1919-2012) in Au coeur de la violence: Jérôme Bosch, Mame, Coll.Un certain regard, 1999, p.56