Que cherche-t-on vraiment lorsqu'on cherche la sagesse, ou lorsqu'on affirme la chercher ? Aujourd'hui comme autrefois, il s'agit bien souvent d'une quête de paix et de sécurité, en tant que ces dernières, nous mettant le plus possible à l'abri des coups du sort et des aléas de la destinée, ne fût-ce qu'en nous permettant de les mieux supporter s'ils arrivent, nous conduiraient enfin à notre accomplissement personnel et à notre bonheur. C'est ce qu'illustre la très célèbre image de l'épicurien Lucrèce, décrivant, au début du second livre de son poème De la nature des choses, la joie des sages qui, depuis le rivage, contemplent la lutte des marins contre les flots déchaînés, ou depuis une sûre colline, au-dessus de la mêlée, les vains combats des guerriers qui s'égorgent. Le maître qui promet des abris inviolables ne sera pas en peine de trouver des disciples.

Philosophie et expérience


Cette demande de paix et de sécurité intérieures s'aiguise et s'accroît, l'histoire ne le montre que trop, dans les périodes de conflit, de déchirement et d'inquiétude, tout comme le souci de soi, et parfois de soi seul, auquel la quête de sagesse conduit souvent, se fait plus envahissant lorsque déclinent les croyances et les projets collectifs, ou lorsque l'action politique est impossible ou paraît du moins pour l'essentiel, vouée à l'impuissance. Hegel a mis en lumière comment la domination d'un empire universel (romain, autrefois) voue l'individu, impuissant devant le réel, à l'affirmation vide de lui-même. Il le fait à propos des stoïciens, des épicuriens et des sceptiques, qui prétendaient nous donner la sagesse, alors que les deux plus hauts génies de la pensée grecque, Platon et Aristote, savaient ne pouvoir en susciter en nous que l'amour, la philosophta.
Mais la sagesse a un autre visage aussi, auquel les livres sapientiaux de la Bible ne sont pas étrangers, c'est celui de la sédimentation de l'expérience, de l'accumulation des observations, qui permettent de dégager des constantes de la vie humaine, et de n'être pas déconcerté ni pris de court par ce qui arrive, de se déniaiser. Cette thésaurisation du sens peut être considérée soit au long d'une vie humaine (c'est la sagesse qu'on prêtait naguère encore aux vieillards), soit au fil des générations (la « sagesse des nations », comme on le disait des proverbes). Une telle conception suppose soit que le monde ne change pas, ou ne change que lentement, soit que ce qui ne change pas en lui ait plus d'importance et de signification que ce qui change. Elle participe elle aussi d'un désir de sécurité, moins négatif, il est vrai, et inséparable du désir de connaître, puisqu'elle entend ramener ce qui arrive à ce qu'on sait déjà, à ce dont on maîtrise déjà le cours.
Ces deux sens de la sagesse, qui ne sont pas exclusifs l'un de l'autre, sagesse philosophique et sagesse de l'expérience, la présentent comme un état que j'atteins, soit par moi-même, soit par l'enseignement d'un maître, mais qui, une fois atteint, est proprement mien, m'appartient pleinement, de telle façon que je ne puisse plus le perdre, ou très difficilement. Même quand elle fut reçue au début, elle cesse de l'être quand je l'ai faite mienne. Et cette sagesse humaine, qui présente autant de formes qu'il y a de civilisations, mais convergentes sur bien des points, est plus volontiers spectatrice qu'actrice. Placée sur une éminence au centre du labyrinthe, dont elle seule voit le plan, elle regarde, tantôt triste et tantôt souriante, les fous, les aveugles, les avides s'engager sans fin dans des impasses, et s'égarer de plus en plus par les efforts mêmes qu'ils font pour s'en sortir. Elle se mêle peu des vaines querelles, sachant que celui qui cherche à séparer deux furieux risque fort de réunir leur violence contre lui.

« Elle renouvelle toutes choses »


La sagesse chrétienne, c'est-à-dire celle qui peut être donnée en partage aux chrétiens, loin qu'ils en soient eux-mêmes la source, s'oppose en tout point à ce qui vient d'être esquissé. Au lieu de reconduire ce qui se produit à des lois intemporelles et à ce que nous savons déjà, elle est puissance de nouveauté, de fraîcheur et d'imprévu. La Sagesse, dit le livre biblique qui en porte le nom, « tout en demeurant elle-même, renouvelle toutes choses » (7,27). Et si elle se transmet de génération en génération, ce n'est pas comme un savoir accumulé qu'on se lègue, mais en suscitant à chacune des êtres neufs qui peuvent être le réceptacle et le canal de sa propre nouveauté. Le même verset le souligne.
Car elle ne provient pas de l'observation de ce qui arrive le plus souvent, mais d'un événement unique et inimaginable pour la sagesse mondaine, lequel relève de la souveraine liberté divine : l'Incarnation du Verbe. Le Christ Jésus, dit saint Paul, « est devenu pour nous sagesse venant de Dieu, justice, sanctification et rédemption » (1 Co 1,30). Et tout comme la Sagesse qui est nouveauté rend neuf, la Sagesse qui est liberté rend libre. S'opposant radicalement à ce que le XVIIe siècle nommera l'esprit « propriétaire », elle ne vit en nous qu'en ce point incandescent de notre existence où elle nous rend neufs et libres. Ce point, il nous faut toujours à nouveau le dégager de tous ces matériaux divers que nous entassons sur lui pour en étouffer la brûlure, et tenter de contenir en nous comme en dehors de nous sa propagation.
Cette sagesse que, « dès avant les siècles, Dieu a par avance destinée pour notre gloire » (1 Co 2,7) fait pourtant toujours irruption avec violence, et demeure signe de contradiction. En quoi cela ? Nous voulons bien d'un Dieu à la rigueur, mais à la condition qu'il se plie à nos calculs et à nos prévisions, fût-ce en y étant compté comme une quantité majeure, et donc à la condition qu'il ne vienne pas fausser ni bouleverser nos calculs, et qu'il respecte nos propres hiérarchies et nos « échelles de valeurs » — à condition qu'il reste là où il est, loin, très loin, on ne sait où, et surtout qu'il ne s'approche pas. La sagesse divine s'avance dans les angles morts de la sagesse humaine, surgit de l'insurveillé de nos fortifications, là où nous ne l'attendions pas, parce que nous avions décrété qu'elle ne pouvait pas venir par là — dans la faiblesse, dans la pauvreté, dans l'humilité, dans le Christ Jésus.

Sagesse et folie


C'est bien ce que saint Paul affirme en disant que Dieu « frappe de folie la sagesse du monde » et « confond les sages » : il révèle l'aveuglement de leur prétendue clairvoyance, et la fragilité de leurs colossales lignes Maginot. Que sagesse et folie, force et faiblesse, s'inversent selon qu'elles sont de l'homme ou de Dieu, c'est ce qui luit tel un éclair chaque fois que l'Évangile est prêché en vérité. La sagesse de Dieu, qui nous paraît folie, prend nos sagesses à revers, à contre-pied, à contretemps. Il serait naïf de penser que ce qui parut folie à la sagesse grecque d'autrefois — le Verbe incarné, mort et ressuscité, proue de la Trinité fondant sur nous — ait émoussé sa pointe au fil du temps, et vingt siècles plus tard : ce sont toujours les mêmes objections qui reviennent, et le même refus, horrifié ou moqueur, devant la liberté salutaire de Dieu agissant dans le temps et la chair, et d'abord dans son peuple élu. Les gnoses multiples et proliférantes de notre époque, souvent édifiées sur des caisses de dollars, reprennent, le plus souvent sans le savoir, en se voulant des « sagesses », les chemins suivis par les gnoses des premiers siècles (dans leurs choix fondamentaux, s'entend). C'est toujours le même refus gras, comme il y a des rires gras, et l’œil de maquignon de celui auquel on ne la fait pas (et auquel, en conséquence, il n'arrivera jamais rien).
Aussi, lorsqu'en réponse à cette manifestation plénière de la sagesse de Dieu dans le Christ se constitue peu à peu une tradition chrétienne de sagesse, comme il y avait déjà une tradition sapientielle juive, elle se trouve dans une situation singulière, et comme principiellement instable, mais d'une instabilité qui forme une grâce qui la tient en éveil, et non point un vice constitutif. En quoi ? D'une part, elle ne peut pas, pour vivre, s'enrichir et se traduire, ne pas se nourrir du vocabulaire, des concepts, des thèses et des leçons appartenant aux diverses sagesses humaines et à la philosophie ; et d'autre part, si elle ne veut pas que son cœur cesse de battre, elle ne peut pas cesser d'être une puissante instance critique (et autocritique !) qui mette en lumière, une lumière qui ne peut lui venir que du soleil de justice qu'est le Christ, ce qu'il y a de folie dans les sagesses de ce monde, leur orgueil, leur aveuglement, leur prétention à tout contrôler par avance. La sagesse chrétienne, pour reprendre une expression décisive de saint Paul, doit user des sagesses de ce monde comme n'en usant pas. Il est certes plus facile de se fondre en elles jusqu'à s'y perdre (en prétendant constituer un platonisme chrétien, un stoïcisme chrétien, un marxisme chrétien, etc.), ou bien de se retirer dans une citadelle ombrageuse et ignorante où l'on ne discute qu'entre soi — plus facile que de devoir être le sel de la terre, à la fois parmi et ailleurs, dedans et plus loin. La sagesse chrétienne ne peut être que missionnaire — et donc tout à la fois, elle doit apprendre la langue des autres, et ne pas y oublier la Parole qu'elle n'a fait que recevoir, et qu'elle n'est pas libre de mutiler selon son bon plaisir ou par peur de déplaire. Car mutiler la Parole qui nous rend libres, c'est déjà entrer dans une captivité babylonienne et dans un esclavage dont nous sommes les piteux et veules ouvriers.

Le don de sagesse


La doctrine théologique des sept dons du Saint-Esprit est un des lieux où peut être médité le sens proprement chrétien de la sagesse. Le don de sagesse, tenu par beaucoup comme le couronnement des six autres, y est distingué de celui de science et de celui d'intelligence. Cela ne signifie pas, assurément, qu'ils s'opposent ou se contrarient, puisque les sept dons forment un ensemble organique par lequel l'Esprit Saint reforme en nous la ressemblance à Dieu perdue par l'iniquité, mais que la sagesse prend un sens neuf par rapport à ses acceptions philosophiques. La science, disent saint Augustin et saint Thomas d'Aquin, est la connaissance des choses humaines, la sagesse celle des choses divines : leur objet ni leur mode d'être ne sont les mêmes. La science circule avec aisance, avec agilité, dans les rivières et les fleuves, mais la sagesse ne veut boire qu'à la source, et s'exposer nue, dépourvue de toute protection, à la seule lumière de l'aurore perpétuellement naissante. Et si à la science s'oppose l'ignorance, c'est la folie qui s'oppose à la sagesse. Saint Thomas d'Aquin distingue nettement la sagesse comme vertu intellectuelle, la sagesse humaine quand elle est vraiment telle, de la sagesse comme don de l'Esprit, qui est plus haute.
Qu'est-ce qui caractérise cette dernière pour saint Thomas ? Le mot est stupéfiant d'audace : c'est celui de « connaturalité » ou d'« union » au divin. La sagesse est un savoir de proximité à la source, une intime parenté à ce dont il s'agit. C'est bien pourquoi elle ne saurait être le résultat d'une conquête humaine, mais seulement l’œuvre de l'Esprit.
Et elle n'est donnée qu'à celui, dit Thomas reprenant une parole sublime de Denys, qui non seulement apprend, mais aussi pâtit, subit ou souffre les choses divines. La sagesse est de pâtir l'aurore, d'être blessé par sa lumière, qui désormais œuvre en nous à même cette brûlure : elle a quelque chose d'une passion. Mais d'où viennent cette proximité et cette brûlure ? De la charité qui seule peut les produire, dit saint Thomas encore, et cette sagesse est la véritable sagesse de l'amour, et de la filialité au Dieu qui est Amour. C'est pourquoi le discernement actif que donne cette sagesse, avec la sûreté qui lui appartient, peut être présent chez des hommes ou des femmes dont la culture intellectuelle est très modique, et dont l'expérience des situations mondaines est très limitée. Être un savant n'est pas un préalable à la sainteté.
Car cette sagesse est tout autant pratique que théorique : elle ne se contente pas de voir et de percevoir, comme la science, elle juge aussi et discerne, montre saint Thomas : elle le fait depuis cette amoureuse connaturalité à Dieu qui est sienne. Inversement, je pourrais être docteur en psychologie et en sociologie sans avoir une parcelle de ce discernement. Ce don de sagesse, où l'amour ouvre les yeux à ce qu'on ne verrait pas sans lui, est le lieu par excellence de la plus haute mystique chrétienne. Saint Jean de la Croix, dans la Nuit obscure, s'appuie sur les pensées de saint Thomas qui viennent d'être évoquées. Saint François de Sales, quant à lui, compare les dons de l'Esprit à l'échelle de Jacob et dit de la sagesse : « Sur le sommet de cette échelle, Dieu étant penché devers nous, il nous donne le baiser d'amour. » Après quoi, certes, il nous faut redescendre pour en porter le parfum, le goût et la saveur au prochain, et lui en transmettre le désir.
Aux yeux du monde, et de ses sagesses, ce mouvement qui s'abreuve à l'intimité divine pour s'orienter droitement dans la vie, paraît démesure, illusion et folie ! Mais c'est que le monde ignore que, comme le dit saint Thomas, « la sagesse infuse, qui est un don, n'est pas la cause de la charité, mais plutôt son effet », et que de l'amour dont elle provient, elle a la liberté. Car la sagesse chrétienne ne consiste pas à appliquer des règles, ni à confronter ce qui arrive avec les leçons d'un manuel, mais à rendre notre existence la plus dégagée possible, la plus ductile possible, de façon qu'elle tende à n'être qu'une harpe éolienne sur laquelle l'Esprit puisse improviser, selon les besoins de l'heure et les exigences de telle rencontre. Cette souplesse est capitale, qui n'a rien d'un compromis (ce sont les rigides qui passent enfin des compromis, de peur de se briser), comme cette liberté, qui n'a rien d'anarchique (la haine de la loi est toujours la haine de l'autre, que la loi seule permet de respecter). Saint François de Sales dit que l'Esprit, « qui habite en nous » par ses dons, veut « rendre notre âme souple, maniable et obéissante à ses divins mouvements ».
Le sage n'est un exemple que parce qu'il n'est pas un maître, mais quelqu'un qui s'est laissé et se laisse maîtriser et guider par une force plus haute que la sienne, celle de l'Esprit. Cette souplesse de la sagesse va de pair avec sa jeunesse, c'est-à-dire sa capacité de renouveler et de se renouveler.

Le rayonnement de paix


La tradition théologique, malgré la légère différence de nombre (sept contre huit), a mis en correspondance les dons de l'Esprit Saint avec les « béatitudes » du Sermon sur la montagne. À la suite de saint Augustin notamment, on identifie le don de sagesse avec la béatitude des pacifiques : « Heureux ceux qui font la paix, car ils seront appelés fils de Dieu » (Mt 5,10). Comme saint Thomas le fait remarquer, pour être en paix, il n'est pas nécessaire d'être sage, il suffit d'aimer ; mais pour faire la paix, la diffuser, la répandre, l'établir contre tout ce qui ne cesse de la menacer, la sagesse est requise. Ce rayonnement de paix constitue le signe de reconnaissance de son authenticité. Mais tout aussi décisive est sa dimension filiale : la sagesse rétablit en nous la ressemblance à Dieu en nous conformant à cette Sagesse en Lui qui est son Fils, et qui tout entière se reçoit du Père dont elle est la parfaite image. Elle n'est pas comme les autres sagesses connaissance de lois qui régissent l'univers et la conduite humaine, ni possession d'un savoir architectonique, mais conformation personnelle au Dieu personnel. Et elle est donc une forme de participation à la vie divine : participer à une Sagesse elle-même engendrée et reçue, filiale, délivre de la tentation de s'en croire la source, et du désir de domination spirituelle qui souvent accompagne les sagesses du monde.
Qu'en est-il, enfin, du lien de cette sagesse et de la folie ? Que le sage passe pour fou dans un monde où les fous président et dominent est un thème largement répandu dans de multiples traditions : c'est l'image populaire du monde à l'envers, sens dessus dessous, où ce qui est anormal semble normal. Mais la folie dont parle saint Paul est-elle une simple apparence ? Il n'est que de lire cette phrase : « Nous sommes fous, nous, à cause du Christ, mais vous, vous êtes prudents dans le Christ ; nous sommes faibles, mais vous, vous êtes forts ; vous êtes à l'honneur, mais nous, dans le mépris » (1 Co 4,10). Ou celle-ci : « Si quelqu'un parmi vous croit être sage à la façon du monde, qu'il se fasse fou pour devenir sage » (3,18). Ce serait de ces paroles émousser l'apostolique pointe que de voir dans cette folie un semblant. Toute la tradition, orientale comme occidentale, des « fous pour le Christ » en dérive, avec ses comportements socialement déviants et contrevenant à toute prudence, qui témoignent à temps et à contretemps de l'humiliation de Dieu par une humilité sans mesure, et de l'excès de son amour par un excessif dévouement.

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Cette folie d'amour est le lieu par excellence où la sagesse chrétienne s'arrache sans retour au projet sécuritaire qui est celui des sagesses de ce monde, comme à l'idéal de la mesure qui est le leur. Comment répondre avec mesure à l'amour qui nous a été manifesté et donné au Calvaire ? Cela même entraîne que cette sagesse est principe de mouvement et d'avenir, et non point de stabilité. Elle n'est pas une position d'éminence qu'il s'agirait d'atteindre au prix de multiples efforts pour s'y tenir enfin paisible dans une équanime clarté. Son centre de gravité est en dehors d'elle-même, en Dieu seul. A l'appel divin, aucune de nos réponses n'est l'ultime ni la plénière. C'est une sagesse itinérante, pérégrinante, qui sait qu'une ombre l'accompagne et lui appartient, celle de n'aimer pas encore assez, et de n'être pas encore assez fidèle. Le sage, pour le christianisme, ce n'est pas le maître de vérité (car Dieu seul est tel), mais le témoin de la vérité, celui qui atteste corps et âme, et fût-ce en claudiquant, tel Jacob après sa lutte avec l'ange, qu'il a rencontré une vérité qu'il n'est pas lui-même, mais qui l'a appelé pour toujours, sachant que le saint nom du Christ, qu'il espère avoir sur le bout de sa langue jusqu'à son dernier souffle, ne fait s'ouvrir ses lèvres que pour boire à la source éternelle.