Nul ne contestera que l'homme spirituel doive vivre la charité de Dieu dans ses relations avec les autres. Mais, pour exacte qu'elle puisse être, pareille formule n'en demeure pas moins abstraite. Ce qui fait problème, en effet, pour le chrétien, c'est la manière dont il lui est possible, dans les conditions particulières où il se trouve, de réaliser cette vie de charité, de saisir concrètement, et pour ainsi dire expérimentalement, la présence de Dieu sous le visage de ceux qu'il côtoie, d'être effectivement porté vers les autres par la force divine. Une théorie de la rencontre des autres serait donc d'une médiocre utilité ; il s'agit bien plutôt d'essayer d'apporter une aide à ceux qui, ici et maintenant, souhaitent entrer en communion par et dans l'Esprit.
Les pages qui suivent ne se proposent donc nullement de fournir en raccourci une sorte de philosophie de la rencontre, elles se bornent à rassembler des notations suscitées par des expériences multiples et à décrire les attitudes principales qui permettent d'aboutir, en Dieu, à la véritable union des personnes. Ces expériences ont pour contexte primitif la conversation spirituelle entre un prêtre et des laïcs, mais il semble bien qu'elles puissent être universalisées. Entre époux, entre parents et enfants, entre amis véritables, entre hommes soumis aux mêmes tâches, la communication ne pourra s'établir sans une reconnaissance de ces lois du dialogue et sans leur acceptation.
Pour tendre à faire de toute rencontre une rencontre spirituelle, il est nécessaire, non pas d'oublier l'humain, mais de descendre dans ses profondeurs et de discerner les mouvements élémentaires qui président à nos relations avec les autres et dont nous sommes souvent les jouets parce que nous ne les apercevons pas. Si le chrétien a tant de mal à vivre selon la charité, n'est-ce pas d'abord parce qu'il la cherche où elle n'est pas, dans je ne sais quelle perfection lointaine et céleste qui, n'ayant pas de prise sur l'existence, n'a pas davantage de lien avec l'Esprit de Dieu. L'amour auquel le Christ cherche à nous éduquer est plus immédiatement accessible que nous ne le pensons ; c'est sans doute en vertu de sa simplicité qu'il nous échappe, parce que cette simplicité suppose la ruine de toutes nos constructions personnelles et la reconnaissance des fondements posés par Dieu.
L'autre existe avant même que je m'approche de lui. Il est marqué par une histoire personnelle inconnue de moi, il est inséré dans un tissu de relations qui exigent de lui des comportements dont j'ignore le sens, il est contraint de jouer dans la société un rôle qui le montre et le cache tour à tour. Si je souhaite le rencontrer, je dois tout d'abord ne pas trancher arbitrairement dans cette complexité qui m'échappe pour ne retenir que tel ou tel côté de son visage. En un mot, je dois lui permettre d'exister devant moi tel qu'il est, sans prononcer des jugements hâtifs, sans lui imposer les normes de mes idées préconçues ou de mon système d'interprétation, sans chercher à le faire entrer dans mes projets, mes préoccupations ou mes désirs.
J'ai beaucoup de mal à supporter