Dans ces deux ouvrages étroitement complémentaires, Jacques Arènes, praticien s’exprimant volontiers dans les médias et enseignant à l’Institut Catholique de Lille, étudie les conséquences du traumatisme que représente pour nos sociétés le naufrage des « grands récits » dont elles ont longtemps vécu. La clé du Sens s’est perdue, constate-t-il après Marcel Gauchet, Dieu s’est définitivement absenté du monde. Au sujet humain, et à lui seul désormais, revient la tâche, parfois épuisante, de justifier son existence et de trouver les moyens de l’assumer. Il est bien normal que les psychanalystes se préoccupent désormais de cette dimension nouvelle de la détresse psychique des sujets qui s’adressent à eux. Demande complexe : d’une part, « l’homme coupable » de la psychanalyse fait place à « l’homme tragique », voire à « l’homme blessé », « sollicité par la plainte victimaire » ; d’autre part, les croyants attendent de plus en plus du religieux la « guérison » psychique, et pas seulement dans la lignée pentecôtiste et charismatique.
Cette situation nouvelle remet en cause les rapports de la psychanalyse et de la « religion », du « fait religieux », ou du « spirituel », comme préfère dire l’auteur. Le premier ouvrage est consacré à l’examen, historique et théorique, des formes du religieux contemporain et des processus qui les ont engendrées. Il déchiffre en parallèle la crise dans la culture et la crise du sujet, la crise dans les « théories laïques de l’intériorité » et la crise de la religion. Face à la détresse créée par le malaise dans la culture, il ne s’agit pas de mettre en concurrence deux discours hétérogènes et depuis toujours antagonistes (discours psychanalytique et discours religieux), mais de les « mettre en tension » en leur faisant jouer le rôle de « hors-texte » l’un par rapport à l’autre. Si l’on prend au sérieux, dans l’une et l’autre démarche, le « travail du négatif », il y a des chances pour qu’émerge « quelque chose de nouveau » dans « le champ contemporain des savoirs et des pratiques ».
Le fait religieux est envisagé comme force au travail dans la culture. Le point de vue de Freud et celui de Lacan sont privilégiés. On parcourt aussi la tradition chrétienne et les différents modèles anthropologiques sur lesquels elle s’est appuyée, pour tenter de comprendre la requête contemporaine de guérison ou d’« accomplissement personnel ». Pour le sujet post-moderne, il ne s’agit pas seulement en effet de réparer l’image de soi défaillante, mais d’accéder à une « dilatation de soi » de type spirituel, qui aide à échapper au vertige de la dépression.
La deuxième partie (« Le sujet dans tous ses états ») s’attache à la manière dont le religieux peut intervenir comme composante significative dans le processus de subjectivation, de construction de soi. Mais le Dieu dont il peut être question ne saurait être, purement et simplement, « un bon objet consolant ». Il devra être perçu dans une perspective « transitionnelle », c’est-à-dire fortement redevable à la pensée du psychanalyste Winnicott, au sein même de l’épreuve du négatif, du deuil et de la souffrance. Ici, la tradition spirituelle chrétienne, par exemple dans sa manière de « gérer » les crises et les souffrances, peut se révéler éclairante. Le second ouvrage s’attache à la manière dont le trauma que représentent la mort de Dieu et la sortie du religieux peut être la chance d’une nouvelle manière de croire. L’« épreuve du négatif » se révélerait en effet porteuse d’un « gain », dans le passage du collectif à l’individuel, du « nous » au « je ». De l’effondrement des représentations traditionnelles de la foi, « émerge » la possibilité pour le sujet de devenir « créateur » de « nouveauté », nouvelles manières de croire, « sur un chemin qui borde le gouffre de la “non-foi” ».
L’auteur fait ici appel aux possibilités du processus de sublimation, que Freud n’avait guère élaboré. Il en trouve des réalisations suggestives dans la tradition mystique chrétienne, dont l’examen, très bien informé, occupe la seconde partie de l’ouvrage. Marie de la Trinité et « l’épreuve du vide », Thérèse de Lisieux « à la table des “pécheurs” » fournissent des « cas » particulièrement expressifs, susceptibles d’inspirer le croyant moderne. Au passage, la psychanalyse aura appris, elle aussi, à retravailler ses catégories. De Descartes à Foucault en passant par Freud, le champ culturel traversé par la réflexion de Jacques Arènes est vaste : outre la psychologie et la psychanalyse, l’histoire des idées, celle des mentalités, la sociologie, la sémiologie, la littérature, la philosophie, la théologie, la tradition spirituelle dans sa version mystique… L’expression est parfois allusive, mais l’auteur a le sens des formules heureuses et des raccourcis éclairants. On aura compris qu’il ne s’agit pas d’un ouvrage de vulgarisation, mais d’une réflexion, complexe et suggestive, sur les effets de miroirs, les décalages et les interactions entre les sciences humaines et l’« expérience spirituelle ».
Lilian Staveley