Dans la seconde lecture de la liturgie de la Toussaint, je lis comme tous les fidèles : « Voyez comme il est grand, l'amour dont le Père nous a comblés : Il a voulu que nous soyons appelés enfants de Dieu, et nous le sommes » (1 Jn 3,1). Dans la Bible de Jérusalem, je ne trouve ni le verbe vouloir ni le verbe combler, mais d'autres tournures : « Voyez quelle manifestation d'amour le Père nous a donnée, pour que nous soyons appelés enfants de Dieu, et nous le sommes. » Devant cette différence, je cherche qui a raison. Je consulte le texte grec, le seul qui fasse autorité dans l'Eglise. Et c'est la surprise : Jean n'ajoute rien au mot amour, ni son éventuelle ordination à autre chose, ni le fait qu'il soit manifesté, ni même l'idée que nous en sommes comblés ; il met en avant le verbe donner, dit sobrement : « Voyez quel grand amour nous a donné le Père : que nous soyons appelés enfants de Dieu, et nous le sommes. » C'est plus clair pour l'intelligence et plus savoureux pour le coeur.
En effet, si Jean parle de « l'amour que le Père nous a donné » ; s'il énonce un peu plus loin son message essentiel : « Dieu est Amour » (4,8) ; si, pour lui comme pour tous ses compagnons, Dieu est de toujours à toujours le Père, celui de Jésus et le nôtre, c'est une chose inouïe qu'il profère avec des mots très simples : l'Amour donne l'Amour ; en nous donnant l'Amour, Dieu qui est l'Amour se donne lui-même à nous ; en étant l'Amour tel que plus grand ne soit, Dieu n'a rien de meilleur à donner que Lui-même. Quelle révolution pour qui sait ce que parler veut dire ! Pour le disciple de Jésus, Dieu n'est pas le Sacré des païens, jaloux de son pouvoir sur le ciel et la terre, avide de sacrifices sanglants, chiche dans ses faveurs. Il n'est pas l'Absolu des philosophes, clos dans sa suffisance, adonné à la seule contemplation de sa perfection. Il n'est pas davantage le Dieu de l'islam qui crée l'univers pour le mettre à bonne distance, et ne promet à l'homme qu'un paradis à sa mesure.
Pour le chrétien, toutes ces idoles s'effondrent dès que retentit l'autre phrase essentielle du même Jean : « Dieu est Lumière » (1,5), Lumière sans mélange de ténèbres, Lumière sans aucun attrait pour la violence, Lumière qui « luit dans les ténèbres » pour les dissiper, Lumière qui se partage sans s'amoindrir. C'est évidemment au matin de Pâques que cette Lumière a lui pour tous les temps et tous les lieux. Ce jour-là, Dieu a rendu pleine justice à Jésus de Nazareth, à l'homme que les autres hommes avaient rejeté comme un blasphémateur. Dans la libre offrande qu'il a faite de sa vie, par fol amour de ses frères, dans la surabondante compassion qu'il leur a manifestée, le Père a reconnu la pleine et parfaite « Image » (Col 1,15) de sa haute tendresse. Il L'a ressuscité d'entre les morts, assis à sa droite, « bien au-dessus de tout nom qui se puisse nommer » (Ep 1,21), établi « Prince de la Vie » (Ac 3,15), constitué « Juge des vivants et des morts » (10,42).
De cette gracieuse donation de Dieu, quels signes avons-nous en ce temps qui court ? Nous ne sommes pas, comme Pierre et Jean, de ceux qui ont accompagné Jésus « pendant les jours de sa chair » (He 5,7), connu sa Passion, vu jaillir de son côté, blessé par la lance, « du sang et de l'eau » (/n 19,34). Mais Jean ne l'ignore pas. Il sait que ses lecteurs n'auront pas trouvé la tombe ouverte, ni « mangé et bu avec [Jésus] après sa Résurrection d'entre les morts » (Ac 10,41). Aussi va-t-il au devant de leurs questions, leur écrivant : « Voyez quel grand amour nous a donné le Père : que nous soyons appelés enfants de Dieu, et nous le sommes. » Dans le second membre de sa phrase, il leur fait savoir que la donation de Dieu recouvre celle d'eux-mêmes, d'eux qui n'étaient rien pour personne et qui sont pour toujours appelés « enfants de Dieu », d'eux qui étaient dispersés dans la nuit du mensonge et qui sont « rassemblés » (/n 11,52) dans le bien de Jésus.
De nouveau, quelle affirmation bouleversante ! Elle signifie qu'à l'ancienne présence de Dieu, sur les routes de Palestine, dans les paroles et les signes de Jésus, succède maintenant une autre présence, plus haute et plus secrète, à l'intime des coeurs qui croient à la Parole. Elle laisse entendre que les signes sont offerts chez les saints et les saintes d'hier et d'aujourd'hui, dans la foule immense de ceux et de celles qui s'efforcent de « marcher comme Jésus a marché » (2,6). Par leur façon de traverser le monde « en faisant le bien » (Ac 10,38), ils font voir le Sauveur à qui L'attend. Et, comme leur vie est à l'Evangile ce qu'une musique chantée est à la musique notée, ils nous renvoient à nous-mêmes, nous redisent l'enjeu de notre vie sur terre : la risquons- nous sur la parole qui nous assure que Dieu se donne quand II nous donne à nous-mêmes, la vivons-nous pour « Celui qui est mort et ressuscité pour nous » (2 Co 5,17), la trouvons-nous en la perdant par amour du frère, comme Jésus et ses amis ?
Que le Père ait plus que mérité cet amour en envoyant « son Fils unique » (/n 3,16), Celui qui s'est assis à la table de notre malheur pour nous inviter à celle de son bonheur, Augustin l'a rappelé jadis en expliquant un psaume : « Dieu ne pouvait faire aux hommes un don plus magnifique que de leur accorder pour Tête son propre Fils par lequel II a créé toutes choses, et de les associer à cette Tête comme ses membres, afin qu'il soit tout à la fois Fils de Dieu et Fils de l'Homme, un seul Dieu avec le Père, un seul homme avec les hommes » (In Ps 85).
Chanter ainsi le Corps où tous sont « membres les uns des autres » (Rm 12,5) en étant les frères et les soeurs du « premier-né d'entre les morts » (Col 1,18), ce n'est pas rabaisser la Transcendance de Dieu, mais la redoubler pour ainsi dire, la mettre au bon endroit, dans la Paternité qui rend les humains « héritiers de Dieu, cohéritiers du Christ » (Rm 8,17), dans la Bonté qui ne cesse de les déborder quand elle les assied à sa propre table, comme des égaux en liberté. S'il met sa gloire à effacer toutes inégalités, à conquérir les coeurs, l'Amour descend, toujours de plus haut, « du Père des lumières en qui n'existe aucune variation » (Je 1,17), du Dieu qui « donne part à son Esprit » (4,13), de la Source qui se cache à plus secret que le regard. L'Amour règne quand nous acceptons sa gratuité, quand nous Le laissons venir à sa guise en notre intime, quand nous voulons tout ce qu'il veut, quand nous répandons sa douceur autour de nous, quand nous nous réjouissons de sa primauté.
Le Paradis n'est pas ailleurs. Il n'est pas la simple continuation de cette vie mortelle, mais sa transformation dans la Lumière qui filtre déjà. Il n'est pas une chose qui s'observe, mais une promesse qui passe toute mesure. Il n'est pas un salaire qui se mérite, mais une grâce qui se prépare dans les gestes les plus quotidiens : le pain qu'on donne à l'affamé, la visite qu'on fait au prisonnier, le réconfort qu'on apporte au malade, la main qu'on tend à l'ennemi. Ce n'est que « dette » (Rm 13,8), enseigne Paul. Mais, si je la reçois comme l'obligation « qui les dépasse toutes » (1 Co 12,31), si j'aime en retour, je deviens digne d'aimer davantage Et jamais je ne trouve l'Amour si je Le cherche ailleurs qu'en ce « quelque chose » qu'il m'a remis totalement pour qu'il porte un fruit qui plaise au Père.
La Promesse qui les dépasse toutes
Voyez quel grand amour nous a donné le Père
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