Dans la lettre qu’il vient d’écrire « au peuple de Dieu », le pape François invite tous les baptisés à un « exercice pénitentiel du jeûne et de la prière » de manière à engager « une conversion de l’agir ecclésial » qui puisse mettre fin aux abus et au cléricalisme qui les encourage. À première vue, cette proposition semble largement insuffisante pour beaucoup d’hommes et de femmes de bonne volonté qui sont saisis par l’ampleur du mal gangrénant l’Église. Nous entendons d’ores et déjà des voix s’élever pour dire que ce n’est pas avec de « belles paroles » et des actes de piété que l’on va résoudre ce problème, car c’est aux racines du mal qu’il faut s’attaquer. Or, en dénonçant le cléricalisme, le pape François pointe les racines du mal et, en appelant à la prière et au jeûne, il propose, contre toute apparence, une piste d’action concrète. Pourquoi et comment ?

Pour comprendre sa proposition, rappelons-nous que c’est par le jeûne et la prière que Jésus a inauguré sa mission au lendemain de son baptême, que le jeûne et la prière n’ont pas empêché les manœuvres manipulatrices du Tentateur mais ont certainement fournis l’inspiration pour trouver la juste réponse. Le récit des Tentations (Mt 4 ; Lc 4) nous décrit le combat intérieur dans lequel s’est décidée la manière pour le Fils de Dieu d’accomplir sa mission parmi les hommes. Les trois tentations du Christ annoncent les trois pièges spirituels dont nous devons apprendre à nous prémunir afin d’éviter que les situations d’abus ne se reproduisent éternellement. Avant de les énumérer, précisons que la prière dont il s’agit est un acte qui engage toute la personne dans une relation personnelle à Dieu. Prier, ici, c’est prendre le risque de regarder sa vie à la lumière du Dieu de l’Évangile. Et le jeûne, quant à lui, vient en complément indispensable à la prière car il nous rappelle concrètement notre dimension incarnée : la vie spirituelle chrétienne se vit dans le corps autant que dans l’esprit. Par ailleurs, il faut rappeler que la ruse du Malin est de présenter à celui qu’il tente une version « améliorée » de son désir de salut pour le monde. Il pousse à l’excès, il excède (du latin excedere, « sortir de ») notre désir de bien. Il « sort de » notre désir de bien pour le transformer en mal. S’il n’opérait pas précisément comme cela, nous aurions vite fait de déjouer ses pièges !

  • Dans le premier piège, l’esprit malin s’immisce dans nos projets les meilleurs, destinés à incarner la bonté et la justice de Dieu, et il les transforme en sources de trouble, d’injustices et de découragement. La prière permet de discerner dans la voix intérieure qui nous envoie en mission ou dans le projet qui nous vient à l’esprit ce qui vient du Père et fait croître son Règne et, à l’inverse, ce qui conduit à la destruction de celui-ci, malgré les apparences, et provient donc de « l’Ange de lumière » (c’est ainsi que la Bible, et à sa suite la tradition spirituelle, nomme Lucifer). Jésus n’échappe pas à la tentation de « l’Ange de lumière ». Ce dernier prend la voix de l’Esprit de sainteté, et cherche à corrompre Jésus en le séparant de la volonté bonne du Créateur : « Si tu es Fils de Dieu… » La suggestion de changer les pierres en pain fait appel au désir de Jésus d’être « Pain de vie » mais en le détournant pour son bien propre et surtout en s’arrogeant un pouvoir qui est celui de Dieu le Père seul.

Pour nous, la tentation serait de trouver la source de vie dans des hommes qui nous dispenseraient le savoir, la parole sûre, etc., en nous remettant totalement entre leurs mains jusqu’à en abdiquer notre liberté, notre conscience intime et surtout notre quête singulière de relation à Dieu lui-même. Un tel besoin d’hommes de savoir est une des racines fondamentales du cléricalisme. La source de vie n’est pas dans la parole d’autorité des uns sur les autres mais dans la parole de Dieu écoutée et partagée, les uns avec les autres : c’est là que se constitue le peuple de Dieu.

Face à la tentation d’oublier où est la source, la prière est le lieu où nous nous mettons à l’écoute de Dieu, seule source de vie.

  • Le deuxième piège nous est tendu au cœur même de notre aspiration à servir Dieu et l’Église. Il prend la forme de la négation du corps et de ses exigences. Depuis la Genèse, « l’Ange de lumière » cherche à empêcher l’avènement d’un Dieu qui donne sa vie aux hommes en s’incarnant dans leur réalité charnelle, avec tout ce qu’elle porte de besoins et de désirs, de liens, de culture, d’histoire. Pour ruiner la liberté et l’avenir des hommes, il lui faut maintenir sur eux son emprise qui tient dans cette courte injonction adressée en ces termes à Jésus : « Si tu es Fils de Dieu, jette-toi en bas ! »

Pour nous, elle prend la forme d’un : « Si tu es vraiment chrétien, tu dois… », qui est une déclinaison sous une forme ou une autre de l’injonction faite à Jésus, et nous pousse à l’excès pour nous pousser à la chute. Cette tentation du Christ, qui est aussi la nôtre, révèle autant un mépris total du corps qu’une sublimation idéale et orgueilleuse, deux manières d’oublier et de nier le corps dans sa réalité salutaire et limitée. Cette injonction à nier ou à sublimer le corps sous-tend aujourd’hui le comportement de ceux qui abusent d’autrui, leur permet de se maintenir dans l’inconscience de la violence infligée, sans compassion pour la souffrance subie. Quand seule compte l’image d’une performance idéale et mondaine qui cache les fragilités et couvre le scandale.

Face à la tentation d’oublier que nous sommes à la fois corps et esprit, le jeûne est le lieu où nous nous mettons à l’écoute de notre constitution charnelle. De quoi avons-nous besoin de jeûner aujourd’hui pour ne pas être dans l’excès ?

  • Le troisième piège, se cache dans un regard trop distancié sur le monde qui donne prise, lui aussi, à « l’Ange de lumière », surtout si l’on exerce quelque responsabilité comme cela est arrivé à Jésus lui-même dans la troisième tentation : « Le diable l’emmène encore sur une très haute montagne et lui montre tous les royaumes du monde et leur gloire. » Notre imaginaire s’enflamme vite devant l’idéal d’une organisation bien huilée, qui relève davantage de l’appétit de pouvoir que du désir évangélique de servir le bien commun en faisant grandir chacun dans sa liberté et ses potentialités. À tout niveau de l’Église, de la société et même en chacun de nous, l’idole d’un corps social aux relations bien maîtrisées, aux personnalités bien « cadrées » renaît sans cesse. Autorité et obéissance déviantes y tiennent lieu d’« Évangile », promettant la réussite et la paix pour tous. Mais c’est au détriment de l’expression de la vocation propre, de la joie et des talents de chacun qui naissent dans l’amour particulier de Dieu pour nous. Perpétuer des usages stériles pour agrandir nos « territoires » au détriment de la relation, ce n’est pas « adorer Dieu seul et lui rendre un culte ». Adorer Dieu, c’est garder une mémoire vivante de ses dons et donner un visage à la diversité des signes tangibles de son amour aujourd’hui.

Voilà ce que produisent la prière et le jeûne face à la tentation de vouloir sauver le monde par nos propres moyens jusqu’à les adorer et en oublier notre fin, celle pour laquelle nous sommes créés : chercher et trouver Dieu là où nous sommes.

 

***

 

Ainsi, la prière creuse en nos cœurs l’espace où se révèlent notre filiation divine, œuvre de l’Esprit du Père, et ce qui s’y oppose et nous appelle au combat intérieur, car c’est là en effet que prospère tout ce qui nourrit le cléricalisme et encourage ses abus. « L’Ange de lumière » se reconnaît à sa façon de nous corrompre en nous mettant en excès de nous-mêmes : excès dans notre manière de nous rapporter aux biens et richesses naturels ou spirituels, excès dans la relation au corps, excès dans le pouvoir que génère toujours un vrai service. Là l’Esprit du Père nous appelle à jeûner et à prier, à creuser le manque où sa Parole peut prendre corps en nous pour suivre la voie du Fils dans l’humilité.

La prière et le jeûne ne nous protègent pas de la perversion mais façonnent en nous une vigilance spirituelle, ils nous convertissent.

 

Remi de Maindreville, prêtre jésuite, et Marie-Caroline Bustarret, mariée et mère de famille