C’était au Cambodge. Une femme s'arrête, s'agenouille, se recueille. Elle dépose au pied d'un arbre une offrande, une banane, je crois, puis s'éloigne... C'est à Jérusalem, en ce décembre 2000. Touristes et pèlerins ont déserté la Ville. Mais, au Mur des Lamentations, des hommes ne cessent de psalmodier et, à quelques pas, le silence du Saint-Sépulcre entoure une ombre qui approche : une chrétienne. Elle allume une cire, s'agenouille, elle aussi, là où le Christ fut déposé... C'était au Brésil, hier, près de Rio. Une homme, un médecin, me dit mon compagnon, quitte son auto, se met à genoux, allume des bougies, s'incline. Chrétien, il est aussi adepte du vaudou... Une autre fois, au Caire, en plein aéroport. Insouciant de la foule, un homme pose son tapis, se prosterne, dit ses prières, fait quelques gestes, nobles, simples.
Dans tous ces pays où je passais, d'un monastère chrétien à l'autre, je voyais sans cesse des hommes, des femmes en prière. Seuls ou en foule. A Bangkok, silence envoûtant de la masse qui, dans la Grande Pagode, entoure l'immense Bouddha. En Afrique, longues liturgies, sereines et presque joyeuses, quand la mort vient cueillir, l'un après l'autre, les membres de la tribu. Près de l'abbaye australienne de New Norcia, pèlerinage où la foule récitait à vive allure pater et ave jusqu'au moment où l'archevêque, venu de Perth, lui demande de se taire, puis de réciter avec lui un seul Pater mais très lentement. Ferveur subite, poignante : Dieu écoutait.
La terre habitée serait-elle un monde qui prie ? Partout, des gestes semblables, les gestes humains élémentaires des genoux et des mains. Homme ou femme qui se recueille au plus près du sol. Juif qui, debout, pose les mains sur le Mur comme pour se grandir, s'élevant du regard au plus haut du Temple disparu. Souvent, la danse succède au silence — balancement des psalmodies juives, peut-être en mémoire de David, le chantre qui dansait ? S'agit-il d'extase pour ces êtres en prière ? Et faut-il d'abord entrer en soi, se recueillir comme on cueille une chose précieuse pour la donner ? Mais à qui ? A qui ont-ils parlé ? Qu'ont-ils offert, sinon un don, du moins ce moment de prière ? Instant étrange où le plus concret de la vie terrestre, le temps qui coule, semble s'arrêter quand il rencontre l'invisible. Moment humain, moment divin ? Souvent, quand il pense, l'être humain ressemble à l'homme de Rodin, « il se recroqueville sur lui-même, les genoux au menton, d'un air frileux et perdu » (Sartre). L'homme qui pense n'est-il pas le plus souvent un homme qui scrute l'invisible ? Et la pensée se fait vite prière quand l'invisible est quelqu'un qui se cache, semble-t-il, mais qu'on devine présent, terrifiant peut-être, ou au contraire attirant, désiré.
Présence de l'Invisible dans le présent fugace du temps de l'homme, car ces hommes et ces femmes que je voyais prier s'en sont allés, l'un après l'autre, pour faire autre chose. Les moines chrétiens eux aussi ont quitté l'oratoire. Il y a un temps pour tout. Un temps : des temps ?

Jésus priait


En fait de prière, il y eut un homme à nul autre semblable : Jésus de Nazareth. En lui se révèle l'étrange conjonction (le mot a sa beauté : de la grammaire, on passe à l'amour des conjoints), l'étroite union de l'invisible et du temps morcelé dans lequel il vivait. C'est ici qu'il faut dire l'autre mot de l'amour : la présence. Les chrétiens appellent cet homme notre Seigneur parce qu'il était précisément totale Présence à un autre que lui et que cet autre, le Seigneur, lui aussi, était totalement Présence à l'homme Jésus. Commune présence, autre manière de dire l'amour.
Etre présence dit davantage qu'être présent. Nous pouvons être présents dans un lieu et à tel moment, mais y être sans présence réelle. Distraction, insouciance, fatigue, tout peut alourdir l'homme présent. Il peut même entendre sans avoir écouté, rire sans avoir compris, marcher et n'avoir rien remarqué, s'il lui manque ce qui fait la Présence : l'attention de tout l'être. Homme vivant, Jésus avait comme nous des temps de prière, le jour, la nuit. Il priait à l'écart ou, librement, devant les autres. Ainsi au moment de sa grande prière, peu avant d'être trahi, arrêté, condamné, exécuté. Alors encore, pendu en croix, il priait.
Mais Jésus ne limitait pas sa prière à ces moments précis : il priait sans cesse. Habitués à mettre sous le mot prière les formules prévues, approuvées et récitées, nous devrions être plus attentifs à ce que prier veut dire, au-delà des mots et souvent sans mot : la Présence de quelqu'un à quelqu'un. Ce fut la vie de Jésus. Il rayonnait une Présence, il se savait écouté et savait pouvoir toujours rejoindre celui qui l'écoutait. Il priait sans cesse et fit de cette permanence dans la prière une des caractéristiques de la vie croyante. Il priait et donnait envie de prier. On lui demande comment faire : il donne une formule brève, facile à dire, à répéter, toujours et partout. Elle suffit. Jésus ne donne pas d'indication de lieu ou de temps précis, ou plutôt, par cette prière, il renouvelle le sens du temps, de la terre des hommes, des hommes eux-mêmes. C'est au cours du temps humain et sur terre déjà qu'ils doivent et peuvent rejoindre Dieu dont le Nom, le Règne, la Volonté leur sont déjà connus sinon compris.
La suite du Notre Père précise à quelles conditions élémentaires ces hommes qui prient seront humains et vraiment fils de ce Dieu. Il leur faut le pain, la paix, la liberté, pain quotidien, paix grâce au pardon mutuel, liberté en étant libérés du Mal. Il insiste sur la discrétion : il faut prier partout, en esprit et vérité. Ni bavardage (le multiloquium, le beaucoup parler, si fréquent en toute religion) ni ostentation, et surtout nulle animosité contre quiconque. Parler à Dieu comme à un père, le Père. Prier Dieu, lui parler comme on parle quand on aime et aimer tous les hommes, chacun d'eux.

Les temps


Il y fallait du temps, des temps réservés à cela. Les premiers chrétiens n'ont-ils pas adopté les rythmes de la prière juive ? Ils y étaient « assidus » sans pour autant s'en contenter. Ils partageaient aussi le pain, l'eucharistie qui fut spontanément leur plus grande prière, celle qui faisait de leur vie une communion avec Dieu, avec les hommes. C'était le grand moment, celui qui, s'ajoutant aux temps classiques des Juifs ou des Romains, donnerait à ceux-ci un supplément de sens — faut-il dire leur sens plein ? Assez vite, des groupes se constituent, désireux de prier sans cesse, de ne pas réduire la prière à quelques moments. N'est-ce pas le commandement du Christ, repris par saint Paul, longuement médité par saint Jean ? Il faut demeurer dans sa parole, dans son amour, prier avec la pleine assurance d'être entendus, exaucés. Et tout cela est dit par Jésus très peu avant de mourir : c'était son testament.
Il faudrait donc prier sans cesse, sans se lasser. On connaît ces groupes de priants convaincus. Sans avoir jamais la vie longue, ils se manifestaient à nouveau, sous des noms, des modes à peine différents. Rappelons quelques épisodes de ce long désir chrétien de la prière continuelle. Celui des acémètes, des euchites, appelés aussi du nom syriaque de messaliens, moines qui ne se couchaient pas ou à peine pour assurer plus sûrement leur tour de prière. Un évêque, Eustathe de Sébaste, leur donna l'impulsion, mais tout finit mal. Comment se déclarer disciples du Christ, remarqua saint Basile, d'abord attiré lui aussi par cet idéal de prière continuelle, sans obéir à tous les autres commandements, spécialement à celui de travailler et de se soucier des pauvres ? Et Basile se sépara d'Eustathe par fidélité à l'Evangile.
Plus tard, en Gaule notamment, naîtront des communautés monastiques refaisant l'expérience d'une prière continuelle sans temps pour le travail et parfois très peu pour ce qu'on appelle la lectio divina, moment privilégié, distinct de la liturgie mais indispensable si l'on veut éviter que celle-ci ne devienne une récitation mécanique, automatique même. Demeurer dans la Parole de Dieu ne suppose-t-il pas qu'on prenne des temps pour la connaître, la méditer, avant même de la proférer en louange ? Et, sur ce point, un saint Benoît est clair, au point de doser habilement les temps favorables à la lectio ou au travail des mains. On connaît les avatars de la Laus perennis, louange communautaire incessante qui apparaît dès le VIII’ siècle et trouvera dans la liturgie clunisienne une expression restée célèbre pour sa splendeur. De toute façon, ce n'était pas ce que demandaient les fondateurs de Cîteaux qui voulaient précisément revenir, avec Benoît, à l'alternance précise de la prière, du travail manuel et de la lecture des Livres saints.

Prier sans cesse


Prier sans cesse. L'Evangile demanderait-il l'impossible ? La difficulté n'échappe à personne. Avec Vatican II, on appelle Liturgie des Heures l'ancien bréviaire, passant ainsi du temps aux heures. Prier sans se lasser devenait prier à certaines heures, mais en les choisissant significativement selon un nombre lui aussi très symbolique (trois, sept fois) pour exprimer le désir d'une prière recouvrant tout le temps. Les manières ont varié au cours des âges, et personne ne peut dire quelle formule est la meilleure. Il y a donc beaucoup de mystère dans le prier sans cesse demandé par le Christ, et il faut sûrement, méditant sur sa propre façon de vivre, distinguer la et les prières, préciser le sens donné aux mots eux-mêmes : qui est présent dans le temps qui passe si vite, celui qu'on prie ou celui qui prie ? Et s'il ne s'agit pas du temps des hommes, alors de quel autre temps ? J'ai déjà évoqué combien le Christ était Présence, commune présence avec Dieu, son Père. Mais comment être nous aussi, et le plus continuellement possible, Présence à Dieu ?
D'abord, en étant présent à soi-même : se recueillir pour atteindre le lieu secret où Dieu habite et où il m'attend. Habiter en soi-même, selon le pape Grégoire le Grand usant de ces mots pour dire le recueillement de saint Benoît : « Il habitait en lui-même, attentif à Celui qui est là avant même d'être invoqué. » Cette attention à soi-même se fait d'abord silence, puis s'exprime en paroles ; mais paroles ou silence qui sont tout sauf le fameux soliloquium, soliloque où le même fait les demandes et les réponses. Présence d'un être recueilli pour écouter quelqu'un avant de lui répondre. Présence à soi, donc. Présence aux choses. Parlant de l'intimité du Christ et de Dieu, je disais commune présence, empruntant ces mots à Paul Eluard qui s'enchante de la communion parlante le reliant aux choses, aux arbres, aux sources. Cette connivence entre l'homme et ce qu'on dit inanimé, les choses purement choses, suppose un détour de l'esprit, pas toujours avoué et accepté, qui, rejoignant Dieu, voit en Lui, Dieu, l'unique créateur de moi et de tout. Cela est certain pour saint Bernard. Il parlait aux arbres comme à des amis, et saint François aux animaux comme à des frères, à l'eau comme on parle à une soeur.
Saint Benoît a le mot juste : il faut respecter toute chose comme un calice ou une patène. Le respect (respicere) est un certain regard, non seulement de sympathie, mais de foi : tout a un lien avec Dieu, avec son Nom, son Règne, sa Volonté. Pour Benoît, toujours, ce qui se dit des choses doit se dire des lieux et des temps. Que le moine soit à l'oratoire, à l'atelier, aux champs, en voyage, il peut, n'importe où, eue présent à Dieu, car Dieu lui est présent et le regarde, non pour le surveiller mais pour veiller sur lui, l'appeler. Comment lui répondre sans crainte ? Le Dieu des chrétiens n'est-il pas un Dieu tout-puissant ? La Bible est le livre idéal où se raconte le passage de la crainte à l'amour. Crainte spontanée de l'homme subitement écrasé par la majesté divine, qu'il soit Abraham, Isaïe, Pierre ou Paul, crainte totale mais qui ose s'exprimer : chacun d'eux parle à Dieu, et le prier, c'est l'aimer.

De l'impossible au possible


Insistant sur la nécessaire acceptation de la condition humaine concrète, j'ai conscience de n'avoir pas résolu l'énigme : comment, en quelques heures, même bien choisies et significatives, demeurer toujours avec Dieu, prier sans cesse ? Il faut donc aller plus loin et, sortant de nos limites inévitables, prendre conscience que toute prière, même la plus personnelle, est toujours une participation à une prière plus vaste et réellement permanente. C'est se situer à trois niveaux, celui de la solidarité humaine, celui de la prière du Christ à la droite du Père et celui de l'Esprit Saint qui opère en nous dans le secret.
La solidarité humaine, devenue la communion des baptisés, des saints, selon l'expression primitive utilisée par saint Paul, est un lieu de grâce où tout est commun à tous. Communion dans le temps et l'espace : quand le moine européen prie à deux heures de la nuit, le moine américain en est encore aux complies de la veille et le moine vietnamien déjà à tierce, vers neuf heures de la matinée : tous sont une seule église en prière ; les temps sont devenus le temps de l'humanité. Aux disciples désirant savoir prier, le Christ n'a-t-il pas dit, au pluriel : « Vous direz Notre Père » ? Dans sa prière la plus intime, le croyant se retrouve solidaire de tous les humains, de tous les temps et de tous les lieux, même si cela n'est chose accomplie que dans la prière du Christ en qui tout est réconcilié et qui, dans son humanité glorifiée, ne cesse de prier Dieu pour nous : « Resplendissement de sa gloire [de Dieu] (...), ce Fils est toujours vivant pour intercéder en leur faveur [la nôtre] » (He 1,3 et 7,25). Ce que ne peut pas faire notre humanité, celle du Christ le peut : il est l'intercesseur permanent, et, dès lors, prier sans cesse consiste à se joindre à lui.
Allons encore plus loin. Le commandement de la prière continuelle, plusieurs fois formulé dans le Nouveau Testament, a, dans notre vie comme dans celle du Christ, une autre légitimation et, finalement, son explication. C'est que la prière des fils à Dieu leur Père, parfaite et continuelle en Jésus, momentanée en chacun de nous, est en nous la prière du Saint-Esprit, de Dieu même. Et elle ne cesse pas. Il suffit de relire la Lettre aux Romains (8,18-27) où Paul donne le tableau du monde vivant un continuel enfantement fait de souffrance et d'attente Le cosmos entier « gémit », l'homme « gémit » dans son corps, et — troisième mention évidemment voulue du mot gémir — c'est en chacun de nous que Dieu perçoit les « gémissements » de l'Esprit qui « vient au secours de notre faiblesse. Car nous ne savons que demander pour prier comme il faut ; mais l'Esprit lui-même intercède pour nous en des gémissements ineffables, et Celui qui sonde les coeurs sait quel est le désir de l'Esprit et que son intercession pour les saints correspond aux vues de Dieu ».
Sur la terre, voici devenu possible l'admirable échange entre Dieu et l'homme d'une respiration commune : prier Dieu, c'est respirer l'amour que Dieu vient lui insuffler, peut-on dire. Dieu connaît ce Souffle devenu en nous gémissement ineffable ; ce souffle est son Souffle, celui que nous appelons l'Esprit commun du Père et du Fils : le Saint-Esprit. La solidarité humaine est devenue la communion divine. Grâce au Christ et à l'Esprit, la prière ne cesse pas sur la terre comme au ciel.

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La prière une élévation de l'âme vers Dieu ? Oui, mais tout autant une prise de terre. Prise de conscience que nous sommes vraiment de la terre, qu'il faut avoir les pieds solides au sol pour lever les yeux au ciel et y chercher l'invisible sans se tromper ni de divinité ni d'humanité. Jésus ressuscité prie sans cesse, l'Esprit intercède sans cesse en chacun. Et que fait l'homme ? Il prie à tels moments, ramassant en eux toutes les heures du jour et de la nuit : heures liturgiques exprimant la prière continuelle et universelle de l'humanité devenant le Corps du Christ, l'Eglise ; heures plus personnelles, choisies par chacun selon son métier, son âge, sa grâce propre ; heures imprévues survenant au gré de Dieu, rares peut-être, mais inoubliables et qui, souvent, sont à l'origine d'une prière paisible et, semble-t-il, incessante. Les temps ne sont pas abolis mais habités : Dieu est toujours là, il écoute.