Ces lignes n'ont pas la prétention de présenter de façon exhaustive la ou les pédagogies du silence avec les enfants, mais de faire partager une expérience sur le terrain, concrète, vivante, parfois risquée, toujours fructueuse, soutenue par une vision de l'enfant dans sa globalité (être capable d'intériorité), animée par la conviction que le silence ouvre le chemin de l'expérience intérieure, qu'il ne coupe pas du monde mais permet de se centrer sur l'essentiel. A ce titre, il constitue l'un des fondements de toute aventure éducative. Dans une société fragilisée par des mutations rapides, dans une Eglise traversée par le monde et ses turbulences, dans un monde en déficit d'intériorité, « il y a urgence à reconstituer un univers intérieur, inspiré par l'Esprit, nourri de prière et tourné vers l'action » 1. Invitation pressante à tout mettre en oeuvre pour favoriser la construction de l'intériorité, indispensable à la croissance équilibrée de l'enfant, pilier de son devenir d'adulte et de sa vie spirituelle.


Eveiller l'intériorité


C'est un des enjeux prioritaires des années de la petite enfance et du primaire, un vaste chantier que parents, éducateurs et catéchètes explorent avec, pour et par les enfants : mettre en place des repères, éduquer aux valeurs, apprendre à vivre ensemble, aider à acquérir la « langue maternelle » de la foi, enraciner chacun dans une histoire, celle du peuple de Dieu, tout en faisant surgir chez l'enfant les conditions personnelles de sa liberté intérieure, afin de le rendre acteur de sa vie spirituelle. « Il n'est pas possible de dire à l'homme quel chemin il doit suivre... Il incombe à chacun de bien savoir vers quelle voie le pousse son cœur » 2.
Pour trouver son chemin intérieur, l'enfant doit pouvoir faire l'expérience du silence, de la gratuité. Comment, dans cet environnement de bruits, de paroles et d'agitation, tendu vers la performance, lui donner les occasions de cette rencontre avec lui-même, qui ouvrira tous les possibles et préparera la rencontre avec les autres, avec l'Autre ? Quels « outils » pédagogiques adaptés aux situations nouvelles mettre en oeuvre afin de favoriser l'apprentissage de l'intériorité, vital pour toute croissance humaine ?
Les mots du poète nous indiquent peut-être la voie à suivre :

« Ce silence du soir,
Ce n'est pas le silence. Ecoute ! Tout est noir,
La nuit obscure fait toute chose pareille,
Le ciel verse un repos immense ; pour l'oreille
Tout bruit a cessé. L'âme entend en ce moment
Une foule de voix sortir confusément
De cette ombre en disant des choses inconnues.
Il semble que les eaux, les plaines et les nues
Sont pleines de secrets qu'elles vont révéler,
Et dès que tout se tait, tout commence à parler » 3.

En quelques vers simples et denses, Victor Hugo nous entraîne à disposer notre âme à l'écoute du monde. Tout un apprentissage humble et patient à entreprendre dès le plus jeune âge et à poursuivre tout au long de la vie... L'enfant moderne est saturé de sons, d'images et de vitesse. Quand découvrira-t-il que « dès que tout se tait, tout commence à parler » ? Où trouvera-t-il dans la ville aux mille lumières une vraie « nuit obscure » pour observer les étoiles et rêver ? Qui lui donnera cinquante-trois minutes pour marcher tout doucement vers une fontaine, comme le Petit Prince ? En quel lieu trouvera-t-il le silence pour écouter sa voix intérieure, les secrets du monde et la Parole de Dieu ?
Contemplation, rêverie, expérience de la durée, du silence intérieur, semblent incompatibles avec la vie des enfants du XXIe siècle. Mais on ne peut renoncer à leur faire parcourir ce chemin de silence où sont unifiées dans une dynamique féconde les dimensions temporelle, spatiale, corporelle, intellectuelle et spirituelle de toute existence. Avec Paul Virilio, nous conviendrons que « le silence devient une rareté et une dimension que nous risquons de perdre » 4 et qu'il faut accomplir un véritable effort pour trouver le silence, même relatif. Comment pouvons-nous, adultes, transmettre aux enfants ce bien rare et précieux que nous avons nous-mêmes du mal à préserver ?


Des règles simples


« Outils » pédagogiques, Pédagogie avec un « P » majuscule ou procédures d'apprentissage, quelle que soit l'appellation, ils doivent toujours être au service de l'enfant et de sa croissance. Seule la nécessité intérieure qu'ils servent les justifie et en fait la valeur. « Dans ce monde humain, il s'agit d'apprendre à faire oeuvre humaine, et c'est là ce qu'on attend fondamentalement d'une pédagogie... C'est la vérité d'une expérience humaine que l'éducateur doit communiquer », disait Abel Jeannière 5. Dans une société évolutive, la « tradition spirituelle » produit le sens, et la pédagogie du silence prépare à l'accueillir. Sa mise en oeuvre devrait être un préliminaire à toute forme d'apprentissage, comme l'apprêt sur le mur avant de peindre la fresque ou les fondations avant de bâtir la maison !
L'initiation à l'intériorité est avant tout le fruit d'une expérience et d'une rencontre. Elle demande à l'adulte-accompagnateur une préparation exigeante. Qu'il soit parent, éducateur ou catéchète, sa première démarche doit être de se rendre disponible au sens et de réfléchir à son rapport au silence. Comme Jésus se retirait sur la montagne pour prier loin du bruit et de la foule avant de poursuivre sa mission, il est bon que l'adulte, avant de rencontrer les enfants, prenne un temps de silence pour se retrouver et les rejoindre déjà par la pensée et la prière. Quelques minutes suffisent pendant le trajet en métro ou en voiture. Mettre en oeuvre une pédagogie du silence demande de conquérir du temps dans les agendas chargés des petits et des grands. Elle implique de concilier l'impératif contemporain d'efficacité et les contraintes horaires d'une vie scolaire, familiale, sociale et professionnelle, avec la création d'un espace et d'un temps de silence, de gratuité. Comment faire goûter ce silence malgré la fatigue et la précipitation ?
Le calme (qui n'est pas le silence), la beauté à contempler ou à écouter, la pénombre, l'attention au prochain, le respect créent des conditions favorables à cette rencontre dans le silence. L'insistance sur des détails de la tenue, des manières corporelles et verbales, y contribue : se laver les mains, jeter son chewing-gum, choisir une bonne position, tenir la porte au suivant, ne pas se bousculer, dire bonjour, éviter de parler fort et d'utiliser un vocabulaire grossier... Petites exigences en apparence insignifiantes, qui libèrent l'essentiel. Il ne s'agit pas de leur inculquer les bonnes manières, mais d'éveiller l'intériorité à l'aide de règles simples, établies en fonction de leur âge et du contexte. Elles doivent être régulièrement commentées avec les enfants afin de rester porteuses de sens, et les résultats évalués ensemble. Bien sûr, l'adulte doit aussi les observer...
Il n'y a pas de recette infaillible. Les chemins d'accès au silence sont multiples : à chacun de trouver le sien. L'adulte doit varier les propositions, s'adapter sans cesse avec optimisme, humour et confiance, agir avec rigueur et organisation, transposer avec souplesse et imagination des savoir-faire pédagogiques et une tradition spirituelle et liturgique qui ont fait leur preuve. Les exemples présentés ensuite en sont une illustration.


Une mise en pratique


Exemplaire et célèbre, la leçon de silence de Maria Montessori propose en quelques règles simples une technique pour entraîner l'enfant au silence : les enfants d'une classe, assis en tailleur, attendent en silence l'appel de leur nom à voix très basse par la maîtresse. Quand ils l'entendent, ils la rejoignent sans bruit. Que retenir de cette « leçon » pour notre pratique quotidienne ? Il est vain de réclamer le silence si l'enfant ne l'a jamais expérimenté. Il s'apprend par la maîtrise du corps et la mobilisation de l'attention. L'enfant s'engage dans cet apprentissage avec toute sa personne (corps, sensibilité, intelligence), et le silence qu'il découvre n'est pas repli sur soi ni vertige de la pensée, mais concentration, recueillement, organisation des idées et préparation à l'écoute.

• Catéchèse en CEI à la découverte du silence. A leur âge, le silence est souvent une contrainte imposée par les adultes à la maison, à l'école. Il est aussi parfois synonyme de peur : le silence inquiétant de la nuit ou de la solitude dans l'appartement quand les grands sont encore à l'école et au bureau. Pour ne pas entendre ce silence-là, on allume la « télé » ou l'« ordi ». Rarement associé au plaisir dans leur vie, le silence est un « truc » d'adulte ! Il faut donc les aider à découvrir un silence choisi, différent du silence obligatoire, un silence qui n'est pas le vide, l'absence de bruits, mais un silence « habité », un silence qui est écoute des autres, des bruits extérieurs, des petits bruits « qui sont toujours avec moi » (mon cœur qui bat, ma respiration), un silence-plaisir, source de calme à l'extérieur et de calme à l'intérieur pour écouter sa « musique intérieure » :
     • Au cours d'une phase d'exploration, assis en tailleur, les yeux fermés, les enfants essaient d'identifier dans leur tête des bruits faits par l'adulte. Après ce temps d'écoute et d'observation, ils font une mise en commun, plutôt bruyante, puis essaient de trouver ce qui les a gênés ou aidés dans ce jeu. Ils se mettent d'accord sur l'importance du silence et reconnaissent l'effort que cela leur a demandé, tout en admettant que faire silence dans ces conditions est amusant. Ce petit débat est l'occasion d'un apprentissage de la tolérance...
     • L'étape suivante consiste à affiner la définition du silence par des exemples trouvés dans leur vie quotidienne et mettant en valeur ces qualités nouvelles attribuées au silence.
     • La dernière étape de la séance entraîne les enfants dans un texte biblique où ils vont retrouver le silence comme élément déterminant du récit : c'est l'histoire de Samuel, enfant de leur âge, qui entend Dieu l'appeler par son nom dans le silence de la nuit. Après une première lecture par l'adulte et l'observation d'une illustration, les commentaires du groupe sont très riches et précisent bien les attributs essentiels du silence. Les enfants racontent leurs expériences de silence intérieur et font avec simplicité et finesse une « relecture » de certains événements de leur vie. Puis on relit le texte ; certains désirent le mimer, d'autres le dessinent. L'adulte intervient pour réguler la prise de parole, aider à formuler, reformuler, récapituler au fur et à mesure ce qui est dit, poser la question « élucidante » pour permettre aux enfants d'organiser leur pensée. Il doit être vigilant, patient, présent mais pas pesant. Comme le grand prêtre Eli, il parle peu. Gardien du silence, il aide l'enfant à reconnaître les signes de la présence de Dieu, tout en le laissant préciser sa propre réponse. Détendus par cette séance, les élèves ont identifié des attitudes intérieures qui leur font prendre conscience de la dimension spirituelle de leur vie. Avec leurs professeurs, ils retravaillent en classe cette notion de silence, d'écoute des autres et des consignes, avec un regard neuf.

• Improvisée et tendre, une prière-câlin après une journée fatigante. Avec son enfant sur les genoux pour la prière du soir, choisir un petit mot à dire dans son cœur (merci, pardon, joie...) et vivre dans le silence, repos, confiance et présence à un Autre : « Seigneur, je n'ai pas poursuivi ces grandeurs, ces merveilles qui me dépassent. Au contraire, mes désirs se sont calmés et se sont tus comme un enfant contre sa mère» (Ps 131).

• Cent enfants dans une cour de récréation. Après la cantine, les jeux s'organisent avec bruit et entrain. Un pari : ouvrir la chapelle ! Pendant une demi-heure, c'est un défilé : les gros durs lâchent leur ballon, les fillettes abandonnent élastique et confidences, les plus petits entrent en dansant comme David, se tenant par la main pour s'encourager, durant quelques minutes ou pour une longue prière. La pénombre, le dépouillement du lieu, une musique douce, une icône à contempler, quelques bougies invitent au calme. A genoux, assis par terre ou debout, ils ralentissent leurs gestes, baissent peu à peu la voix, entrent dans le silence, attentifs à leur voix intérieure, à la Présence invisible qui est en eux, entre eux, au milieu d'eux. Un adulte prie parmi les enfants et n'intervient qu'à la demande ; un autre, à la porte de la chapelle, accueille et régule doucement entrées et sorties, matérialisant le passage d'un sourire, d'un bonjour, d'un geste : aider à enlever son manteau, sa cagoule, etc. On sent les enfants se détendre physiquement, goûter ce silence avec confiance et abandon, presque une sieste pour certains. C'est une aventure personnelle, mais cette petite foule mouvante n'est pas composée d'individus qui s'ignorent. Pour le prix de son effort de maîtrise de soi, chacun apporte aux autres le bonheur de vivre cette expérience du silence.

• La parole n'est jamais loin du silence : il la précède, en prépare l'écoute et la compréhension, ou la prolonge dans une méditation. L'heure du conte à la bibliothèque ou le conte biblique en catéchèse met la parole au cœur du silence. Le dispositif est simple mais demande une grosse préparation : l'adulte doit bien intérioriser le texte et prévoir une participation des enfants pour soutenir leur attention, leur remettre un carton avec le dessin ou le nom d'un héros ou d'un objet du récit, et, lorsque ce nom est cité, l'enfant doit se lever et le montrer aux autres. Ou faire reprendre plusieurs fois un refrain gestué, ou faire répéter par tous en se levant la phrase prononcée par un des héros. Silence, concentration et plaisir sont au programme !

• 500 enfants dans un gymnase pour une célébration liturgique. Comment faire une place au silence, au recueillement ? Une bonne organisation matérielle est indispensable. Ne rien laisser au hasard : pas d'improvisation, traiter ce qui est secondaire avec précision et sérieux, afin d'être libre pour l'essentiel au cours de la liturgie et pouvoir gérer l'imprévu, et peut-être même accueillir l'inattendu de Dieu ! Avant le lancement, vérifier toutes les « procédures » comme pour le décollage d'un avion : prévoir une activité qui permette un « sas » d'entrée dans la prière (danser et chanter comme David ou tendre l'oreille comme Samuel), éviter la précipitation, le bruit. Pendant la célébration, chacun doit être actif ; les enfants sont calmes et rassurés lorsqu'ils savent exactement ce qu'ils ont à faire, lorsqu'ils comprennent ce qui se passe. Cela suppose un travail d'explication et de préparation dans les jours qui précèdent. Eviter les « chut » des adultes : ce n'est ni liturgique, ni efficace ! Prévoir, au cours de la célébration, une alternance de temps d'action, d'expression (lecture, chant, mime, procession), et de temps de silence guidé, d'écoute, d'immobilité. Après la célébration, évaluer avec les enfants ce qu'ils ont aimé, ce qui a été difficile, pour les aider à trouver leur propre chemin de silence dans des conditions extérieures qui ne sont pas toujours idéales.

* * *

Et si rien de cela ne marche, que faire ? Surtout continuer, tout essayer, même les petites méthodes de nos grands-mères, et fredonner ensemble : « Je te tiens, tu me tiens par la barbichette... », jouer au très sérieux « Roi du silence », ou suivre le conseil de Bachelard : « Voulez-vous être calme ? Respirez doucement devant la flamme légère qui fait posément son travail de lumière » 6. Parfois, on ne fera pas mieux que cette marque d'électroménager qui, il y a dix ans, vantait à la télévision les mérites d'un lave-linge silencieux. Sur l'écran, une seule image, celle d'un tambour de machine qui tournait, et pas de son, seulement un texte qui défilait sur l'écran : « X vous offre une minute de silence. » On devrait pouvoir y arriver, nous aussi, et ce serait déjà bien !
Il faut continuer sans se décourager, sans perdre de vue que toute pédagogie doit transmettre aux enfants le bonheur d'un silence consenti, goûté intérieurement, qui ne rejette pas l'effort mais éloigne l'ennui, école de présence à soi-même, au monde, aux autres et à Dieu. Continuer sans oublier qu'ils sont ces « petits » à qui Dieu a révélé ses secrets cachés aux sages. Dans leur faiblesse, ils nous montrent un visage de Dieu, et leur chemin de silence est aussi pour nous, adultes, itinéraire de croissance.



1. Henri Madelin, Jeunes sans rivages, Desclée de Brouwer, 2001, p. 92
2. Martin Buber, Le chemin de l'homme, Le Rocher, 1995, p 17
3. Cf Georges Jean, Le Livre d'or des poètes, t 3, Seghers, 1998, p 33
4. Le Monde de l'éducation, juillet-août 2001, p. 138
5. Espace mobile et temps incertains, Aubier-Montaigne, 1970, p. 30
6. L'intuition de l'instant, Stock, 1992, p. 126