S'il est une histoire qui a bercé les rêves de générations d'enfants au cours des vingt derniers siècles, c'est bien celle de Jonas, prophète de Dieu. Pourtant, assez curieusement, c'est une version le plus souvent tronquée qui leur en est présentée, faisant la part belle aux trois jours passés dans le ventre d'un « gros poisson » (Jon 2, 3), ce qui n'est que l'une des péripéties d'un voyage dont le but et le résultat sont la pointe fondamentale trop oubliée d'un des livres les plus courts de l'Ancien Testament. Cette prédilection dans l'interprétation restrictive du « signe de Jonas », en dépit de ce qu'en rapportent exactement les synoptiques (Mt 12, 40-42 ; Lc 11, 30-32), occulte souvent, par souci évident de mettre l'accent sur la Résurrection, un des sens profonds de ce texte sur la possibilité ou non de la « conversion » d'un peuple, entendue comme un changement radical d'attitude collective. Aussi, au moment où le monde s'interroge sur son devenir face à l'inquiétante montée des armements et de la violence, n'est-il pas sans intérêt de revenir sur ces quelques pages.

Mission impossible !

C'est à ce phénomène de la conversion collective, auquel il est toujours répondu de façon négative, y compris de nos jours1, que Jonas se trouve confronté. Indépendamment de l'aspect universel et exemplaire que représente Ninive, cette cité à laquelle il lui faut faire face, Jonas se trouve dans les conditions les plus difficiles qui soient. Ninive est, en effet, avec Babylone et Jérusalem, vis-à-vis de laquelle elle sert souvent d'écran protecteur aux prophètes du Seigneur, une personnification de ces « États » pleins de violences et de cruautés, adonnés à la recherche de la richesse, du pouvoir et de la gloire. Aussi ne peut-il croire, dans un premier temps, que ce soit à de telles gens que Dieu demande à son prophète de prêcher. Il ne peut y adhérer, c'est impossible, c'est trop dangereux… et son premier réflexe est celui de la fuite. Jonas se refuse, quitte à fuir son Dieu, à affronter ce qui risque d'être une dernière mission (Jon 1, 3 ; Jon 1, 10).

Les trois premiers versets du livre donnent, dès le début, deux indications très intéressantes :

• C'est le Seigneur qui prend l'initiative, c'est de lui que vient l'appel au changement et à la paix, et de personne d'autre, ni prophète, ni habitant de Ninive.

• Dès qu'il s'agit des problèmes concrets de la vie de la cité, et en particulier de sa violence, la foi du prophète est quasi nulle. Yhwh ou pas, la violence est dans l'homme et il n'y a pas à en sortir… peut-être parce que croire et vivre le contraire exigerait de lui un premier « examen de conscience » qu'il refuse.

Il n'en faudra pas moins une intervention spéciale de Yhwh pour que Jonas, revenant sur ce réflexe initial de fuite, accepte de se rendre à Ninive et commence à y prêcher une conversion qui consiste à quitter son mauvais chemin et « la violence qui est attachée aux pas de chacun » (Jon 3,8). C'est dans la mesure où chacun reviendra de cette violence que Ninive sera sauvée et que la violence qui devait la détruire en retour s'éloignera (Jon 3, 10).

Or presque aussitôt, comme par une combustion en chaîne, Ninive se convertit (Jon 3, 5). Alors que la ville est immense, signe de son universalité sous-jacente, universalité renforcée par le fait que les animaux eux-mêmes se convertissent ou du moins participent en tant que nature vivante au processus extérieur de la conversion (Jon 3, 7-8), il suffit que le prophète commence à parler pour que tout le peuple se convertisse. Notons ici que c'est par la conversion des petits et des grands (Jon 3, 5) que cela débute et que ce n'est qu'ensuite, en la personne du roi, signe et moyen du pouvoir et de l'État (Jon 3, 6-9), qu'elle s'officialisera pour se vivre comme une exigence communautaire2. C'est ce mouvement de retournement individuel et collectif qui est porteur de vie et de paix (Jon 3, 10).

Ces quelques versets du chapitre 3 font apparaître trois leçons :

1. La conversion est et reste possible quelles que soient les circonstances, quelle que soit la violence manifestée. Ce n'est pas seulement une vue de l'esprit ou quelque chose à reporter à la fin des temps, ce doit être une espérance vécue immédiatement ;

2. À partir du moment où il se trouve quelqu'un pour prêcher, cette conversion – c'est-à-dire la foi en Dieu-Amour – se fait beaucoup plus facilement qu'on ne l'imagine, même chez ceux qui sont le plus portés à la violence, et tout croyant doit la proclamer envers et contre tout ;

3. La véritable conversion ne s'impose pas par le haut, par décision souveraine, pas plus que par des discours, mais par des exigences vécues concrètement et transmises les uns aux autres.

Surprise du succès

Cela nous amène aux motivations profondes qui animaient Jonas, par-delà ses réflexes initiaux de peur, et permet d'approcher d'une manière différente cette non-croyance générale, jusque chez les prophètes, à une possibilité de conversion, et la « répugnance instinctive » à la prêcher à ceux qui en auraient le plus besoin. Une des raisons la plus cachée et la plus complexe ne tiendrait-elle pas à notre incapacité de faire abstraction dans notre notion de justice d'un « prix » à payer de même nature que la faute, y laissant toujours entrer de cette manière une part de « vengeance » qui n'est qu'humaine et relançant par le fait même une violence seconde qui s'exerce à l'envers de la conversion que l'on recherche ? Il semble bien que ce soit là ce qui possède Jonas tandis qu'il se rend à Ninive. Il n'est pour s'en convaincre que de voir ses réactions au succès de sa mission… (Jon 4). C'est le premier d'innombrables et si douloureux « fils aînés ». Il n'arrive pas à concevoir ce qu'est la justice de l'amour. S'il lui paraît inimaginable que les violences de cette ville sanguinaire puissent être effacées comme par miracle, n'est-ce pas par refus intime de cette conversion qu'il a lui-même prêchée, parce qu'elle n'est pas assez « sacrificielle » ? La violence de Ninive doit être « expiée »… Il ne peut en être autrement.

Il y a quelque chose de tragique, et de tellement humain, dans le dépit de cet homme qui s'estime floué par son succès même. Cela montre qu'il n'y croyait pas ; plus grave même, qu'il ne voulait pas y croire. Bien qu'homme de foi, il substitue sa propre appréciation de la justice à celle de son Dieu, qu'il trouve intolérable, et reconnaît pour finir que c'est la véritable raison de sa fuite (Jon 4, 2).

Tendresse de Dieu

Le Seigneur ne peut laisser passer une telle attitude et le montre à son prophète malheureux avec un humour et une tendresse qui ont peu d'équivalents :

• L'humour d'abord, et d'une double façon. En premier lieu, rien ne vaut le succès d'une mission refusée et qui vous dépasse totalement pour être conduit à beaucoup d'humilité. Croyant ensuite défendre son point de vue, Jonas décrit qui est le Seigneur : « Dieu bienveillant et miséricordieux, lent à la colère et plein de fidélité, et qui revient sur sa décision. » On ne peut mieux avouer la petitesse de ses motifs et proclamer la grandeur de Dieu.

• La tendresse ensuite, dans la manière pleine de délicatesse et de poésie avec laquelle Dieu essaye de le faire revenir sur lui-même et sortir de l'entêtement buté dont il ne veut pas démordre et qui le conduit à être sot au point d'« en vouloir à mort » à une plante qui ne l'abrite plus de son ombre (Jon 4, 9). C'est dans cette tendresse qu'il veut faire expérimenter concrètement à Jonas ce que sont la véritable bienveillance et la seule miséricorde. En même temps, il condamne la passivité du prophète qui, après le succès de sa prédication, se réfugie dans la triste attente d'une catastrophe (Jon 4, 5).

C'est sur cette tendresse et cet humour étendus à tout l'univers que se termine le livre de Jonas : « Toi, tu as pitié d'une plante pour laquelle tu n'as pas peiné et que tu n'as pas fait croître. Fille d'une nuit, elle a disparu âgée d'une nuit. Et moi, je n'aurais pas pitié de Ninive la grande ville, où il y a plus de cent mille êtres humains qui ne savent pas distinguer leur droite de leur gauche, et des bêtes sans nombre » (Jon 4, 10-11).

Il laisse sans réponse la question de savoir si le prophète s'est remis en cause personnellement, comme l'invite à le faire ce qu'il vient de vivre. C'est une affaire entre Dieu et lui. Nous retrouverons plus tard, chez le fils aîné de la parabole du Père (Lc 15, 11-32), cette même discrétion qui nous renvoie à nous interroger, non sur les réactions des autres, mais sur la nôtre devant le problème de notre propre conversion.

Dans ce récit, le ressort est d'une étonnante discrétion : le thème en est le succès de la paix de l'Univers !… Mais il est traité en quelques lignes, puis tout naturellement abandonné pour laisser place aux émois et états d'âme de Jonas. Il y a de quoi être surpris. Il s'agit là d'un « clin d'œil » du Seigneur qui nous dit : « Parle ma Parole, et je ferai le reste dans le cœur des hommes, quand bien même cela te paraît rigoureusement impossible. »

Et qu'y a-t-il de plus impossible que la paix dans le monde ? Mais, pour dire la Parole, il faut la connaître, c'est-à-dire la vivre dans la bienveillance et cette miséricorde sans lesquelles rien ne peut exister. Pour transformer les autres, tous les autres, il faut commencer par se transformer soi3.

Mais qui peut croire à une telle histoire ?

Quatre siècles plus tard, Jésus y reviendra et commentera ce livre, alors que les « idéologues et autres logocrates » du moment lui réclament un signe (Mt 16, 3-4). C'est celui de Jonas qu'il leur donne, en précisant qu'ils sont incapables, non seulement de le comprendre, mais même de le croire, quand bien même ils le verraient réalisé. La paix ne peut venir d'eux, ni de leurs démarches, ni de leurs pensées. Mais à tous les autres, il affirme en même temps que, si Ninive s'est convertie devant Jonas (Mt 12, 41), alors combien plus, fondée sur sa Résurrection, la paix devient-elle possible pour tous (Lc 11, 30-32). C'est la nouvelle espérance de l'humanité réconciliée et elle est commencée.

***

À l'heure où les tensions internes de l'humanité inquiètent le monde, où les discours sur la paix fleurissent dans une totale discordance et où d'immenses découragements ne le cèdent qu'à d'aussi grands égoïsmes, les chrétiens doivent revenir vers ce signe de Jonas, en insistant sur ses deux grands aspects fondamentaux : son universalité et sa réalité mystérieuse. Ils peuvent y découvrir que les chemins de la paix ne se trouvent ni dans la sécurité illusoire d'Églises fermées sur elles-mêmes, ni dans la fuite sans courage devant l'affrontement avec la violence, ni dans les discours ou la recherche d'une justice à base de vengeance, mais dans le courage d'affronter le monde comme il est, en témoignant de la valeur universelle de l'homme. Alors, comme Jonas, mais appuyés sur une immense espérance, ils passeront, et feront passer le monde, de la paix « in-croyable » à la paix possible par et vers la Paix du Christ.

1 La quasi-totalité de nos comportements et de nos discours actuels ne sont, consciemment ou non, qu'un immense appel à la violence.
2 Un tel processus est à l'inverse des conversions semblables à celle de Clovis que connaîtra l'Occident chrétien, chez les catholiques, les protestants et même les orthodoxes.
3 Quel que soit le sentiment que l'on ait sur Fatima, remarquons que c'est l'exacte démarche demandée pour la conversion de la Russie… En dehors de quelques prières, personne ne l'a prise au sérieux.