La question de savoir pourquoi la dimension mystique de la vie d'Ignace a été presque oubliée ou délibérément sous-estimée pendant plus de quatre cents ans conduit à une longue et fascinante histoire. Sa redécouverte est en grande partie due au regain d'intérêt pour les sources ignatiennes originelles, qui s'était déjà manifesté au début du XXe siècle mais a ensuite reçu une impulsion majeure grâce au concile Vatican II. L'image d'« Ignace mystique » exprime la conviction que le cœur de ce qui le rend digne d'admiration est sa relation avec Dieu, qui est aussi la source de son enseignement et de ses autres actions. Elle suggère que, d'une manière ou d'une autre, tout ce qu'Ignace a dit, fait ou écrit peut être mystérieusement rattaché aux expériences mystiques qu'il a vécues à Manresa, La Storta et Rome1.

C'étaient des « expériences de pointe » (pour utiliser la terminologie du psychologue Abraham Maslow2 [1908-1970]) qui restent centrales pour notre compréhension de la mystique ignatienne. Cependant, Ignace a aussi dû vivre des expériences « hors pointe », pour ainsi dire, et il s'est rendu compte que la plupart des gens vivent d'une manière « hors pointe » la plupart du temps. Cela ne signifie pas que ces expériences ne peuvent pas être mystiques. Ou, pour exprimer l'idée de manière plus adéquate, Ignace était un mystique non seulement en raison de certaines expériences marquantes mais parce que la mystique est devenue, pour lui, un mode de vie. Telle est la vraie signification de l'expression « mystique du quotidien ».

Sur la base de sa propre expérience, Ignace a développé une sagesse qui nous est accessible surtout, mais pas exclusivement, dans les Exercices spirituels (ES). Pourtant, tout ce que nous découvrons, ou parvenons à comprendre, sur la mystique d'Ignace doit être placé en dialogue avec le présent. Nous devons poser des questions actuelles à Ignace, aux textes et à la tradition qu'il nous a laissés. C'est pourquoi nous voudrions ici explorer comment la mystique ignatienne pourrait faire partie de la vie des hommes et des femmes d'aujourd'hui. Quelle sagesse pratique nous a-t-il laissée ? Comment son expérience peut-elle répondre à nos préoccupations actuelles ? Nous allons commencer par quelques réflexions sur la culture contemporaine. […]

L'angoisse du XVIe siècle

Les racines de la mystique ignatienne se trouvent dans un contexte historique différent du nôtre, mais qui lui est comparable par sa fluidité, sa transition et son incertitude. Au XVIe siècle, on passa de la vision du monde médiévale tardive à celle du début de la modernité, tout comme nous avons connu une transition entre la fin de la modernité et le postmodernisme. L'incertitude qui régnait au XVIe siècle avait de multiples causes : l'agitation philosophique et religieuse suscitée par la Renaissance ; les troubles politiques et les guerres incessantes ; la découverte de civilisations non européennes et de leurs valeurs culturelles ; la peur de l'islam, incarné par l'expansionnisme turc ; la Réforme protestante et la désintégration consécutive de l'Église occidentale. Les vieilles certitudes sont remises en question ; les gens se sentent à la dérive dans un monde inconnu.

Tandis qu'Ignace traversait sa longue période de conversion (d'abord à Loyola, puis à Manresa), ses pensées se concentraient sur son odyssée personnelle, sa quête de sens et de Dieu. Il éprouva une profonde angoisse, qui l'amena au bord du suicide3. La douleur, la peur, la panique pure et simple étaient écrasantes. Nous proposons de replacer son épreuve personnelle dans le drame de toute une culture en quête de sens. Ignace n'en était certainement pas conscient mais, d'une certaine manière, la lutte de la culture du XVIe siècle se déroulait en lui – tout comme, aujourd'hui, la lutte pour le sens de notre culture postmoderne se déroule en chacun de nous.

« Weltanschauung »

Ignace était immergé dans une Weltanschauung, une « vision du monde » théocentrique, une conception de toute réalité qui plaçait Dieu au centre. Elle provenait en partie de son héritage culturel et religieux médiéval et en partie de ses expériences mystiques à Manresa4. Sa représentation imaginative la plus claire dans les Exercices spirituels est la « Contemplation de l'Incarnation » (ES 101-109), dont le but est d'amener la personne à faire sien le regard d'amour de la Trinité sur le monde et ses habitants, c'est-à-dire à voir le monde depuis son Centre. Ce regard d'amour révèle quelque chose de la réalité de Dieu mais, plus immédiatement, il montre l'implication passionnée de Dieu dans la création. Il sera bientôt rendu encore plus explicite par l'incarnation du Verbe dans le sein de Marie. Il s'agit d'une histoire dramatique, dont Dieu est le protagoniste.

Pour Ignace, cette vision théocentrique du monde était la seule façon de comprendre la réalité. Toutefois, malgré ce que des penseurs successifs ont pu affirmer, cette vision du monde ne sous-évaluait ni la création ni l'humanité. Au contraire, elle a inspiré à Ignace une profonde appréciation de la personne et des valeurs humaines, ainsi qu'un grand respect pour le cosmos. À Manresa, il avait reçu une profonde intuition du mystère de la Création : « Une fois se représenta en son entendement, avec une grande allégresse spirituelle, la manière dont Dieu avait créé le monde : il lui semblait voir une chose blanche, d'où sortaient quelques rayons et avec laquelle Dieu faisait de la lumière5. » Dieu a voulu la création. Celle-ci ne pouvait être qu'une bonne chose, et l'humanité très bonne (cf. Gn 1, 31).

Quelque temps après, sur les rives du Cardoner, Ignace reçoit une nouvelle illumination : « Alors qu'il était assis là, les yeux de son entendement commencèrent à s'ouvrir. Non pas qu'il vît quelque vision, mais il comprit et connut de nombreuses choses, aussi bien des choses spirituelles que des choses concernant la foi et les lettres, et cela avec une illumination si grande que toutes ces choses lui paraissaient nouvelles6. »

Si Ignace avait déjà vu comment Dieu a créé le monde, il lui fut donné de comprendre les secrets de ce monde. Il fut éclairé sur les complexités de l'esprit humain, les mystères de la foi et les choses humaines. Qu'est-ce qu'Ignace entend par choses concernant « les lettres » ? Puisqu'il les distingue à la fois des « choses spirituelles » et des « choses concernant la foi », elles doivent signifier la culture profane. Il est surprenant que l'apprentissage des choses profanes (les lettres) puisse faire partie d'une expérience mystique. Pourtant, c'est là qu'il prend place aux côtés de thèmes spirituels et de la foi, ou qu'il s'y mêle.

Ignace, un humaniste ?

Lorsque Ignace passe de Manresa au monde intellectuel d'Alcalá, de Salamanque et de Paris, puis aux cercles ecclésiastiques de Rome, il constate que sa pensée est largement en accord avec l'humanisme de la Renaissance, qui était à cette époque le mouvement culturel et éducatif le plus influent en Europe. Toutefois, nous pouvons également relever certaines ambiguïtés à cet égard. Si Ignace accepte les valeurs pédagogiques de la Renaissance, ses convictions religieuses fondamentales restent ancrées dans une époque antérieure. Il n'est jamais passé de sa vision théocentrique du monde à la vision anthropocentrique adoptée par la plupart des humanistes. Pourtant, dans sa vision théocentrique du monde, il accordait toute sa valeur à l'humain. Associer la dignité de chaque personne à un Dieu créateur ne diminue pas cette dignité mais la renforce. L'être humain est fait à l'image et à la ressemblance de Dieu (cf. Gn 1, 26-27) : peut-il y avoir une plus grande dignité ? Il s'ensuit que rien d'humain n'est simplement humain ; aucune entreprise humaine, aussi profane soit-elle, ne l'est uniquement. Nous vivons dans un univers de grâce, et l'action divinisante de Dieu ne s'arrête jamais et rien ne la freine.

C'est cette conjugaison d'une vision du monde médiéval et théocentrique et d'une adhésion prudente à la pensée de la Renaissance qui donne à la conception d'Ignace son caractère unique. Cela apparaît déjà dans les Exercices spirituels et justifie la décision d'Ignace de poursuivre ses études universitaires7. […]

Une déification

À l'époque de la Renaissance, l'homme est exalté et le but de la vie est d'être pleinement humain8. Ignace était d'accord avec cette conception, à condition que l'être humain ne soit pas exalté dans un sens réducteur et ne reste pas séparé de Dieu. Pour lui, la véritable valeur de l'être humain découle précisément de son immersion en Dieu. Le destin de la personne n'est pas seulement le dépassement de soi mais la déification. L'humain est le champ de l'activité de Dieu, et l'humanité du Christ est l'instrument privilégié de l'engagement de Dieu dans notre monde. En fait, c'est en Jésus que se réalise ce qui atteste qu'être pleinement humain, c'est être divin.

Notre humanité aussi peut devenir un instrument entre les mains de Dieu, en se mettant totalement à sa disposition. Dans la cinquième annotation des Exercices spirituels, l'exercitant est exhorté à offrir « tout son vouloir et toute sa liberté, pour que sa divine Majesté se serve aussi bien de sa personne que de tout ce qu'il possède, conformément à sa très sainte volonté » (ES 59). Et, dans les Constitutions, Ignace écrit que le jésuite devient « instrumentum coniunctum cum Deo » (« un instrument uni à Dieu »)10 : un instrument qui n'est pas inerte ou passif, mais pleinement vivant, parce qu'il est divinisé par l'Esprit saint. Devenir un tel instrument est le but de la mystique du quotidien.

Une attitude contemplative

Dans les Exercices spirituels, Ignace aide l'exercitant à devenir une personne contemplative, un mystique. On peut dire que le but des Exercices est l'élection, mais il est tout aussi vrai qu'ils sont aussi une école de prière et une initiation à la contemplation. Sans contemplation, en effet, il ne peut y avoir de véritable élection. Ces deux réalités sont intrinsèquement liées.

Nous savons que les exercices de la Deuxième, Troisième et Quatrième semaines sont des contemplations de la vie du Christ. Toutefois, par les résonances que les mystères évangéliques évoquent chez ceux qui y entrent, ils deviennent aussi des contemplations de la vie de celui qui les pratique. Ignace insiste pour que les exercitants réfléchissent sur eux-mêmes et tirent du fruit de ce qu'ils voient et entendent (contemplent) dans la prière. Si Karl Barth (1886-1968) nous encourageait à étudier la théologie avec la Bible dans une main et un journal dans l'autre, Ignace nous incite à faire les Exercices avec la Bible dans une main et nos expériences de vie dans l'autre.

En fait, cela pourrait se faire même sans une décision consciente de notre part. Si nous vivons bien la dynamique des Exercices, l'assimilation de la vie du Christ dans notre vie humaine concrète se fera spontanément. Notre contemplation sera – selon l'expression heureuse du théologien américain Walter Burghardt (1914-2008) – « un long regard d'amour sur la réalité11 ». Nous aborderons les mystères de la vie du Christ et de nos expériences avec le même regard contemplatif. Il y aura donc une sorte de réciprocité, par laquelle nous observerons l'expérience existentielle du Christ à travers le prisme de la nôtre, et notre propre expérience vitale à travers le prisme du Christ.

C'est la condition sine qua non d'une élection bonne et saine. Notre monde et notre vie sont la matière première de toute élection, tandis que le Christ, sa vie et son enseignement en sont le paradigme et la norme. Ces deux réalités doivent aller de pair et interagir. Telle est la tâche de la contemplation : le regard compatissant et aimant qui embrasse à la fois le Dieu révélé dans le Christ et nous-mêmes, faits à l'image et à la ressemblance de Dieu. Cette contemplation est le seul moyen de s'assurer que notre décision finale est prise sous la direction de l'Esprit, nous unissant plus étroitement au Christ et vivant ainsi notre vie en harmonie avec la volonté de Dieu.

« La contemplation pour parvenir à l'amour »

Considérons maintenant l'exercice dans lequel l'attitude contemplative est peut-être la plus explicite, bien qu'il présente une méthode différente de celle qui consiste à entrer dans les scènes de l'Évangile. Parlons de la « Contemplation pour parvenir à l'amour » (ES 230-237)12. Sa dynamique est bien connue : je suis invité à considérer les bienfaits que j'ai reçus de Dieu, ceux que je partage avec les autres (création, rédemption) et en particulier ceux qui me concernent. Et, surtout, « que le Seigneur lui-même désire se donner à moi, autant qu'il le peut, selon son divin dessein » (ES 234). Cela me pousse à me donner à Dieu : « Prenez, Seigneur, et recevez13… » Puis, je réfléchis au Dieu qui vit dans les dons de Dieu : dans chaque aspect de la création, dans l'humanité du Christ, en moi-même (créé à l'image et à la ressemblance de Dieu, je suis donc, à proprement parler, le temple de Dieu). « Prenez, Seigneur, et recevez… » À ce stade, je considère l'œuvre de Dieu pour moi dans ses dons et par leur intermédiaire : Dieu est à l'origine de toutes choses et les dynamise dans une création continue. « Prenez, Seigneur, et recevez… » Enfin, je m'ouvre à l'émerveillement devant tous ces dons qui descendent d'en haut (de arriba), « comme du soleil descendent les rayons ; de la source, les eaux ». Ignace demande ici la prise de conscience de mes qualités et vertus personnelles, qui partagent les qualités et vertus analogues en Dieu, et – au moins implicitement – de mon être total, qui participe de l'être de Dieu. De nouveau, en réponse, je prie : « Prenez, Seigneur, et recevez… »

Chacun des quatre « points » de cet exercice vise à disposer les exercitants à recevoir des grâces contemplatives. Pourtant, elle les fait désirer non seulement ici et maintenant dans le cadre des Exercices, mais jour après jour dans la vie qui les attend. Cette vie doit devenir progressivement plus intégrée grâce à une capacité croissante de trouver Dieu dans chaque aspect de la création et dans chaque phase de l'histoire personnelle. Vers la fin du Récit, Ignace, devenu un homme mûr, dit de lui-même : « Il croissait toujours en dévotion, c'est-à-dire dans la facilité à trouver Dieu, et maintenant plus que jamais durant toute sa vie. Toutes les fois et à toute heure où il voulait trouver Dieu, il le trouvait14. »

C'est l'horizon qui nous attire. Pour Ignace, trouver Dieu en toutes choses n'est pas le point de départ, mais le résultat d'une vie passée à la recherche de Dieu, une vie de mystique au quotidien. Trouver Dieu en toutes choses n'est pas non plus pour nous le point de départ, mais c'est notre objectif. Cette grâce requiert de notre part beaucoup de purifications, d'illumination et, presque certainement, de la souffrance avant que nous ne soyons capables de la recevoir. Si nous affirmons prématurément que nous pouvons trouver Dieu en toutes choses, il est plus probable que nous ne trouvions pas Dieu mais nous-mêmes. Autrement dit, nous trouvons un dieu fait à notre propre image plutôt que le Dieu transcendant révélé en Jésus Christ. Cette expérience est alors démoniaque plutôt que divine15. D'où le besoin crucial du discernement, surtout tel qu'il est enseigné dans les règles de discernement de la Deuxième semaine (ES 328-336), ces règles plus subtiles qui permettent de démasquer le démon lorsqu'il se présente comme un ange de lumière.

Le grand silence

Le documentaire de Philip Gröning sur la vie au monastère de la Grande Chartreuse, intitulé Le grand silence (2005), a été considéré comme l'un des récits de spiritualité les plus fascinants et les plus poétiques jamais conçus. En effet, il s'agit plus d'une contemplation que d'un documentaire. Les jésuites, ensemble avec les autres personnes qui suivent la tradition ignatienne, ont pu voir dans ce film, presque entièrement sans paroles, une profonde consonance avec leur propre spiritualité. Comment expliquer ce paradoxe ? Comment se fait-il que des personnes vouées à une vie de ministère actif dans le monde soient si émues par un portrait de moines dont la vocation est de se retirer de ce monde ? Qu'est-ce qui se cache au cœur de cette étrange affinité ?

Pour nous, au cœur de cette affinité se trouve la valeur que la spiritualité ignatienne et cartusienne accorde à l'intériorité. La cellule du chartreux – une petite maison à deux étages avec un jardin clos – symbolise cette intériorité de manière concrète. Le moine vit dans sa cellule pour cultiver l'intériorité et ainsi trouver Dieu. Les disciples d'Ignace portent leur « cellule » dans leur cœur, y entrant avec recueillement et prière. Eux aussi cultivent l'intériorité, mais dans le contexte très différent de l'insertion dans le monde16.

Le cardinal Carlo Maria Martini (1927-2012), jésuite, répondant à la question de savoir quel message Ignace pourrait transmettre au troisième millénaire, a dit : « Il me semble qu'un fait émerge au-dessus de tous les autres : celui de la valeur de l'intériorité. J'entends par là tout ce qui concerne le cœur, les intentions profondes, les décisions qui partent de l'intérieur17. »

« Intériorité » est un excellent synonyme, résumé en un mot, de « mystique du quotidien ». La connaissance de soi, la purification du cœur, le voyage intérieur, la recherche de son centre, du point fixe… ces idées ou images similaires ont toujours été présentes dans la tradition spirituelle chrétienne. Elles font écho – tout en allant au-delà – à l'ancien enseignement philosophique grec attribué à Socrate : « Une vie sans recherche ne vaut pas la peine d'être vécue. » Dans l'expérience chrétienne, tout cela est lié à la prière : ne pas se contenter de réciter des prières, mais prier avec le cœur, prier à tout moment, devenir des hommes et des femmes de prière. Nous pourrions alors paraphraser Socrate en ces termes : « La vie sans prière ne vaut pas la peine d'être vécue. »

L'intériorité contre-culturelle

Pour illustrer l'intériorité aujourd'hui, il ne suffit pas de dire qu'elle a toujours été une constante de la tradition spirituelle chrétienne. Il faut ajouter qu'elle est l'antidote à tout ce qui est insidieusement destructeur dans notre société contemporaine. La propagation du matérialisme, la rapidité de la vie, les pressions concurrentielles, la séduction du consumérisme, la menace du changement climatique pour notre planète, le puissant contrôle mental des médias de masse et de l'Internet, le caractère intrusif de la publicité, ses influences et d'autres encore façonnent notre mode de vie.

L'activisme remplace la réflexion, l'anxiété remplace la sérénité et le désir de gratification immédiate supplante l'attention réfléchie aux objectifs à long terme, en particulier ceux de l'esprit. Même la qualité de nos relations les plus précieuses est souvent mise en danger. Nous sommes poussés vers une vie épidermique, superficielle, et perdons ainsi le contact avec notre moi plus profond et réel. Étonnamment, il est souvent difficile de répondre à la question : « Que voulez-vous vraiment ? » (par opposition à « Qu'est-ce que vous aimez ? »).

L'intériorité, ou la mystique du quotidien, n'est pas une échappatoire à notre environnement culturel et aux aspects néfastes de son influence sur nous. L'intériorité n'est ni solipsiste ni égocentrique. Au contraire, elle est la condition préalable à notre inclusion dans le monde des relations, de la citoyenneté active et de la pastorale chrétienne. Elle détermine la qualité de notre présence dans le monde, la fécondité et l'efficacité de l'influence que nous pouvons exercer sur lui. Rappelons que le cardinal Martini parle de l'intériorité comme du domaine du cœur, des intentions profondes, des décisions qui partent de l'intérieur. Il pense à des personnes qui parcourent une vie humaine complète, avec tous ses combats et ses défis, mais la vivent au plus profond d'elles-mêmes, en assumant la responsabilité de leurs choix, en portant les valeurs de l'Évangile dans la société, en se laissant guider par l'Esprit qui les habite.

Comme le disait saint Augustin, Dieu est « intimior intimo meo », il habite en moi plus profondément que mon propre moi intérieur18. Dans les recoins cachés de notre âme, le Créateur rencontre la créature, l'Esprit divin rencontre l'esprit humain. La conscience de ce mystère et l'ouverture sont l'essence de la mystique du quotidien, qui n'est pas un phénomène occasionnel mais un mode de vie. L'aphorisme bien connu de Karl Rahner (1904-1984), selon lequel « le chrétien de demain sera mystique ou ne sera pas19 », prend ici tout son sens. Ceux qui cherchent Dieu devraient le garder à l'esprit, mais aussi tous ceux qui travaillent à renouveler l'Église et à améliorer le monde.

 

1 Ces expériences sont recueillies dans le Récit autographe d'Ignace et dans son Journal spirituel (voir notre article précédent : Brian O'Leary, « Il misticismo di Ignace de Loyola », Civiltà Cattolica, 2021, III, pp. 481-494).
2 Cf. Abraham Maslow, Religions, Values, and Peak-Experiences, Penguin, New York, 1964.
3 Cf. Ignace de Loyola, Récit, nos 22-27, dans Écrits, Desclée de Brouwer, « Christus », n° 76, 1991. En plus de l'épisode de la tentation du suicide, nous devons considérer toutes les autres batailles intérieures qu'Ignace a menées au cours de sa « conversion prolongée ».
4 Ibid., nos 28-30.
5 Ibid., n° 29.
6 Ignace, Autobiographie, n° 30.
7 Un autre développement est la décision, qu'Ignace prit plus tard, de confier à la Compagnie de Jésus la tâche de l'éducation.
8 Les humanistes de la Renaissance aimaient citer l'aphorisme du dramaturge latin Terence : « Homo sum, humani nihil a me alienum puto » (« Je suis homme, rien de ce qui est humain ne m'est étranger »).
9 Ignace, Exercices spirituels, Desclée de Brouwer, « Christus », n° 61, 1992.
10 Cf. Ignace, Écrits. Constitutions de la Compagnie de Jésus, nos 813-814, Desclée de Brouwer, « Christus », n° 76, 1991.
11 Cf. Walter Burghardt, « Contemplation : A Long Loving Look at the Real », Church, n° 14, 1989, p. 15.
12 Cf. Michael Buckley, « The Contemplation to Attain Love », Way Supplement, n° 24, 1975, pp. 92-104.
13 C'est ainsi que commence la prière qu'Ignace place au centre de la « Contemplation pour parvenir à l'amour » : « Prenez, Seigneur, et recevez toute ma liberté, ma mémoire, mon intelligence et toute ma volonté, tout ce que j'ai et tout ce que je possède. Vous me l'avez donné ; à vous, Seigneur, je le rends. Tout est vôtre : disposez-en selon votre entière volonté. Donnez-moi de vous aimer ; donnez-moi cette grâce, voilà qui me suffit » (ES 234).
14 Ignace de Loyola, Récit, n° 99.
15 Voir la critique acerbe de l'usage contemporain du slogan « Trouver Dieu en toutes choses » dans Franz Meures, « The Spiritual Exercises as Biography », The Way, n° 47, 2008, pp. 197-199.
16 Cf. B. O'Leary, « The Jesuit and the Carthusian : Tale of an Intriguing Friendship », Religious Life Review, n° 48, 2009, pp. 133-142.
17 Carlo Maria Martini, « Sant'Ignazo di Loyola a 450 anni dalla morte », Gesuiti. Annuario della Compagnia 2006, p. 12.
18 Cf. Augustin d'Hippone, Confessions, 3, 6, 11.
19 Karl Rahner, Theological Investigations, n° 20, Longman and Todd, Londres – Darton, 1981, p. 149.