Aujourd’hui, le mot « spirituel » utilisé pour parler de la musi­que, notamment dans les médias, recouvre bien des sens, qu’il faut trier un peu si l’on veut savoir de quoi l’on parle. En écoutant parler des musiciens, interprètes ou compositeurs on peut donner quelques exemples :
• Le metteur en scène déconcertant, et aussi plasticien et écri­vain, Oleg Koulik, qui se dit incroyant mais « mystique… un peu », affirme : « La musique est le seul bien universel, l’unique chose à laquelle nous sommes tous soumis. Elle ne brille pas seulement par ses qualités esthétiques, mais offre une connaissance chiffrée déjà sacrée du monde. »
• André Jolivet (1905-1974), compositeur, qui voulut redonner à la musique « son caractère original antique d’expression magique et incantatoire de la religiosité des groupes humains », disait d’elle qu’elle est « un mouvement spirituel ». Pour exprimer probablement qu’elle est manifestation d’une profondeur universelle de l’esprit vers plus grand que lui, sans autre détermination religieuse.
• Dans le même sens, le claveciniste Pierre Hantaï parlait de « l’engagement spirituel » d’un grand pianiste, pour dire « qu’il joue avec toute son âme ». Il confirmait l’aspect agnostique de ce jugement en poursuivant à propos du même pianiste : « Dans tout ce qui ne peut être décrit, c’est là qu’il est le plus grand. »
• Un commentateur parlait de la perfection technique d’un brillant violoncelliste, et de « la lévitation spirituelle de ses inter­prétations. »
Il me semble que toutes ces remarques, que l’on pourrait mul­tiplier, utilisent le mot « spirituel » pour désigner dans la musique une qualité d’intériorité, ou d’élévation qui ouvre à bien plus grand que celui qui a composé ou interprété cette musique. Dans notre culture si laïcisée et sécularisée, les mots manquent pour dire que la musique ouvre à plus grand qu’elle, ou qu’elle vient faire résonner dans l’esprit de l’auditeur une intériorité qui a goût d’origine ou de terme, une émotion ou une vibration, ressentie comme originelle ou universelle.
 

De l’accès au sacré par la musique


Philippe Herreweghe, chef de choeur, puis chef d’orchestre, qui fut un des premiers « baroqueux », disait il y a peu, à propos de la musique des cantates de Jean-Sébastien Bach : « Il y a une dimension religieuse, spirituelle, en moi par mon éducation… et je ressens le lien entre cette musique de J.-S. Bach et ce tout… que je ne veux pas définir… » Il venait de préciser qu’il n’était pas (ou plus ?) croyant.
Toutes ces évocations de dimension spirituelle ou de spiritualité semblent apparaître à propos de la musique lorsque l’on veut parler de ce qui est au-delà (ou en deçà) de la dimension purement es­thétique de l’art musical. Certes, le propos n’est pas précis, mais il correspond bien à une culture « laïque » qui veut se garder de toute référence à un engagement religieux déterminé, ressenti comme limitant une dimension que l’on pressent comme plus essentielle ou plus universelle. Il est donc aujourd’hui des musicologues et des musiciens interprètes qui pensent que, même dans la musique litur­gique de Monteverdi ou de Bach, s’exprime une beauté universelle qui dépasse infiniment les formes et les catégories religieuses dans lesquelles ces compositeurs ont écrit. Les tenants de cette position recherchent des interprétations de ces musiques qui mettent en valeur leur dimension vraiment universelle/intemporelle, quitte à les dégager de leur contexte religieux et liturgique qui, à leur avis, a pu étouffer quelque peu l’universalité quasiment transcendante de ces musiques.
 

Trois attitudes


Pour préciser un peu plus, l’invocation de la musique comme lieu spirituel semble se répartir aujourd’hui en trois attitudes ou options, qui, évidemment, sont mêlées dans la réalité :
• La première attitude a de la considération pour le sacré, appelé parfois « spirituel », mais se refuse à parler de divin, et considère que la religion (surtout chrétienne…) comme l’Église ne font que séparer, interdire et rétrécir les oeuvres de l’art musical. Le russe Koulik, déjà cité, metteur en scène déroutant des Vêpres de Monte­verdi, à Paris en janvier 2009, affirme ainsi : « Je travaille dans des espaces neufs, une fois que le diable est parti et que Dieu n’est pas encore venu. C’est alors qu’apparaît l’artiste : celui qui fait passer les hommes de la frontière du connu vers l’inconnu, celui qui dresse un pont, celui qui transpose ce qui est normal, simple et petit, vers quelque chose d’inhabituel et ouvert au monde. Autrefois les prêtres assuraient cette liturgie. L’artiste contemporain en est le successeur, il est l’acteur de ces actions sacrées. »
• Une deuxième attitude consiste à privilégier l’intelligence de l’oeuvre et de son contenu propre, pour mieux en goûter la beauté et le sens profond, mais sans aucun engagement religieux ni croyant. Il s’agit de tenir compte d’abord de l’histoire, de respecter ce que le compositeur de musique liturgique ou religieuse pensait et a voulu faire à son époque ; surtout, de considérer le texte qu’il a mis en musique, pour entendre et comprendre cette musique d’abord à partir de ses propres choix internes. C’est ce qui est souvent fait dans la chaîne France Musiques pour présenter et commenter de telles oeuvres. C’est ce que font nombre d’interprètes et chefs de choeur ou d’orchestre pour fonder les choix qui vont guider leur interprétation. Un exemple très positif, bien que très débattu, est le mouvement qui a renouvelé l’interprétation de la musique baroque, retrouvant le son des instruments d‘origine, la vocalité des chanteurs, le nombre des interprètes, et la compréhension du rôle de cette mu­sique dans la liturgie et la culture où elle est née. L’exemple négatif est le nombre de choeurs amateurs, y compris de très bon niveau, qui, à longueur d’année, interprètent – et souvent très bien – des messes, des motets, des cantates et des psaumes, sans qu’un mot ne soit dit, laïcité (française !) oblige, de l’origine et du sens de leur texte ! Certains disent que l’obscurantisme a changé de camp…
• Enfin, une troisième ligne d’interprétation est souvent celle de croyants qui cherchent à rejoindre et à comprendre l’expression et l’engagement de la foi chrétienne du compositeur lorsque ceux-ci sont explicites. Les travaux menés par les deux jésuites Philippe Charru, organiste et musicologue, et Christoph Theobald, théo­logien, sur l’oeuvre de Jean-Sébastien Bach, sont exemplaires de cette manière de faire. Ils rejoignent le coeur « confessant » de la musique de Bach, où, note à note, la musique expose la foi évan­gélique dans ses déterminations les plus précises et les plus sym­boliques 1. Un exemple tout différent de ce même engagement est celui de l’organiste et musicologue Georges Guillard qui poursuit l’interprétation de l’intégrale des Cantates de J.-S. Bach dans l’église des Blancs-Manteaux à Paris. Il prévoit pour chaque cantate un bref temps de méditation théologique ou spirituelle sur le thème/texte de la cantate, de manière à respecter les conditions pour lesquelles Bach composait : « Dans le cadre du rite observé à Leipzig, une Kirchenmusik (musique d’Église), comme on appelait alors ce qui est pour nous une cantate, devait être jouée juste avant et après le sermon » 2. La variété des réactions discrètes des interprètes et du public à ces interventions théologiques ou spirituelles recouvre assez bien les trois attitudes que nous avons décrites ci-dessus…
Il me paraît important de préciser ici tout de suite que l’apprécia­tion profonde de la musique explicitement religieuse ou liturgique n’est pas l’apanage des croyants confessants. Il est évidemment légitime que n’importe quelle personne soit touchée au plus profond par une des ces musiques, sans forcément partager la confession de foi qui leur a donné naissance. Nous savons qu’il en va d’ailleurs largement ainsi dans notre société si plurielle.
 

La Passion du Christ


Je ne comprendrai sans doute jamais vraiment pourquoi le Choeur d’ouverture de la Passion selon saint Jean de Jean-Sébastien Bach me saisit de façon si totale à chaque écoute (plus que bien d’autres musiques), même porté par des interprétations médiocres.
Je crois que c’est la pulsation inexorable du rythme continu qui me prend d’abord. Mon propre souffle est pris, et probablement mon pouls. Je suis au milieu de la formidable et inexorable rumeur du monde et de son histoire pour lesquels va avoir lieu l’événement de la mort de Jésus. J’entends que c’est l’affaire la plus grave qui soit, concernant l’histoire de Dieu avec l’humanité. Ces 93 mesures (et la reprise de 58 mesures) scandent un triple rythme (résonance trinitaire ?) tenu de bout en bout par les instruments (seule la basse s’interrompt quelques mesures pour laisser sonner les voix du choeur). Les croches à la basse, les doubles croches au médium, les blanches et noires en dessus ; le rythme du temps s’écoule, inexorable, l’histoire avance, ne peut reculer, ils m’emportent, ils vont emporter Jésus.
À chaque écoute, je suis repris par la tension grandissante du prélude instrumental qui s’intensifie jusqu’à ce qu’éclatent les trois cris du choeur : « Herr [Seigneur], Herr, Herr… » Et, connaissant pour­tant bien ces pages, je suis toujours surpris et débordé par l’arrivée de cette si puissante invocation de foi – et encore plus touché par le choeur qui continue en chantant : « Unser Herrscher [notre Maître] », mais cette fois-ci en reprenant, en épousant, le même rythme que celui décrit ci-dessus (croches à la basse, doubles croches aux trois autres voix), qui se poursuit, immuable. J’entends que notre Maître et Seigneur entre dans ce rythme de l’histoire humaine, qu’il l’épouse, le conduit, alors qu’il va pourtant en mourir. La force des voix (j’y entends la mienne) qui m’émeut, vient conforter le consentement de ma foi sur ce point.
Je découvre que le texte chanté par le choeur quatre fois de suite à la fin de la première partie (mesures 58-93) et adressé au Christ exprime parfaitement ce que me dit la musique qui vient toucher et élargir ma foi au Christ, et m’unit à tous les croyants (que j’entends dans les voix du choeur) : « Montre-nous à travers ta Passion que toi, le vrai Fils de Dieu, tu vas être glorifié, pour tous les temps, et aussi par le plus grand abaissement. » J’ai le sentiment que l’essentiel a été annoncé, avec la plus haute densité musicale, comme pour trier ceux qui vont supporter maintenant d’écouter l’histoire terrible de Jésus. Alors j’écoute ce qui suit, plus détendu, mais totalement averti de l’enjeu, pour Dieu, pour l’histoire humaine, et donc pour moi.
 

La voix de toutes les voix

 
Pour qui a participé à une réunion de prière du renouveau charis­matique, le « parler en langues » évoque ce moment assez bref (une ou deux minutes) où monte de l’assemblée un murmure bruissant de toutes les voix, que je trouve de toute beauté. Alors que la prière est déjà avancée (vingt ou trente minutes), chaque personne prie librement, comme à mi-voix, dans une grande confiance, et choisit de dire ou chanter une prière qui lui est inspirée à ce moment. Aucun modèle n’est donné, mais avec l’habitude, une sorte de régulation s’opère. On entend à la fois une multiplicité vibrante, qui ne permet guère d’identifier ce qui est dit ou chanté, une grande participation personnelle, sans fusion puisque chaque personne prie de manière très personnelle, et en même temps une sorte d’unanimité que la prière précédente et la confiance mutuelle permettent à ce moment-là. Avec l’habitude probablement, ce murmure s’interrompt comme il a commencé, par une sorte d’accord commun sans aucun signe de direction.
Or il se trouve que des compositeurs de musique contemporaine ont écrit des pièces pour choeur qui font entendre un bruissement très proche de ce parler en langues.
Le Gloria de la Messe de Jean-Yves Bosseur est entièrement com­posé de cette manière. Du texte latin du Gloria, aucun mot n’est reconnaissable. On entend des voix qui semblent innombrables comme d’une foule, avançant par vagues, parfois guidées par une invocation de voix d’hommes, ou de femmes. On entend à la fois des différences et superpositions tout à fait dissonantes pour les oreilles non habituées, et pourtant ce bruissement a la forme d’un accord qui donne sa place à chaque voix sans gêner les autres. Serait-ce possible ? Une sorte de totalité non totalitaire, assumant toutes les différences, où, enfin, chacun aurait toute sa place. Espérance chrétienne assurément. Cette musique qui m’émerveille, me donne un avant goût de ce que l’auteur du Livre de l’Apocalypse a entendu au ciel : « Et j’ai entendu une voix venant du ciel comme la voix des océans ou celle d’un grand coup de tonnerre ; mais cette voix que j’entendais était aussi comme celle des musiciens qui chantent en jouant de la harpe » (14,2).
L’Alléluia, variations sur un thème ancien, de Pierre Calmelet est moins déroutant, car il fait entendre une mélodie ancienne de l’Alléluia qui est un vrai repère pour l’oreille. Et ce n’est que progressivement que se fait entendre le bruissement qui se trans­forme, disparaît, revient, à la fois très écrit et maîtrisé, et à certains moments sonnant comme vraiment improvisé et aléatoire, « voix d’une foule immense ».
 

« Je cherche un mur pour pleurer »


La chanteuse Anne Sylvestre ne fait évidemment pas des chansons « spirituelles » ou à thème religieux. Alors pourquoi certaines de ses chansons sont-elles pour moi lieu spirituel ? Par sa sensibilité et sa capacité poétique, elle trouve des mots d’une telle qualité hu­maine, et des mélodies, sortes de psalmodies, portant si bien ces mots, qu’ils sonnent en moi là où essaie de trouver place l’amour du prochain demandé par Jésus :
Je cherche un mur pour pleurer. Une déploration, une sorte de psaume désolé sur la médiocrité des humains accaparés par le futile, fascinés par le brillant, poursuivant la vanité, menés par l’égoïsme, à l’aise dans le mensonge. Accablé, on a parfois envie d’en pleurer. Dans la Bible, les Prophètes, les Psaumes, les Proverbes, chacun à sa manière a entonné cette déploration, pour les mêmes motifs. Celle d’Anne Sylvestre m’est plus proche, plus contemporaine. Elle désigne et énumère ce qui m’entoure et parfois me traverse, mais elle espère aussi : « Si on pouvait s’aimer, s’aimer. » Et parfois, j’en pleure, devant Dieu, comme mon ami le psalmiste (Ps 41,4).
J’aime les gens qui doutent. C’est si facile d’aimer ceux qui vous aiment. Et tous ceux qui ne sont pas « aimables », parce que décalés, pas bien comme il faut, fragiles ? Nous les supportons, sans vraiment les aimer. Cette chanson nous fait entendre un véritable amour pour eux, jusqu’à leur dire : « Merci d’avoir vécu. » Comment ne pas y entendre une résonance de l’Évangile, de la manière d’aimer propre à Jésus ?


 
1. Cf., par exemple, La pensée musicale de Jean-Sébastien Bach. Les chorals du Catéchisme luthérien dans la « Clavier Übung » (III), Cerf, 1993.
2. Jean-Luc Macia, Johann Sebastian Bach, Actes Sud/Classica, 2006, p. 77.


@ « Choeur d’ouverture » de la Passion selon saint Jean de Jean-Sébastien Bach (BMW 245).
@ « Gloria » de la Messe de Jean- Yves Bosseur (www.jeanyves bosseur.fr).
@ L’Alléluia, va­riations sur un thème ancien de Pierre Calmelet (www.bb- cmr. com).
@ Je cherche un mur pour pleurer d’Anne Sylvestre.
@ J’aime les gens qui doutent d’Anne Sylvestre.