La jeune chrétienne qui frappe à la porte d'une communauté monastique pour consacrer sa vie à la suite du Christ s'aperçoit vite qu'elle entre dans une tradition où l'Ecriture est partout lue, écoutée, méditée, étudiée, chantée, vécue Les premiers mots de la Règle de saint Benoît, qui deviendra son chemin de vie, lui donnent d'emblée l'orientation fondamentale de la vie monastique « Ecoute, incline l'oreille de ton coeur » La suite du prologue lui trace l'ensemble du programme sous forme d'un dialogue entre Dieu le Père et la disciple qu'elle aspire à devenir Empruntant ses mots à l'Ecriture personnifiée, ce dialogue progresse par questions et réponses, de l'appel de Dieu à l'engagement de celle qu'il appelle
 
« Ayons les oreilles attentives à la voix divine qui nous crie chaque jour "Qui veut la vie ?" ( ) Si tu dis "C'est moi", le Seigneur te répond "Si tu veux jouir de la vie véntable, détourne-toi du mal et fais le bien" ( ) lorsque tu agiras ainsi, je te dirai "Me voici " Quoi de plus doux, mes frères, que cette voix du Seigneur qui nous invite 7 »

Une conversation


Ce texte de saint Benoît se retrouve comme en écho dans la constitution sur la Révélation de Vatican II : « Dans les Livres saints, le Père qui est aux deux vient avec tendresse au-devant de ses fils et entte en conversation avec eux pour les inviter à partager sa propre vie » (Dei Verbum, 2). Cette conversation faite d'écoute et de dialogue se réalise dans la lectio divina — la lecture de la Bible — considérée par la tradition monastique comme un élément essentiel de la recherche de Dieu et de sa rencontre dans sa Parole écrite. Aussi, avant d'être un acte, est-elle une attitude de foi et d'amour devant la Parole de Dieu, vivante et agissante, à nous adressée aujourd'hui. Il est alors aisé de concevoir qu'elle présente des caractéristiques, entraîne des exigences et porte des fruits qui lui sont propres.
Démarche spirituelle, la lectio divina se distingue des formes de lecture, légitimes mais d'un autte ordre, motivées par le besoin d'acquérir des connaissances, même religieuses, de s'informer ou de se distraire. Elle n'est pas non plus la lecture d'un traité de vie spirituelle n'ayant qu'un lien ténu avec l'Ecriture. Elle n'est pas davantage une étude exégétique, même si cette dernière, de nos jours surtout, est indispensable à un certain niveau et doit la précéder ou la suivre. L'exégèse permet, en effet, par une analyse précise d'un texte situé dans le contexte qui l'a fait naître, de dégager son sens littéral ou historique — non le sens « littéraliste » retenu par les fondamentalistes, mais celui qui exprime « ce que les auteurs inspirés ont voulu dire et ce qu'il a plu à Dieu de faire passer par leurs paroles d'hommes » (Dei Verbum, 12).
De ce sens littéral qui se limite à l'horizon immédiat de l'auteur, la lectio fait passer, comme naturellement, au sens spirituel du texte, au sens exprimé par l'Ecriture lue sous l'influence de l'Esprit Saint dans le contexte du mystère du Christ, de l'Eglise et de la vie nouvelle qui en résulte pour le chrétien. Prenant la signification que lui donne la Parole incarnée, le texte s'ouvre alors sur l'horizon de l'accomplissement, de la plénitude du sens littéral. Cette plénitude ne nous sera révélée qu'à la « manifestation glorieuse de notre Seigneur Jésus Christ » (1 Tm 6,14). Mais la tradition patristique et Vatican II soulignent le caractère dynamique de la Parole, son élargissement progressif sous le souffle de l'Esprit : « La perception des paroles transmises [par les Apôtres] s'accroît par la contemplation dés croyants qui la méditent en leur coeur » (Dei Verbum, 8).
La lectio divina a ainsi un rôle actif dans le cheminement de l'Eglise vers la « Vérité tout entière ». C'est à chaque lecteur, selon sa culture, son âge, de trouver sa mesure dans le travail des exégètes, car trop de technicité peut le séparer du Dieu qui lui parle, comme trop de commentaires l'installer dans une passivité qui se suffit de la pensée de leurs rédacteurs.
 

Ecoute, Israël


La lectio divina a ses racines dans le judaïsme. Le mot « écoute », repris par saint Benoît, ouvre le « Schéma Israël », acte de foi initial de l'Hébreu fidèle : « Ecoute, Israël, le Seigneur ton Dieu est l'Unique. Tu l'aimeras de tout ton coeur (...), que ces Paroles soient gravées dans ton coeur. Tu les répéteras à tes fils dans ta maison et en marchant sur la route » (Dt 6,4-5). Appelé par Dieu, le jeune Samuel prête l'oreille : « Parle, Seigneur, ton serviteur écoute » (1 S 9,10). Le psaume 1 évoque la béatitude de celui qui « murmure jour et nuit la Loi du Seigneur ». Au long de 176 versets, l'orant du psaume 118 répète, rumine les richesses et les exigences de la Parole méditée et mise en pratique. Jérémie avoue au Seigneur : « Quand tes Paroles se présentaient, je les dévorais. Ta Parole était l'allégresse de mon coeur » (/r 15,16).
Ces quelques textes choisis parmi une multitude d'autres mettent en lumière le comportement du croyant de l'Ancien Testament devant la Parole : foi, attention du coeur, mémorisation du message, désir d'intimité avec Celui qui le prononce, engagement de vie. Héritière de la lecture juive de l'Ecriture, la lectio chrétienne garde ses caractéristiques pour conduire le lecteur à communier à la vie même du Christ. Car, « après avoir parlé par les Prophètes, Dieu nous a parlé par son Fils » (He 1,1-2). D'où une nouvelle invitation à l'écoute, celle du Fils, Verbe fait chair en Marie écoutante et consentante, Parole envoyée du Père pour révéler aux hommes la plénitude de son mystère annoncé et préfiguré dans la première Alliance.
Ainsi le Christ l'a-t-il expliqué lui-même aux onze Apôtres le soir de Pâques, après avoir scellé la nouvelle Alliance et tout accompli sur la croix : « Il fallait que s'accomplisse tout ce qui est écrit de moi dans la Loi, les Prophètes et les Psaumes » (Le 24,44). Si Luc ajoute que Jésus ouvrit l'esprit des disciples à l'intelligence des Ecritures, il ne rapporte pas la relecture qu'il avait faite précédemment de l'Ancien Testament à ses deux compagnons sur la route d'Emmaùs. Faut-il comprendre, sous ce silence, que la lumière sur lui-même, dont le Christ a éclairé les disciples, ne peut relever que de la connaissance intime et savoureuse qui illumine le chrétien lorsqu'il écoute le Fils et dialogue avec lui, lorsqu'il découvre, sous l'action de l'Esprit, quelques aspects de son mystère pascal ?
Du fait de l'unité dans le Christ des deux Testaments, la Bible entière doit faire l'objet de la lectio divina, même s'il va de soi de privilégier le Nouveau Testament et surtout les Evangiles. La lecture globale permet de saisir l'harmonie des deux Alliances, d'entrer dans la pédagogie de Dieu qui se révèle progressivement à son peuple, de comprendre l'Ecriture comme histoire du Salut, la nôtre, qui se continue dans l'humanité d'aujourd'hui. Pour raconter cette histoire, les auteurs inspirés ont dessiné de vastes fresques et fait appel à de nombreux symboles. On la voit ainsi se dérouler, pour ne prendre qu'un exemple, depuis l'arbre de vie de la Genèse jusqu'aux arbres de l'Apocalypse qui fructifient douze fois l'an, en passant, exactement au milieu du Livre, par l'exubérante végétation du Cantique des cantiques. A l'origine, la vision du couple chassé au Paradis ; au centre, les deux partenaires du Cantique à la recherche, dans un dialogue d'amour, d'une union définitive ; à la fin, la vision de la Jérusalem céleste, Epouse parée pour son Epoux.
 

Cherchez et vous trouverez


Considérée par la tradition monastique comme point de départ de la démarche de foi du croyant en quête du Dieu vivant, la lectio divina, écoute de la Parole incarnée en Jésus Christ et transmise par l'Ecriture, ne s'arrête pas à elle-même. Au XII* siècle, Guigues le Chartreux, dans son traité L'Echelle des moines, la présente comme le premier des quatre degrés d'une échelle : « La lectio apporte la nourriture solide à la bouche, la méditation la broie, la prière en acquiert la saveur, la contemplation la goûte (...) La lectio est dans l'écorce, la méditation dans la moelle, la prière dans le désir, la contemplation dans la douceur » (chap. 3). De cet enseignement systématisé de Guigues, nous pouvons retenir que la lectio divina poursuit sa course dans le coeur de la moniale, le conduisant d'une parole lue avec foi et amour à l'expérience de la présence de Celui qui la prononce. Le chemin peut passer, dans un même mouvement, par la mémorisation de la Parole (sens ancien de méditation) qui la fait pénétrer dans le coeur et par la réflexion (sens moderne de méditation) qui cherche à approfondir son sens. Mais il y faut l'aide de l'Esprit Saint, sollicitée alors dans une humble prière. Le coeur ainsi éclairé par Celui qui « enseigne tout » peut demeurer en silence, « goûter combien le Seigneur est bon », entrer dans le dialogue du Père et du Fils. Guigues n'a fait que développer le « cherchez et vous trouverez » de l'Evangile.
Les anciens s'adonnaient à cette recherche presque exclusivement dans la Bible. Saint Benoît élargit le champ en recommandant les écrits des Pères de l'Eglise et du monachisme. Malgré le décalage culturel entre leur temps et le nôtre, ces témoins de la foi, dont l'Ecriture était presque l'unique référence, restent des guides capables de conduire le lecteur du xxie siècle sur le chemin de la lectio divina. Au long de son histoire, l'Eglise a trouvé force et lumière dans leur manière de comprendre, d'exposer le mystère chrétien et d'en vivre. De nos jours, la lectio, tout en réservant la priorité à l'Ecriture, peut s'appliquer à d'autres ouvrages qui aident à la lire. Mais la démarche intérieure et le but doivent rester les mêmes : entrer en dialogue avec Dieu dans sa Parole.
 

Une bonne terre pour la semence


La littérature monastique s'attarde peu sur la manière, pourrait-on dire « matérielle », de faire la lectio divina. A chacun de trouver la sienne : lire lentement un chapitre ; apprendre par coeur, c'est-à-dire avec le coeur, quelques versets, les mâcher, les savourer, les laisser entrer en soi pour en écouter les résonances ; labourer le texte en scrutant les mots ; chercher les jeux des parallélismes ou des contrastes, permettant ainsi à la Bible de s'expliquer par elle-même.
Les textes monastiques, par contre, insistent sur les dispositions à apporter à la lectio et dans quelle terre doit tomber la Parole. Faite dans la solitude et le silence requis pour l'intériorité, la lectio divina exige, outre l'essentielle attitude de foi et de respect envers une Parole que l'on ne manipule pas, la pureté du coeur, la rectitude d'un coeur sans alliage qui tend vers Dieu de tout son désir ; l'humilité et la pauvreté de l'esprit qui attend la lumière et rend grâce pour celle qui lui est donnée. Le chrétien est un indigent devant l'Ecriture. « C'est le pauvre et le coeur contrit qui vibrent à ma Parole », dit Dieu en Js 66,2. Il faut de la patience pour ne pas fuir lorsque la'Parole « ne dit rien » ; de la loyauté pour accepter que la vérité bouscule nos prétendus savoirs, que le glaive mette le coeur à nu et l'affronte à un choix pour une réponse personnelle.
Car il faut aussi vouloir l'accomplissement de la Parole que la lectio aura implantée dans le coeur pour l'y faire germer. Les mots « écouter » et « obéir », qui ont la même racine, sont liés dans de nombreux textes des deux Testaments. Marie, là encore modèle de l'écoute, les résume : « Faites tout ce qu'il vous dira » (Jn 2,5). A son tour, saint Benoît affirme la nécessité de « répondre par des actes » à la Parole de Dieu. Sans accomplissement, telle une lecture superficielle qui n'engage à rien, la lectio reste lettre morte. « Autant bâtir sur le sable. »
En raison de l'ascèse et des dispositions qu'elle demande, on comprend que Benoît ait qualifié la lectio divina de « labeur » au même titre que le travail (Règle, 48). Au xxf comme au vi* siècle, la négligence et la paresse peuvent la menacer. Mais, aujourd'hui, d'auttes obstacles surgissent, directement liés à ses caractéristiques propres : rythme lent et persévérant, alors que les techniques engendrent des impatiences montantes ; calme de l'esprit, alors qu'il est attiré par une surabondance de publications, par des successions rapides d'idées et d'images ; gratuité pour la découverte d'un amour, alors que notre époque cherche l'efficacité immédiate. A ces obstacles, issus de l'air du temps, s'en ajoutent d'autres, plus liés à la personne : perte de la faculté de mémorisation fournissant à l'esprit une nourriture pour le dialogue avec Dieu ; accent mis sur l'intellect, alors que la lectio engage l'être entier : corps, intelligence, volonté et coeur.
 

La Parole accomplit sa mission


Ainsi comprise par la tradition monastique, la lectio divina reste-t-elle possible de notte temps ? L'une des considérations les plus aptes à lui garder (ou à lui rendre) la place qui lui revient dans la recherche de Dieu est celle de l'unité qu'elle introduit dans la vie d'une moniale. « Ma Parole ne me revient pas sans avoir accompli sa mission » (Is 55,11). Aliment de la journée monastique, la lectio s'intègre dans un ensemble qu'elle vivifie et unifie. Par elle, la parole pénètre les réalités de la vie concrète. La mémorisation d'un verset de l'Ecriture garde l'esprit et le coeur tournés vers Dieu au cours des activités de la journée et dans les relations fraternelles, vécues ainsi plus aisément en sa présence, dans la paix et conformément à sa volonté. D'autre part, dans le coeur de la moniale imprégné de la Parole, une expérience de foi peut naître qui lui permet d'intégrer le mystère du salut dans sa vie, celle de l'Eglise et de l'humanité. Cette expérience reçue gratuitement dans la lectio peut être partagée avec les hôtes accueillis au monastère et auxquels saint Benoît demande que soit lue l'Ecriture. C'est bien, avec la prière liturgique, ce que la moniale a de meilleur à partager.
Nous avons vu, avec le texte de Guigues, la lectio divina liée à la prière silencieuse. Elle fait corps aussi avec la liturgie, célébration de la Parole en Eglise. L'office divin l'alimente et la prolonge. L'un et l'autre, par leur structure dialogale, font alterner l'écoute, le silence, la réponse, la prière. Les Psaumes remettent sur les lèvres de l'orant, solitaire ou en assemblée, les mots de l'Ecriture par lesquels Dieu se révèle. Au IIIC siècle déjà, les Pères avaient établi une similitude entre la manducation de la Parole et celle du corps du Christ dans l'eucharistie. L'une et l'autre, en faisant communier au Verbe incarné, éveillent la louange et l'action de grâce.
En signalant la lectio divina parmi les « instruments de l'art spirituel » (chap. 4), que ses disciples doivent mettre en oeuvre pour parvenir à la Vie, Benoît met en lumière un autre de ses fruits. En permettant à la Parole d'imprégner l'eue du croyant, elle travaille au passage de l'homme ancien à l'homme nouveau : « Vous êtes engendrés d'une semence incorruptible : la Parole de Dieu » (1 P 1,23). L'Ecriture qui fait connaître à l'homme le Dieu vivant lui apprend aussi qu'il est un eue en devenir, appelé à passer de l'esclavage d'Egypte à la liberté de la Terre promise, par une route de conversion jalonnée de combats d'où, comme Jacob, il sort à la fois blessé et béni. Fruit essentiel de la lectio, et savoureux entre tous, que cette participation à l'incarnation et à la croissance dans le baptisé de la Parole créatrice qui le purifie et le régénère, jusqu'à ce que le Christ soit formé en lui !

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« Je donnerai à mon peuple soif de ma Parole » (cf. Am 8,11). La lectio divina n'est pas réservée aux moniales, même si elle fait partie intégrante de leur vocation et de leur vie, même si le monastère est le lieu privilégié de cette forme de recherche de Dieu. Tous les chrétiens ont besoin de trouver dans l'Ecriture une nourriture pour leur foi D'ailleurs, le baptême les met en connivence avec la Parole et dépose en eux une terre féconde où elle peut germer. Une lecture lente, paisible et fréquente, est certes difficile à ceux qui, plus que les moniales, ont à faire face à de multiples surcharges. Mais la confiance en la douceur et en la force de la Parole, un amour vrai de Jésus Christ, un désir profond de laisser se développer en eux leur baptême, peut leur permettre, quel que soit leur genre de vie, de ttouver du temps et des moyens à consacrer à la lectio. Ils seront alors de ceux qui « savourent la belle Parole de Dieu » (He 6,5), cette Parole qui « est tout près d'eux, dans leur bouche et dans leur coeur » (Dt 30,14). Peut-être aussi, trouveraient-ils dans cette démarche de foi et d'amour, la détente de tout l'être et la paix du coeur recherchées par tant de nos contemporains en diverses formes de spiritualité. Avec les moniales, ils rejoindraient le souhait formulé par les Pères conciliaires : « Que, par la lecture des Livres saints, la Parole de Dieu accomplisse sa course et que le trésor de la Révélation confié à l'Eglise comble de plus en plus le coeur des hommes. De même que l'Eglise reçoit un accroissement de vie par la fréquentation assidue du mystère eucharistique, de même est-il permis d'espérer qu'un renouveau de vie spirituelle jaillira d'une vénération croissante pour la Parole de Dieu qui "demeure à jamais" » (Dei Verbum, 26).