Trois événements récents, parmi d’autres, jettent, chacun à sa façon, une lumière sur la fonction de juger dans notre société :
• Le premier est l’indignation des parents de victimes de l’hor­mone de croissance quand fut prononcée, en janvier dernier et après une dizaine d’années d’instruction, la relaxe des médecins poursuivis. Qu’attendaient-ils pour eux-mêmes de ce jugement ? Le mal avait été fait, irréparable. À la vérité, ils voulaient seulement entendre une parole, un jugement de condamnation qui les eût assurés que ce mal provenait bien d’une transgression de la loi, un rétablissement symbolique de l’ordre troublé. Le jugement est une parole, un ensemble de mots prononcés par une autorité, qui a la vertu de révéler le mal passé pour rendre l’avenir possible. Tant que justice n’est pas faite, l’injustice pèse de tout son poids, et entrave la vie.
• Le deuxième événement est l’annonce par le Président de la République du remplacement du juge d’instruction par le juge de l’instruction. C’est là, bien sûr, l’une des ultimes conséquences du drame d’Outreau, qui a révélé tout à la fois le pouvoir immense du juge d’instruction et l’insécurité du jugement, surtout lorsqu’il repose sur le témoignage. Ce que pointe la réforme envisagée, c’est l’incompatibilité entre l’action et le jugement de l’action. Un juge ne pourrait à la fois rechercher les preuves, à charge et à décharge, et apprécier sa démarche en un jugement. Le jugement implique un recul, une extériorité par rapport à l’acte. Le juge n’est pas acteur, il n’est pas dans l’action. On retrouve ici l’un des fondements de la séparation de l’autorité judiciaire et du pouvoir politique, du juge et du roi.
• Le troisième événement est la remise du rapport Guinchard, à l’été 2008, qui préconise, entre autres réformes, la déjudiciarisation de nombre de litiges. Le mouvement est lancé depuis longtemps, et il s’alimente, bien sûr, de la volonté de réduire les dépenses publiques. Mais il traduit aussi l’idée que le jugement n’est pas le seul moyen de résoudre un conflit ; qu’il doit être réservé aux cas les plus graves, l’accord des parties en litige faisant le reste… Le jugement comme une alternative à l’accord des parties : la parole d’un tiers qui s’interpose entre les parties, lorsqu’elles sont inca­pables de s’accorder.
 

Dire le droit


L’étymologie l’indique clairement : « juger », judicare, jus di­cere, « dire le droit ». Dire, d’abord. Le jugement n’est pas action, mouvement, construction, mais simplement parole ; un ensemble de mots organisés ; un message. Pourquoi cette parole a-t-elle un statut particulier, comparée à toutes les paroles de la vie en société : ordre, permission, accord, parole d’amour, parole de haine, parole de courtoisie ou d’amitié… ? Sans doute en raison de son contenu : dire le droit aux parties en litige ; plus généralement, qualifier une situation passée, en la rapportant à un ordre idéal, à ce qui aurait dû se passer ; et par là, rétablir symboliquement cet ordre. Sans doute encore, en raison de sa fonction : le jugement est transition du passé à l’avenir ; il saisit une situation ou un acte passés, en vue de les redresser pour l’avenir. Tout juge, tout arbitre sait que le bon jugement est celui qui remettra chacune des parties debout, qu’il leur permettra d’entreprendre, de créer, de vivre à nouveau.
Dans les affaires civiles, le juge ou l’arbitre indique où sont les fautes et ordonne la réparation, la compensation, de sorte que le passé ne pèse plus, autant qu’il est possible. Dans les affaires pé­nales, la victime obtient une rétribution symbolique par la déclara­tion de culpabilité, et le coupable doit payer un prix, l’exécution de la peine étant censée le libérer de sa dette. En pratique, bien sûr, cette vue idéale est souvent démentie : la victime crie vengeance, la peine élimine ; mais on voit bien qu’une telle dérive aboutit à une impasse. Le véritable jugement est oeuvre d’avenir. En cela, le véritable jugement s’oppose à ces « jugements » quotidiens portés sur l’actualité, les hommes politiques, un voisin, un prochain, nous-mêmes… qui sont plutôt appréciations, jugements de valeur, réactions instinctives, condamnations spontanées, relevant du libre arbitre, et non exercice d’une faculté de juger ; c’est-à-dire de dénouer un litige en énonçant la règle juste et les conséquences de sa transgression, afin de la rétablir.
C’est à cette activité proprement judiciaire que je m’attacherai, en la distinguant d’abord de deux activités proches, mais différentes, l’une à l’amont, l’autre à l’aval du jugement.
 

La règle et l’exécution du jugement


À l’amont, la détermination et l’énonciation de la Règle. Ce n’est pas au juge de fixer la Règle. Les mots sont parfois équivoques. Ainsi les « juges » d’Israël avaient-ils pour mission, en interprétant et en spécifiant la loi de Dieu, de définir des règles de comportement, de manière abstraite et générale. Cette activité relève en principe du législateur dans les sociétés modernes. Il est bien vrai que la loi générale a souvent besoin d’être interprétée, pour pouvoir être appliquée à une situation particulière ; et cette interprétation est généralement confiée au juge, qui l’exerce à l’occasion d’un litige particulier. De même que la floraison à notre époque de règles su­pra-légales inorganisées, ou de principes généraux « découverts » par le juge pour les besoins d’un litige, brouille la répartition des tâches. Mais là n’est pas le coeur de la fonction de juger. Dans cer­tains pays comme la France, l’interprétation de la loi, c’est-à-dire l’énonciation par le juge de la norme à laquelle seront comparées les données du litige, est contrôlée par une juridiction spécialisée – la Cour de cassation, en France –, alors que le jugement lui-même, c’est-à-dire l’appréciation des faits, la mesure de la sanction ou de la réparation…, ne l’est qu’a minima. La part propre du juge n’est donc pas d’élaborer la Règle, mais d’en rétablir la force.
À l’aval, l’exécution du jugement. La tâche du juge s’achève à l’énoncé du jugement. L’exécution de celui-ci relève d’un autre ordre, celui de la puissance publique. Sans doute le juge doit-il se préoccuper des possibilités d’exécution de ce qu’il décide. Mais il ne s’en mêle pas lui-même. En pratique, cette séparation n’est pas toujours aussi nette. Le jugement peut comporter lui-même une incitation à l’exécution (l’astreinte, par exemple). En outre, l’exécu­tion peut être en elle-même l’occasion de litiges, qu’un juge devra trancher. Il reste que c’est par l’énoncé du jugement lui-même que le juge ou l’arbitre s’acquitte de sa mission. Une fois le jugement prononcé, le juge est dessaisi.
 

Un processus


Mais en quoi consiste l’activité propre du juge ? Quel est le pro­cessus d’élaboration de sa parole ?
Le jugement est l’aboutissement d’un processus qui s’inscrit dans la durée. Sans doute dénonce-t-on régulièrement les lenteurs de la justice ou de l’arbitrage. Mais les procès expéditifs provoquent aussi un sentiment d’injustice. Le temps est nécessaire, et il est juste pourvu qu’il soit utile. Deux mouvements successifs, comme une respiration, animent le juge : le premier est intériorisation ; le second, extériorisation. Il conduit le juge au coeur de la situation des parties, puis au coeur de lui-même, pour élaborer une parole qui s’extériorise et l’engage. Ces deux mouvements sont le procès et la délibération :
• Au début du procès, le juge est extérieur. Il est un spectateur, étranger aux parties. Deux principes universels gouvernent la si­tuation du juge par rapport à ce qu’il faut juger : l’impartialité (on ne peut être juge et partie) et l’indépendance.
Le procès doit conduire le juge de l’extérieur à l’intérieur du li­tige. Il doit se laisser conduire ; ce n’est pas lui qui mène la marche. C’est pourquoi l’idée d’un juge actif, acteur du procès, en ce qu’il organise la recherche des preuves, est difficile à accepter ; d’où la mise en cause contemporaine du juge d’instruction. Les faits lui sont présentés, les preuves débattues. Les arguments exposés et discutés. Il s’agit de rendre présent, de « représenter », ce qui est passé et provoque le litige actuel. Le procès emprunte souvent, dans son déroulement et ses modalités, au drame théâtral. C’est qu’il s’agit, comme dans la tragédie grecque, de donner à voir le bien et le mal, afin de provoquer chez ce spectateur qu’est le juge, et aussi chez les parties, un mouvement intérieur de catharsis.
Naturellement, le procès n’est pas une représentation théâtrale. Mais il est comme elle une espèce de rituel, l’organisation d’une durée, destiné à provoquer le déplacement du juge. Cette intériori­sation progressive le conduit à s’identifier successivement à chacune des parties, à considérer les faits sans a priori, à saisir finalement aussi exactement que possible la situation sur laquelle il posera une parole.
• Vient alors la deuxième étape, celle de la délibération. C’est elle qui mobilise la personnalité même du juge et débouchera sur l’énoncé du jugement. Durant cette période, le juge met au point sa motivation, par un débat contradictoire. La collégialité permet un échange, une discussion orientée vers la décision, en éliminant pas à pas l’accessoire au profit du principal. Lorsque le juge est seul, comme souvent en Angleterre, c’est avec lui-même qu’il dialogue et débat : les jugements anglais le montrent qui exposent en détail les hésitations de leur auteur, les étapes à travers lesquelles s’est forgée sa décision. Ce débat interne est essentiel, il construit la solution non pas a priori, mais en la soumettant au feu de la critique. De ce travail interne naît la décision communiquée aux parties, fondée sur une motivation dans laquelle le juge s’engage personnellement.
Ainsi le jugement est-il un travail d’enfantement, il exige du temps, de la disponibilité, de l’humilité et du courage. Chacune de ces étapes est nécessaire à une bonne justice. Supprimez l’une d’elles et vous créez le sentiment d’injustice. Une décision sans procès constitue une justice expéditive, fondée sur un préjugé – ce que l’on reproche précisément à Guantanamo, et qu’a voulu arrêter le nouveau président américain. Une décision sans délibéré et sans motivation ? On parlera de « loto judiciaire » : l’arbitraire du juge est intolérable.
Cette manière de faire humaine, en deux étapes essentielles, pourrait-elle dire quelque chose du jugement de Dieu ? La liberté de l’homme crée cette altérité nécessaire au jugement, et l’amour trini­taire rend possible l’échange, dans la personne même du Juge.
 

L’autorité d’une parole


Mais d’où l’autorité de cette parole qu’est le jugement vient-elle ?
Les manifestations de l’autorité du jugement, pour nous juristes, sont radicales : il est impossible de soumettre à un juge – le même ou un autre – la contestation qui a déjà été tranchée par un jugement définitif. Que ce qu’a décidé le juge ou l’arbitre soit « nécessaire­ment » juste et vrai, ou que, plus simplement, l’intérêt de la société s’oppose à un renouvellement sans fin du procès, l’autorité de la chose jugée est un principe fondamental d’organisation. Au-delà de la technique juridique, il est manifeste que la parole du juge jouit dans nos sociétés d’un prestige particulier, surtout si on la compare à celle des politiques. Elle est l’ultime recours, dans bien des domaines. La nature des affaires soumises au juge ne cesse de se diversifier à l’époque contemporaine. Qu’il s’agisse de résultats d’élections politiques ou de questions de bioéthique, l’ultime parole est souvent chez nous, et plus encore dans la société américaine, celle du juge. D’où cette force lui vient-elle ?
Une première réponse se présente : cette autorité tiendrait à l’investiture publique. Elle est donc extérieure au juge. Celui-ci a été choisi et investi par l’État, et c’est de l’État, finalement, qu’il tire son autorité. En somme, le prince, dont l’une des fonctions est de rendre la justice, l’assume en délégant son pouvoir à des personnes qu’il choisit.
Cette explication, tout extérieure, ne convient pas aux situations dans lesquelles il n’existe ni État, ni prince ; que l’on songe, par exemple, aux contrats commerciaux internationaux ou aux crimes contre l’humanité. Elle ne convient pas non plus à celles dans les­quelles les parties choisissent elles-mêmes leur juge, en recourant, par exemple, à l’arbitrage. Il faut donc chercher plus loin, dans la fonction et la personne du juge.
En réalité, l’autorité du jugement tient à sa finalité même : cette parole particulière est destinée à rétablir l’équilibre rompu par la transgression ; à mettre un terme au litige, en libérant l’avenir. D’une certaine manière, elle est créatrice. Le choix du juge, qu’il soit fait par l’État, un ensemble d’États ou les parties en litige, repose donc sur la confiance : vous croyez que telle personne sera à même de s’impliquer personnellement, de s’engager dans une parole réparatrice. Ce peut être un jury populaire, si l’on croit que la vox populi est toujours celle de la raison ; ou un juriste chevronné, si l’on estime que la pratique du droit préserve de l’excès ; ou tel sage, qui connaît bien la question par expérience. Ainsi, le mode de sélection des juges est-il variable d’un système juridique à l’autre. En Europe continentale, le juge est sélectionné dès la fin de ses études, mis à part dans une école, comme en France, et consacre sa vie à juger. En Angleterre et aux États-Unis, au contraire, il sort du corps des lawyers chevronnés, est choisi par consensus de ce corps et n’exerce la justice qu’en fin de carrière. Ces systèmes correspondent à des manières différentes d’asseoir sa confiance. Dans l’arbitrage, ce sont les parties qui choisissent leur juge comme elles l’entendent.
Les modes de sélection sont variés et légitimes pourvu qu’ils permettent de désigner des personnes dignes de cette confiance : c’est sous cet angle qu’ils doivent être examinés et critiqués. L’im­portant est de souligner que la faculté de juger n’est pas attachée à une science ou une spécialité ; le juge n’est pas expert ou savant. Il peut avoir recours à l’expert ou au savant pour l’éclairer, mais rien n’est plus dangereux qu’une justice « expertale ». Tout homme de bonne volonté a la faculté de juger, pourvu qu’il accepte de suivre sincèrement les étapes du jugement. Dans tous les cas, c’est sur un dépôt de confiance que repose l’autorité du juge.
 
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Le jugement se situe exactement à la jonction du passé et de l’avenir. Il ne se contente pas de qualifier une situation passée par rapport à un ordre idéal. Il indique la voie d’un rétablissement, par une compensation, par une sanction, d’où sortira un ordre réparé. Il exige du juge humilité et engagement. En somme, il est re-création.
Empêtrées dans un litige dont elles ne peuvent elles-mêmes sortir, écrasées par le poids d’une injustice, les parties ont besoin d’une parole tranchante, prononcée par un tiers autorisé, qui liquide le passé pour rendre possible l’avenir.
Ces jugements humains, imparfaits, hésitants, parfois erronés, ouvrent à ce que sera le jugement de Dieu, que l’on peut attendre avec confiance.