Apparu il y a un peu plus de trente ans avec le premier réseau de machines interconnectées 1 aux Etats-Unis, popularisé il y a une douzaine d'années grâce à l'invention européenne de l'hypertexte 2, Internet ne cesse de faire parler de lui. Pour les uns, c'est le bonheur : les jeunes se régalent des innovations techniques, les entreprises y voient une nouvelle source de profit ; les familles dispersées ou groupes éclatés, un moyen économique de rester en contact malgré la distance... Pour les autres, c'est le malheur : ils ne voient aucun avantage à son utilisation, redoutent la perte essentielle du contact physique, craignent un plus grand isolement dans des sociétés déjà en mal de communication... Sans oublier tous ceux pour qui l'environnement basique et les compétences présupposés sont hors de portée.
Il est difficile de sortir de l'alternative « enfer » ou « paradis » pour parler d'Internet. Cette difficulté se redouble si l'on ose s'interroger sur la vie spirituelle de l'internaute. Car il y a fort à parier que la réponse sera conditionnée par l'a priori de chacun, qu'il concerne Internet (que peut-il sortir de bon d'un outil qui désincarné toute relation humaine ?) ou la vie spirituelle (comment peut-on éveiller à la vie spirituelle en restant dans un monde virtuel ?). Pour avancer dans la réflexion, décrivons ici les choses telles qu'elles se présentent aujourd'hui, du moins en France. Cela aidera ceux qui ne connaissent pas Internet à mettre leurs inquiétudes ou leur optimisme à l'épreuve de la réalité, et montrera à ceux qui y baignent déjà dans quelle mesure ils doivent en user ou s'en dégager.
 

L'évêque et les téléphones portables

 
« Bonjour,
Prenez connaissance de ce qui suit, il s'agit de la société X qui propose d'offrir gratuitement ses derniers modèles de téléphones portables, parmi 2 modèles récents, selon que vous renverrez ce message à 8 ou 20 personnes. N'oubliez pas de transmettre une copie à madameuntel@societeX.com pour valider votre participation. »

Ce message électronique a été envoyé par un évêque à l'ensemble des diacres et des prêtres de son diocèse possédant une adresse internet. Lui-même avait reçu cette offre alléchante par un ami. Il en a aussitôt fait profiter ses collaborateurs, espérant ainsi obtenir pour lui un téléphone portable gratuit. Le lendemain, nouveau message :
 
« Chers amis,
Mon e-mail sur les téléphones s'avère une supercherie Ne donnez pas suite... J'essaie d'avertir la société X qu'on lui fait de la mauvaise publicité : sans doute est-ce le but de l'opération ! ! Vive la 'mondialisation* ! ! En même temps, cela vous donne la liste des diacres et prêtres du diocèse que j'avais privilégiés pour cette "offre mirobolante". »

Cette anecdote est révélatrice de la fascination qu'exerce Internet, ou plus exactement de la force de persuasion du discours qui accompagne son développement. Monde merveilleux plein de promesses, univers où tout est gratuit, communication instantanée et économique : les avantages d'Internet sont nombreux. Et la séduction est telle que tout méfiance naturelle disparaît. Le charme est trop fort, la manipulation possible. Faut-il réapprendre le soupçon ? Ce monde imaginaire côtoie simultanément la réalité des réseaux de relations humaines. Car, grâce à ce coup de publicité mensongère, les diacres et les prêtres d'un diocèse disposent pour la première fois des adresses des uns et des autres. Si Internet permet d'améliorer la communication, personne ne s'en plaindra. Mais qu'en est-il du désir de communiquer ?
 

Une communication immédiate et sans corps


Un autre récit va permettre de qualifier la communication favorisée par Internet. Il s'agit d'un jeune qui envoie un message sur le forum de discussion 3 du site des jésuites de France. Le message revient à poser la question suivante : « Etudiant, je pense entrer bientôt dans la Compagnie de Jésus, mais je passe des heures à surfer sur Internet, principalement pour aller voir des sites homosexuels ; d'où ma question : ai-je la vocation ? » Bien évidemment, le premier réflexe est celui de la méfiance : est-ce de la provocation ? L'internaute a laissé son adresse électronique. Elle comporte un nom, à consonance orientale, et est hébergée aux Etats-Unis chez un de ces fournisseurs d'adresses électroniques gratuites dont raffolent les étudiants. Alors, vrai nom ou pseudonyme ?
Nous décidons de répondre non pas à partir d'une adresse anonyme, comme celle du site jesuites.com, mais à partir de mon adresse personnelle. Le résultat est immédiat. Dès le lendemain, il m'envoie un autre message, me remercie beaucoup et raconte les épisodes clés de sa vie. Nous échangerons ainsi six messages en quatre jours. L'homosexualité du jeune s'avère davantage de l'ordre du fantasme que de la réalité, fantasme entretenu par les nombreuses photos pornographiques disponibles gratuitement sur Internet. Voici l'avant-dernier message reçu : « Je vous remercie infiniment pour votre attention, mais je voudrais partager avec vous un peu notre manière de penser ici avec notre culture orientale qui refuse cette manière ouverte de penser au sujet d'homosexualité. Je trouve vraiment très difficile pour moi de dire cela à mon père spirituel, qui est jésuite mais quand même oriental... »
Assez rapidement, les différences culturelles apparaissent et, faute d'appréciation suffisante de l'environnement socioculturel de l'interlocuteur, la communication devient difficile. Pour répondre au plus juste à ses attentes, je lui demande de me dire le pays où il habite, afin de pouvoir l'orienter vers telle ou telle personne ou lieu d'écoute. La réponse reçue clôt nos échanges : « Cher père, je vous remercie infiniment pour votre patience avec moi et mes questions, vous m'avez beaucoup aidé. Priez pour moi, s'il vous plaît... »
Cet exemple de communication par courrier électronique est assez représentatif de ce qui se passe sur Internet. Tout d'abord, une grande générosité dans l'expression, une confiance parfois désarmante, mais sans doute facilitée par l'absence de rencontre physique entre personnes. Pouvoir couper la communication sans avoir à se justifier peut, paradoxalement, libérer une parole encore jamais dite à quelqu'un. Un sentiment d'urgence, ensuite. La réactivité que permet le courrier électronique (brièveté des messages, facilité de réponse dès la réception) façonne une communication qui se joue du temps et des fuseaux horaires. Une personne qui ne répond pas sous trois jours est considérée comme « morte » par les jeunes accrocs du Net. La mondialisation a un prix : il faut être réactif. Enfin, ce type de relation réalise une présence à distance, sans contact physique, hors frontières terrestres. Le lieu de la rencontre n'existe pas vraiment, si ce n'est dans l'échange de mots tapés sur un clavier d'ordinateur. Même la ponctuation s'enrichit pour traduire les sentiments, comme :-) je suis heureux, ou :-( mécontent. Dans certains forums, chacun peut s'inventer un avatar 4 pour visualiser son apparence. Présents en esprit, sans doute, mais toujours absents de corps.
Cette désincarnation de la relation humaine, l'immédiateté recherchée et la confiance accordée font évidemment problème, surtout si cette communication est prise pour la réalité. Croire que tout peut se dire par des mots, que l'idéal est de répondre tout de suite et que la générosité doit être de mise est un leurre, un refus du réel. Le réel a toujours une part qui nous échappe : un corps dont les réactions peuvent parler, un interlocuteur dont le silence peut « dire des choses », une générosité affective dont l'abondance se fait manipuler. La question sera de savoir si cette communication donne accès au réel, ou tout du moins en facilite l'accès.
 

La constitution de communautés virtuelles


L'exemple précédent n'aborde pas l'originalité foncière d'Internet en matière de communication. Car ce média est d'abord un média fédérateur. Il construit des communautés, rassemble des passionnés, et cela dès l'origine : « Internet reste très marqué par le modèle des pionniers, celui des universitaires, et celui, communautaire, de la contre-culture californienne » 5.
Les premiers internautes ont construit un réseau qui répondait à leur modèle de communication : mettre sur un espace personnel leurs travaux pour les rendre accessibles aux autres, et, à partir de là, discuter, échanger, faire progresser les recherches des uns et des autres. Aujourd'hui, les internautes construisent des pages personnelles pour partager leurs passions, trouver d'autres adeptes et développer avec eux leurs centres d'intérêts. La constitution de ces différents lieux que l'on peut qualifier de virtuels, puisqu'ils n'existent que dans des mémoires d'ordinateurs, favorise donc l'expression personnelle et la créativité. Les internautes cultivent ainsi une culture de la libre expression qui se moque de toute régulation, puisque, jusqu'aujourd'hui, aucune instance ne peut contrôler ce qui se passe sur Internet.
Les médias s'emparent naturellement des dérives possibles : sites néo-nazis, pornographiques, incitant à la violence et à la haine. Ils parlent moins de l'autorégulation que les internautes assurent eux-mêmes : les sites néo-nazis, par exemple, sont régulièrement dénoncés par les internautes eux-mêmes et piratés par leurs soins. Loi de la jungle ? Sans doute, comme dans tout nouveau territoire à civiliser. Plus simplement, il peut arriver que des internautes participant à un forum de discussion sur la prière en viennent à échanger leurs adresses électroniques. Sortant ainsi de l'anonymat, ils constituent un groupe de prière d'un nouveau genre 6, en décidant de se parler régulièrement de ce qu'ils vivent là où ils sont.
 

Naviguer, sans fin


Après l'échange de courriers électroniques, la consultation de sites est la plus grande utilisation qui est faite d'Internet. Pour saisir la mentalité induite par l'usage de cette nouvelle machine à communiquer, rien de tel que de citer l'extrait d'un rapport d'observation de la Cité des Sciences et de l'Industrie à Paris. Des caméras cachées ont enregistré le comportement des visiteurs devant des machines interactives proposant des expériences à vivre en direct : « En règle générale, les parents ne touchent à aucun bouton sans avoir lu — et incité leurs enfants à lire — les explications. Les enfants procèdent, eux, par essais et erreurs, testant les possibilités offertes, et expliquent rapidement le mode opératoire à leurs parents » 7.
Pour comprendre comment la machine marche, un jeune va essayer toutes les possibilités : appuyer sur tous les boutons, cliquer avec la souris ou les doigts partout sur l'écran. Il n'a pas peur de casser la machine. Il décrypte vite comment cela fonctionne. Son intelligence est intuitive. Elle affronte la nouveauté de manière globale, faisant des liens de sens à partir du résultat de ses expériences. Cette attitude est commune à tous les nouveaux médias : Internet, jeux-vidéo, encyclopédies sur cédérom... Elle diffère radicalement d'une approche que l'on pourrait qualifier de « littéraire-séquentielle », représentée par l'attitude des parents cherchant d'abord à lire le mode d'emploi avant de faire quoi que ce soit. Cette manière de faire des jeunes a d'énormes conséquences sur le plan tant psychologique que spirituel, car les règles ne sont plus fournies de l'extérieur mais doivent être trouvées par soi-même. Terrible exigence de structuration interne, qui force l'internaute à savoir vraiment ce qu'il cherche pour se repérer dans la masse d'informations. Sous peine de naviguer sans fin, de site en site, errant ainsi dans le cyberespace 8, se laissant guider par le plaisir de sensations sans cesse nouvelles. Pour quelqu'un qui fuit le contact avec la réalité ou a de réelles difficultés psychologiques pour se fixer des limites, Internet est un vrai danger. La fluidité n'a jamais aidé à se structurer.
Toutefois — osons la comparaison —, cette manière de naviguer de site en site favorise une autre manière d'aborder le réel qu'Ignace de Loyola propose pour aider à prier, en laissant se faire les associations à partir d'un mot de la prière : «... en tenant les yeux fermés ou fixés sur un endroit, sans les laisser aller ça et là, on dira Pater. Et l'on restera dans la considération de ce mot aussi longtemps que l'on trouvera des significations, des comparaisons, du goût et de la consolation dans les considérations qui se rapportent à ce mot » (252). Les jeunes traduiront : « Tu cliques sur le mot Pater, et tu regardes tous les liens hypertextes qui s'activent dans ta mémoire : quel souvenir, quelle parole, quel visage ? » On parie ici sur le fait que la galaxie des significations ou comparaisons, loin d'embarquer dans un imaginaire déconnecté de toute réalité, produit du sens et donne accès à une part de soi-même en relation avec son histoire et avec Dieu. A partir de quelque chose qui semble éclaté, multiple, mouvant et hétéroclite, du sensé peut être produit, un accès au réel permis. Cette manière de faire présuppose toutefois une intériorité, ou une capacité à repérer et nommer ce qui se passe en soi, ou encore, plus radicalement, la mise en place d'une structure pédagogique d'accompagnement.
Naviguer fabrique donc des tempéraments d'aventurier et de découvreur. Surfer induit une façon décontractée de se rapporter au réel, mélangeant souvent sérieux et ludique. Ce n'est sans doute pas pour rien que l'actuelle génération qui entreprend sur Internet, dans les fameuses start-up ou jeunes pousses d'entreprise, est prête à prendre de gros risques, à partir vers l'inconnu. Certes, ils espèrent gagner, mais, en même temps, ils sont prêts à rebondir ailleurs s'il le faut. Génération sans complexe, dynamique, audacieuse. Génération de sortie de crise ?
 

La séduction du fonctionnement idéal


« Je soutiens que le fonctionnement de l'individu vivant et celui de quelques machines très récentes de transmission sont précisément parallèles (...); ce complexe du comportement est ignoré de l'homme moyen, et, en particulier, il ne joue pas le rôle qu'il devrait tenir dans notre analyse habituelle de la société » 9. Ainsi s'exprime un mathématicien, professeur au MIT, Norbert Wiener, à qui l'on doit les premières recherches sur les lois générales de la communication. A son époque, dans les années 40, des machines automatisaient pour la première fois des fonctions de commande et de décision qui étaient jusque-là l'apanage de l'homme. Leur fonctionnement basé sur un langage propre, échanges de codes et de signes, a alors permis une extension de l'idée de communication aux machines. Depuis, les scientifiques ne cessent de modéliser le comportement et la communication humaine grâce à des machines de plus en plus sophistiquées. Parvenir à une intelligence artificielle n'est plus un rêve : c'est pour bientôt, nous dit-on. Au moment où les scientifiques décryptent le « code » génétique, on nous promet des ordinateurs de plus en plus... humains. Nous pouvons déjà leur parler, et ils comprennent. La suite ? Les bio et nanotechnologies nous le diront.
Le schéma technique pour penser la communication et la relation humaine est devenu omniprésent. Non tant à cause de la multiplication des machines que grâce à l'efficacité des modèles scientifiques qui viennent expliquer, décoder, la manière dont se comportent les êtres humains. La référence idéale de la communication n'est plus alors le tribun de la cité antique, ni l'honnête homme, mais sans doute une communication « zéro défaut », dont seules seraient capables des machines 10. Que reste-t-il alors de vie spirituelle à l'internaute si son idéal de la communication vise à la transparence, à l'efficacité immédiate, à la maîtrise absolue ? Les performances de certains ordinateurs peuvent légitimement faire des jaloux. Mais devons-nous en conclure que leur fonctionnement est l'idéal vers lequel il nous faut tous tendre ? La fascination qu'exerce la perfection des modèles techniques ou mathématiques ne doit pas faire oublier le monde réel dont le confort, certes, est souvent perfectible, mais toujours insatisfaisant. Un exemple parmi d'autres : sur l'ordinateur, toute manipulation malencontreuse ou déplacement involontaire d'objet peut être annulé d'un simple die ; dans le réel, aucun acte, aussi malencontreux ou involontaire soit-il, n'est réversible.

Bien malin qui peut prédire l'avenir d'Internet et son influence durable sur la vie spirituelle des internautes. Après cinquante années d'existence, la télévision est toujours supposée rendre violents les jeunes enfants qui la regardent. Or aucun travail sociologique n'a pu démontrer cette soi-disant évidence. Au contraire, maints travaux mettent en, relief la façon dont une société s'empare d'un média, et, s'en emparant, le transforme. Internet n'échappera pas à cette réalité. Loin de manipuler en direct la vie spirituelle des internautes, il contribuera, à travers des processus sociaux lents et compliqués, à maintenir ouverte ou fermée la porte qui donne accès à la réalité et, par là, à favoriser une vie spirituelle. L'impact du virtuel ne fait que commencer.



1. « Internet » abréviation anglo-américaine d'« mterconnected networks » regroupant aujourd'hui des dizaines de milliers de réseaux d'ordinateurs répartis dans le monde enuer
2. Document (texte ou image) comportant des liens vers d'autres documents (texte, image, son, courrier électronique ) Son nom anglo-américain, web (littéralement « toile »), décrit le réseau que constituent des millions de documents hypertextes reliés entre eux (le sigle www signifie d'ailleurs « world unde web » • toile d'envergure mondiale)
3. « Lieu » d'échanges de messages électroniques Chacun peut lire les contributions envoyées par les autres, y répondre en envoyant son message, ou encore apporter une nouvelle contribution Les messages peuvent être envoyés anonymement ou non. L'utilisation de pseudonymes est fréquente Dans certains forums, les messages envoyés transitent d'abord chez un modérateur qui décide ou non de leur publication.
4. Représentation graphique d'un internaute dessiné ou choisi par l'intéressé Ce mot, d'origine hindoue, désignait chacune des « descentes » ou incarnations du dieu Vichnou sur terre
5. Patrice Fhchy, Le Monde, 11 octobre 2000
6. A l'issue d'une des retraites organisées par « Notre-Dame du Web », centre spirituel ignatien sur Internet, six personnes ont créé un tel groupe trois de France, une du Québec, une d'Haïti et une de Patagome (Argentine)
7. Joël de Rosnay, « Les navigateurs des hypermédias », Dossier de l'audiovisuel, n°64, novembre 1995, p. 22.
8. Traduction de cyberspace, mot inventé par le Canadien William Gibson dans son roman de science-fiction Neuromancier ( 1984), qui traite de la mise en réseau d'ordinateurs intelligents.
9. Norbert Wiener, Cybernétique et société, Deux-Rives, 1952, p. 28
10. Un site internet améneain propose un service de prière. Moyennant quelques dollars, des ordinateurs prient à vos intentions en générant automatiquement un assortiment de prières. Les moulins à prière électroniques numérisent déjà la relation entre l'internaute et Dieu.