Comme tout ce qui compte dans l'ordre de la pensée, la mort demande à être prise d'abord dans sa dimension d'expérience et de fait. L'homme est mortel : voilà qui s'inscrit en lettres de feu et de cendres à l'horizon de toute réflexion sur « le sens de l'existence ». Il me souvient d'un prédicateur, pas si ancien que cela, qui commençait par ces mots un discours solidement charpenté : « Nous mourrons tous, mes frères : l'Ecriture le révèle, et l'expérience le confirme... » Encore que nul ne puisse jamais être, à strictement parler, contemporain de sa propre mort : la connaissance que nous en avons ne peut être qu'indirecte, dans l'étonnement ou dans la brûlure que cause en nous la disparition de nos proches. A moins qu'il ne s'agisse d'une intuition de fond qui s'éprouve au lointain du coeur — mais c'est là une autre affaire... Communément, donc, le discours que nous risquons à son propos ne manque pas d'être boiteux, même lorsqu'il se garde des pièges de l'imaginaire. Mais, au vrai, les seules réalités dont il soit nécessaire de parler, ne sont-elles pas paradoxalement celles qui relèvent de l'indicible ?
J'ai entendu un médecin, familier de cet indicible, dire un jour, en guise de « consolation » face à un départ, ces paroles d'une sagesse teintée de stoïcisme : « Nous ne sommes pas programmés pour vivre éternellement. » Il parlait alors, bien sûr, de notre vie présente, enracinée dans un substrat corporel inéluctablement soumis à naissance, croissance, dépérissement, disparition — « dévastation » (Verwiistung) en somme, si l'on reprend le mot d'un Hegel. Ce qui, certes, est de l'ordre du scandale — il ne faut pas biffer cette dimension des choses —, tant s'éprouvent comme une offense aux forces de vie cette rigidité, cette cessation de toute parole, ce passage au-delà du miroir sans tain qui dérobe l'essentiel à nos yeux. Mais il convient aussi de se demander ce que pourrait signifier un devenir sans terme — un mouvement arraché à tout centre de gravité, à tout accomplissement, pour se prolonger dans l'indéfini d'un temps « sans cesse recommencé ». Il se pourrait en effet que la prise en compte de ce terme nous renvoie à notre origine ; la question vers où me faut-il aller ne s'éclairerait alors que si je me demande sérieusement d'où je viens. En sorte que l'être-pour dont parle un Heidegger, et qu'il spécifie pour son compte comme un « être-pour-la-mort » (sein-zum-Tode), serait plus fondamentalement un « être-pour-la-vie » — parce qu'il est d'abord et avant tout un « ëtre-depuis »...
A remettre toutes choses dans leur vraie lumière, dans la perspective de leur dignité congénitale, c'est parce que l'on vit que l'on meurt. Un propos qu'il ne faut point entendre seulement comme une vérité de La Palice : le parce que, en l'occurrence, ne signifie pas seulement une antériorité chronologique de ce qui un jour doit cesser, mais une ordination intrinsèque de la vie à son propre accomplissement — dont il n'est sans doute pas assez de dire qu'il passe par la mort ; peut-être faut-il oser affirmer que la vie véritable, incluant la mort en elle, se maintient à ce compte dans l'expérience du terme lui-même ; et suggérer alors que la « vie de l'esprit », ainsi que l'écrit Hegel, est « la vie qui supporte la mort et se conserve dans elle » 1... Mais qu'est-ce à dire, si l'on veut dépasser le stade d'affirmations de principe par quoi l'on tenterait de se prémunir contre l'insensé inéluctable ?

Une trame négative


« Ne dites jamais qu'un mortel est heureux avant qu'il n'ait franchi les portes de l'Hadès. » Ainsi s'exprimait-on au beau temps de la sagesse grecque ; ainsi l'ont redit sous d'autres formes des siècles de foi chrétienne, attentifs à la trame négative sur laquelle se tisse la chaîne des événements qui composent une vie. Est-ce là seulement conscience de l'extrême fragilité de nos intentions et de nos actes ? Il se pourrait qu'il y ait en cela autre chose que défiance à l'égard de soi-même, si légitime soit ce sentiment. Notre vie est faite de multiples morts, dont la somme n'atteint certes pas l'intensité de ce qu'un jour il nous faudra affronter « pour de bon », mais qui ne manquent pas d'en être un avant-goût ou, plus sobrement, une annonce. L'habit que, ce jour-là, il nous faudra endosser, et qui ne sera pas forcément taillé à la mesure de notre désir — Bernanos, dans le Dialogue des carmélites, use d'inoubliable façon de cette métaphore —, n'aura-t-il pas pour matière, de toute nécessité, le tissu que nous aurons confectionné au long des jours en embrassant toutes choses dans la liberté de la distance intérieure ? Lorsque la Parque, pour rester un instant encore dans l'aura de la Grèce, tranchera le fil de notre vie, alors apparaîtra le solde de tout compte ; et ce qui demeurera en promesse de vie, c'est ce qui de notre existence aura été dépensé dans l'identification paradoxale de la réception et du don en retour — car l'on ne donne vraiment que ce que l'on reçoit, et l'on ne reçoit comme il faut que ce que l'on donne en toute largesse de coeur : ce qui inscrit déjà, au centre de la vie, ce détachement qui est de l'ordre de la mort — certaine identité foncière entre la qualité de notre mort et le gain d'une plénitude de vie.
Et donc la mort s'insinue dans la trame de nos existences. Mieux, elle en est partie prenante, et l'on peut même penser qu'elle constitue le plus précieux de son affirmation. Et pourtant, elle est aussi ce qui l'interrompt, ce qui en coupe le fil ; et cette expérience ultime, lorsqu'elle ne vient pas en continuité avec une vie qui se déroulerait à ce niveau de conscience, n'a pas ordinairement cette consonance qui faisait dire à un Jean de la Croix s'adressant à son Dieu à l'extrême de son désir de vie : « Brise la toile de ce rencontre heureux » 2. De là pourtant cette lumière à laquelle le philosophe se doit d'avoir accès : son être-pour-la-mort, dans lequel il déchiffre une destination de fait, est à interpréter d'abord et avant tout, ainsi que déjà il fut dit, comme un être-pour-la-vie — parce que de cette vie nous provenons et que d'elle nous recevons le dynamisme qui nous porte, selon une cohérence qu'il nous revient de déchiffrer et de faire, vers ce terme qu'il doit être possible d'interpréter comme son accomplissement.
 

Le silence de la mort


Notre regard sur cet événement du terme ne peut être vrai que s'il procède de cette expérience selon laquelle les mille morts que nous connaissons chaque jour sont abordées comme une incitation à rebondir, à inventer de nouveaux chemins, à trans-former les circonstances, bref à vivre de façon plus intense jusque dans les situations que nous éprouvons comme les plus contraires. Tout cela ayant valeur, pourrait-on dire, d'apprivoisement, d'orientation toujours plus réfléchie — jusqu'à devenir orientation-réflexe — vers la capacité qu'a l'homme, par la parole et par l'action, d'inverser le cours des choses, chaque fois qu'il se peut, chaque fois qu'il se doit. Pour autant que, de façon paradoxale, nous nous serons ouverts à ce que l'on peut appeler la logique de la question, comme à une remise en cause de soi en profondeur, à l'abîme de l'autre qui nous constitue.
Qui nous assurera pourtant qu'en changeant d'échelle l'épreuve de la mort ultime ne change pas aussi de nature ? Sommes-nous donc livrés à la seule logique du pari ? Car, la dernière heure venue, les oppositions ne relèvent pas seulement d'un plus ou d'un moins qui se dirait à travers des nuances, mais tout s'inscrit, dans l'apparence des choses, en termes simples et exclusifs de présence et d'absence, de parole et de silence, de progrès et d'arrêt. C'est ce véritable scandale devant lequel il faut se tenir, sans édulcorer aucune de ses composantes : un être de parole devient muet pour jamais, le mouvement se fige dans la rigidité des tissus, tout désir de communication bute sans remède sur le mur tout à coup dressé en travers du chemin — et l'on sait bien que le désir doit faire ici relâche, et que tout effort est vain qui voudrait prolonger ou renouer la communication interrompue. C'est même souvent ce qui est le plus déconcertant pour ceux qui restent : devoir consentir à ce qu'il faut bien appeler une rupture, avec le sentiment parfaitement fondé de l'irréparable. Jamais plus.
Le silence de la mort est massif et sans faille. Les « expériences » indécises que l'on évoque aux limites de l'étrange ou du parapsychologique ne peuvent entamer ce fait brut que nul ne saurait équarrir. Quelqu'un était et n'est plus — c'est tout. Les expressions ne manquent pas qui savent se tenir à ce niveau de vérité première — ainsi cette méditation lucide d'un philosophe-poète confronté avec une telle disparition : « Perdre un très proche, c'est être pris dans cette expérience " incroyable " de dissipation, comme un Cosinus de laboratoire, de science-fiction, qui aurait, par mégarde enclenchant l'anéantiseur, vaporisé une substance. " Mais n'y avait-il pas là, ici, quelqu'un, quelque chose... ? " " Non, rien... " Mis en disparition le disparu, effacé par l'entre-vivants, les rangs se sont resserrés, c'est toujours le même spacieux, le même vide plein... Un seul être vous manque et rien n'est dépeuplé. Viduités » 3. Désolation de l'absence sans remède : « Où ton inexistence était si forte. Elle était devenue forme d'être » 4.
 

Regarder en face


L'inexistence comme forme d'être : un lieu vide qu'il ne faut point déserter. Une absence qu'aucun imaginaire ne saurait conjurer. C'est cela qu'il importe de regarder en face, surtout si l'on espère déborder ce fait — non pas en transitant au-delà de lui, mais en quêtant révélation de ce qu'il implique en lui-même. Une association qui mérite tout éloge s'attache à humaniser les derniers instants de la vie en combattant, autant que faire se peut, les souffrances qui l'accompagnent communément — celles du corps et celles de l'esprit. L'idée d'« accompagner les mourants », dans une présence faite d'attention et de respect qui sache s'interdire de proposer des consolations simplistes, a germé ces dernières décennies comme un signe patent d'une maturation de l'humain. Mon seul regret est qu'elle se soit donné une consigne ainsi formulée : Jusqu'à la Mort Accompagner la Vie (JAMALV). Ce qui risque de s'entendre de la sorte : tant que « la vie » est là, il faut l'accompagner — la favoriser, l'aider à se poursuivre et même à se développer ; et ce « jusqu'à la mort », qui apparaît alors comme la cessation de toute vie.
Certes, ce qui vient d'être dit touchant le respect nécessaire du silence, de l'absence, peut — et même doit — s'entendre ainsi par priorité. Mais ne faut-il pas conjuguer ce rude constat avec ce qui fut avancé au préalable : le fait que cette vie accompagnée jusqu'à son terme est elle-même tissée de mille morts, et que par conséquent, en butant sur ce mur, elle est aussi en mesure — peut-être — de reconnaître là même où elle vient à cesser quelque chose qui ressortit à son essence ? Le philosophe ne saurait ici céder à quelque simplification, au bénéfice d'une espérance trop facile, mais pas davantage donner prise à cette néantisation à mettre au triste crédit d'un Cosinus de laboratoire. Qu'est-ce donc que l'on voit lorsqu'on accepte ici de regarder en face ?
Ce que l'on voit — ce que l'on peut voir — ne serait-ce pas justement l'image démesurément agrandie de cette négativité essentielle qui est au coeur de la vie même ? Avec cette conséquence : si la vie ne s'entend que de morts accumulées — de « morts » intimes qui peuvent être vécues comme autant de libérations —, l'événement dernier sur lequel elle bute et qui, à un premier niveau, la met en échec, ne peut-il pour sa part retenir quelque chose de cette positivité qui trouverait en lui à s'accomplir ? En sorte que, comme l'on a été attentif à la présence réalisante de la « mort » au coeur de toute vie, l'on en vienne aussi à appréhender la présence intime de la vie dans et de la mort ? Une expression bien osée, certes, mais auprès de laquelle il vaut la peine de séjourner pour tenter de pénétrer sa signification.
Une vie dans et de la mort.
Face à un événement aussi strictement individualisé — toute mort est éminemment singulière —, l'on ne peut certes s'en tenir à un discours qui resterait d'ordre générique. Pour autant, cette infinie diversité phénoménale, quand elle accède au langage, pourrait bien appeler certaine pondération, au sens où toutes les morts n'ont pas, si je puis dire, la même transparence, la même capacité de révélation de ce que peut signifier la mort. Sous toutes les latitudes, dans tous les systèmes de pensée ou de croyance, on mettra au sommet ce que l'on peut appeler « la mort du patriarche », l'être repu de jours et de sagesse — une mort qui donne sens à ce que l'on risquera d'appeler les morts « prématurées » dont sont hélas victimes tant et tant d'humains : ces morts à contre-temps, à contre-sens, qu'il faut s'efforcer de penser au pluriel en les com-prenant à la lumière de ces disparitions qui surviennent en couronnement d'une vie exactement remplie.
La mort, dit-on, vient toujours trop tôt. On peut le penser quand on mesure la tâche accomplie à l'aune du désir qui gît au coeur des hommes. D'ailleurs, ce passage — si passage il y a — implique des arrachements, qui ne se font pas communément sans douleur. « Encore un quart d'heure, Monsieur le bourreau ! » Qui pourtant, et parfois au plus près, n'a été témoin de ces morts paisibles et désirées — pas seulement la « mort d'amour » des traditions mystiques, mais la disponibilité bouleversante de qui, achevée sa journée de travail, choisit de ranger sa boîte à outils et de remiser ses plans ? Le désir de mort n'est pas toujours morbide. Probablement est-il plus fréquent qu'on ne pense, et peut-être même est-il, à l'obscur de la conscience, la condition sine qua non de l'engagement de ce processus. Le philosophe Michel Foucault écrit en substance : on dit que l'on meurt de maladie ; je crois bien plutôt que l'on attrape une maladie quand on a décidé de mourir...
Il est vrai, on peut « décider de mourir » par dés-espoir, par désintérêt au regard de la vie que l'on mène, celle qui vous est imposée par la disgrâce des temps — souffrances du corps ou de l'esprit, trahison d'amitiés les plus chères, sentiment d'échec, tout horizon plombé — mais aussi, de façon positive, pour clamer sa foi dans une victoire collective sur les forces d'oppression. La mort volontaire, longtemps tenue sans nuances comme lâcheté coupable, n'est pas toujours de l'ordre d'une démission, surtout lorsqu'elle prend la figure de cette décision politique que l'on charge d'une efficience supérieure, hors d'atteinte, pense-t-on, par toute autre voie. Le sacrifice d'un Jan Pallach, à Prague, n'a pas été sans influencer l'esprit de la « révolution de velours » qui libéra ce pays de la dictature... On ne peut porter de jugement définitif sur un tel geste. Mais on peut y voir un cas exemplaire qui témoigne de ce que les valeurs qui animent les hommes sont perçues par eux comme ayant une autre portée que la pérennisation des limites communes.
Peut-être est-ce ainsi que l'on peut entendre le mot de Claudel affirmant que la lutte éternelle entre la chair et l'esprit n'est pas à sens unique, et qu'elle peut prendre figure d'une requête de l'esprit contre la chair. Ainsi lisons-nous, dans la courte préface au Partage de midi : « La chair, selon que nous en avons reçu avertissement, désire contre l'esprit, et l'esprit désire contre la chair. Le premier aspect de ce conflit a fait l'objet de toutes sortes de poèmes, romans et drames. Mais, d'autre part, est-il sûr que la cause de l'esprit qui désire contre la chair ait jamais été plaidée dans toute son atroce intensité, et, si je puis dire, jusqu'à épuisement du dossier ? » Une interrogation qui ne vaut pas seulement pour un choix de nature religieuse ou sublimement humaniste, mais qui a son répondant dans la conscience d'un chacun, au plus vrai de son désir.
Je sais bien qu'à citer ces mots dans le contexte de la réflexion présente, qui concerne le sens ou le non-sens de la mort, je leur fais dire autre chose que ce qu'ils portent immédiatement. Le drame qui se trouve évoqué dans la sobriété de cette confession théâtrale est en effet d'autre venue, et met en scène le flamboiement du désir face à l'interdit de la loi ; mais, à ce titre, il a justement rapport à la mort — ne diton pas que l'amour est « plus fort » qu'elle ? —, en sorte qu'une analogie parlante pourrait et devrait jouer ici à plein. La question que pose la mort, dans l'immédiateté de son phénomène, ne procède-t-elle pas d'une disjonction évidente entre ces deux éléments de notre être que l'on nomme, précisément, l'esprit et la chair ? Ce qui s'annonce dans le fait que la chair — tout souffle éteint, tout esprit disparu — vient à se dé-composer, pour recourir à un vocable dont la violence touche au plus près la réalité de l'expérience. On serait alors fondé à se demander si l'extinction de l'esprit est la résultante de la dissolution d'un corps organique dont il ne serait que l'épiphénomène parlant — le mouvement d'une machine s'arrête lorsque ses rouages sont par trop usés — ou si cet esprit, même si l'on s'interdit de le penser comme une entité « séparée », ne joue pas quelque rôle, aux derniers temps de la vie, pour déclencher en quelque façon l'événement de la mort...
 

La vie de l'esprit


Il est dangereux de s'aventurer en pareille réflexion, dans la mesure où elle pourrait aisément engendrer à nouveau un discours de type dualisant qui parierait sur des valeurs d'esprit en faisant bon marché de leur inscription nécessaire dans les méandres de la chair. Comment donc éviter pareille abstraction, tout en faisant droit aux propos de Hegel : « Ce n'est pas la vie qui s'épouvante devant la mort et se garde pure de la dévastation, mais celle qui la supporte et se conserve dans elle qui est la vie de l'esprit » ?
Notons d'abord que cette affirmation se situe justement aux antipodes de tout dualisme, dans la mesure où elle récuse l'option qui ferait chercher la « vie de l'esprit » du côté d'un retrait par rapport à l'expérience commune de la mort. Attitude dérisoire que celle-là : car la mort finit par rattraper celui qui voudrait se mettre à l'abri de ses coups. Nous savons bien, au fond, l'inanité de ces tentatives désespérées qui viseraient, au sens propre, à geler la vie présente, pour prendre rendez-vous avec on ne sait quel avenir qui aurait inventé des remèdes pour les morts qui nous menacent ; et l'industrie macabre qui naîtrait de cette illusion, outre les contraintes financières qui la limiteraient d'évidence, ne ferait que figer l'angoisse ressentie devant la « dévastation » de la mort.
L'alternative à pareille illusion, dans le jugement auquel il est fait référence, fait appel à deux vocables qui se renforcent et s'éclairent l'un l'autre : la « vie de l'esprit » est celle qui supporte la mort et se conserve en elle. Comment entendre cela, sans mauvaise abstraction ? La suite du texte cité apporte quelque commentaire : l'esprit, est-il dit, « ne gagne sa vérité qu'en tant qu'il se trouve lui-même dans le déchirement absolu ». Un autre terme vient alors éclairer, autant que faire se peut, cette visée paradoxale ; il est introduit, une fois encore, par une considération négative : « Cette puissance, il ne l'est pas comme le positif qui se détourne du négatif, comme lorsque nous disons de quelque chose : ceci n'est rien, ou faux, et alors, en en ayant fini, nous passons de là à quoi que ce soit d'autre ; mais il n'est cette puissance qu'en tant qu'il regarde ce négatif en face [et] séjourne près de lui. Ce séjourner est la force magique qui le convertit dans l'être. »
Séjourner
dans la mort ? On pourrait dire, avec quelque cynisme : le moyen de faire autrement ! Mais ce n'est pas de consentement primaire qu'il est ici question, ni de résignation à l'inéluctable, mais d'une conviction que l'on pourrait énoncer ainsi : l'individu que je suis/ qui se définit par son « être-là », essentiellement limité dans l'espace et dans le temps, est le phénomène de l'être singulier que dessinent et construisent peu à peu l'exercice de mon intelligence et l'engagement de mon vouloir — cela même que Hegel appelle le sujet. Cette singularité, par définition pourrait-on dire, implique comme telle le particulier et l'universel, et la mort de l'individu peut être vue comme la venue au jour de l'universalité concrète au coeur même de cette particularité. La face positive de la disparition à laquelle il faut alors consentir est la remise de soi-même à cet universel dont le chiffre est la continuité d'une histoire dont l'écriture à venir est lourde de toutes les esquisses dont nous sommes comptables en tant justement qu'individus en devenir de singularité.
Sont-ce là des propos qui relèveraient tout uniment d'une foi religieuse ou autre ? Rien n'est moins sûr. Pas plus que le fait que l'on devrait recourir, pour les comprendre, à ce que l'on a appelé la logique du pari. Il y a à la fois plus et moins. Moins, parce que pareille conviction ne peut être purement et simplement convertie en une certitude, ainsi qu'on l'attend — à tort, bien sûr — d'une option positive sur une « autre vie » par-delà la mort ; mais plus cependant, dans la mesure où une lumière nouvelle peut rejaillir de là sur la totalité de notre vie, laquelle, note encore Hegel, acquiert alors liberté par rapport à « l'immédiateté abstraite », et par là s'appréhende comme « la substance véritable, l'être ou l'immédiateté qui n'a pas la médiation en dehors d'elle, mais est celle-ci même ». La différence du vocabulaire est alors patente : pour la foi religieuse, la mort est un passage, à peine allongé par l'évocation d'un temps de purification par-delà la mort, alors que l'on parle ici de la nécessité de séjourner en elle, c'est-à-dire d'entrer dans une autre économie où la vie n'est plus l'autre de la mort, mais vie dans et de la mort même.
D'où la lumière dont s'éclaire l'existence commune, l'être-pour-la-mort — rendons justice à Heidegger — étant à la fois expression et révélation d'un être-pour-la-vie que l'on ne dira pas plus fondamental, puisqu'aussi bien ces deux lexies ont exactement même contour et même poids ; entre les deux, l'espace d'une liberté qui s'efforce de transcrire sans cesse davantage la réalité de l'individu que nous sommes dans celle de l'être singulier dont celui-ci est le chiffre. C'est pourquoi la qualité d'une vie se mesure à la capacité que l'on a de penser à la mort et, plus radicalement, de penser la mort 5, de l'apprivoiser en somme, pour, le temps venu, se glisser en elle afin d'éprouver, nous dit le philosophe, la médiation dans l'immédiateté elle-même — entendons : la vérité d'une distance, en nous, entre le particulier et l'universel qui nous habite et nous constitue. Comment penser, en dehors de cela, la légitimité de ces actes d'héroïsme que l'on met au crédit d'une humanité achevée — le sacrifice éventuel de l'individualité pour une cause qui la dépasse en même temps qu'il la constitue ?
 

Retour sur le négatif


Parler de « vie de l'esprit », ce n'est donc pas choisir une part de l'homme — une part censée plus noble — contre l'autre, mais viser leur intégration dans cette réalité qui est plus que le corps et plus aussi que l'âme, pour s'en tenir aux composantes de l'« hylémorphisme » 6 traditionnel. L'esprit, osera-t-on dire, implique en effet la mort sans retour et du corps et de l'âme — si l'on veut bien entendre cette affirmation, non pas comme l'expression d'un matérialisme du premier degré, mais, presque au contraire, comme l'affirmation de l'enracinement des deux parts de notre être dans une réalité qui signe leur inséparabilité pour le temps et, pourrait-on dire, pour l'éternité.
Certes, des siècles de christianisme, mais aussi d'autres options religieuses, ont popularisé l'idée d'une âme se séparant du corps pour vivre de sa vie propre ; et l'iconographie a su traduire cet échappement de l'âme sous la forme d'un être nouveau — un enfant — libéré par le dernier souffle. Représentation émouvante, que venait racheter, il est vrai, l'idée de retrouvailles, au dernier jour, entre cette « âme » et son corps, un instant séparés. Là contre, pourtant, il est sans doute plus vrai de dire que si tout doit (re)vivre, c'est parce que tout en l'homme et tout de l'homme vient à mourir. Encore une fois, l'éternité de l'homme, pour qui fait l'option des valeurs d'esprit, n'appelle en rien une simple pérennisation — et encore, seulement partielle — de l'homme tel qu'il vit actuellement. Elle tient plutôt dans l'accomplissement du pacte originel que chacun passe avec la vie au moment de sa naissance : « Dès le commencement, le sujet se promet : je ne te quitterai plus. Or la vie quitte le sujet, mais le sujet ne se quitte pas. La promesse est tenue ; la vie prend l'allure de la mort et prononce la sentence : arrête-toi ! Et comme le condamné baisse les paupières, on ne le voit pas garder son secret » 7.
Cette « intériorisation de la mort » est « contemporaine de l'affirmation de l'esprit dans son autoconscience, et le marque de l'ampleur de sa force négative » 8. Nous retrouvons ici noue point de départ : le fait que l'on ne puisse jeter un regard de vérité sur sa propre mort que si celle-ci est éprouvée par avance dans le continuum de la vie, dans le négatif qui l'habite et la fonde, dans la distance intérieure et la liberté qu'elle appelle. Sans doute est-ce cela que visaient les grands philosophes et humanistes que furent souvent les mystiques de toute obédience lorsqu'ils mettaient en valeur le détachement ou l'essentielle déprise qui donnent à la vie de l'homme sa réelle profondeur — l'assurance d'un accomplissement de sa vie dans et de sa mort 9.




1. Phénoménologie de l'esprit, trad G Jarczyk et P -) Labamère, Gallimard, 1993, p 94
2. OEuvres complètes, Desclée de Brouwer, 1967, p 717
3. Michel Deguy, A ce qui n'en finit pas Thrène, Seuil, 1995
4. Jacques Roubaud, Quelque chose noir, Gallimard, 1986, p 18
5. Titre d'une étude de G Jarczyk, Le Cahier du Collège international de philosophie, n" 7, avril 1989, pp 133-148
6. Doctrine philosophique qui affirme que toute réalité est constituée par l'articulation d'un donné sensible et d'un principe immatériel qui l'organise et lui confère son unité
7. Pierre-Michel Klein, cité par G Jarczyk, loc cit, p 136
8. G Jarczyk, loc cit, pp 136-137
9. Cf Maître Eckhart, Les traités et le Poème, trad G Jarczyk et P-J Labamère, Albin Michel, 1996, pp 175-192