Si j'avais un intellect tel que toutes les images que tous les hommes ont jamais accueillies, et celles qui sont en Dieu lui-même, se trouvent dans mon intellect, et si j'étais à leur égard sans attachement de sorte que, dans ce que je fais ou omets, je n'aie retenu aucune d'elles avec attachement, avec un avant et un après, et que, au contraire, dans ce moment présent, je sois libre et dégagé pour la très chère volonté de Dieu, afin de l'accomplir sans cesse, en vérité, je serais vierge sans être entravé par aucune image, aussi véritablement que je l'étais quand je n'étais pas...
Or notez-le et soyez attentifs ! Si l'être humain était toujours vierge, il ne produirait aucun fruit. Pour qu'il soit fécond, il est nécessaire qu'il soit femme. « Femme » est le mot le plus noble que l'on puisse attribuer à l'âme, bien plus noble que vierge. Que l'être humain accueille Dieu en soi, c'est bien, et dans cet accueil, il est vierge. Mais que Dieu devienne en lui fécond, c'est mieux, car la fécondité du don est seule la reconnaissance pour le don et alors l'esprit est femme dans la reconnaissance qui, à son tour, enfante Jésus en retour dans le coeur paternel de Dieu...
Tout attachement à une oeuvre quelconque... t'enlève ta liberté d'être à la disposition de Dieu dans ce moment présent et de le suivre seul dans la lumière par laquelle il t'invite à agir ou à omettre [lâcher prise], libre et nouveau à chaque moment présent, comme si tu n'avais, ne voulais ni ne pouvais rien d'autre...
Une vierge qui est une femme, libre, sans lien, sans attachement, est en tout temps également proche de Dieu et d'elle-même. Elle porte beaucoup de fruits et ils sont grands, ni plus ni moins que ne l'est Dieu lui-même. Cette vierge, qui est une femme, produit ce fruit et cette naissance et elle produit ce fruit tous les jours cent fois ou mille fois, même d'innombrables fois, enfantant et rendue féconde à partir du fond le plus noble ou, pour dire mieux, à partir du même fond où le Père donne naissance à son Verbe éternel ; elle est devenue féconde, participant à cette naissance.
Maître ECKHART
(SUT Marthe et Marie)
Sermons I, Seuil, 1974, pp. 52-53