Il faut quelque naïveté ou témérité pour oser parler de la pensée médiévale qui se développe sur un millénaire, et n'a pas l'unité qu'on lui suppose et la cohérence qu'on veut bien lui accorder. Cette pensée est multiple, contradictoire et souvent hétéroclite, et si elle révèle une rationalité aussi exigeante et rigoureuse que la nôtre, cette rationalité nous déconcerte toujours par les objets auxquels elle s'applique et les évidences sur lesquelles elle s'appuie. En étudiant cette pensée, on découvre assez vite l'étrangeté du monde dans lequel on pénètre : les hommes du Moyen Age vivaient, pensaient, sentaient, aimaient et mouraient d'une manière qui nous est devenue étrangère, et leur rapport au monde était radicalement différent du nôtre.
Il est cependant légitime et nécessaire de parler de la pensée médiévale. Légitime, parce qu'il y a, en deçà des différences et des contradictions entre les auteurs et les oeuvres, un fil plus ou moins ténu qui permet de comprendre le mouvement de cette pensée. Le christianisme, en effet, assure le dynamisme de cette pensée et l'unifie peu à peu en instaurant une culture commune. Et c'est surtout nécessaire, parce que nous vivons dans l'oubli de cette pensée dont nous sommes au moins aussi dépendants que de la pensée grecque. Et retrouver le Moyen Age, c'est entrer dans une vie et une pensée qui nous interpellent et nous provoquent à penser à notre tour.
Aussi, pour parler de la liberté, je commencerai par évoquer le mouvement de la pensée médiévale, l'effort de cette pensée pour se libérer de ce qui en elle l'empêche de penser, effort qui l'amène progressivement à une véritable conversion ou révolution. Je montrerai alors comment, à propos de la liberté, les penseurs médiévaux se libèrent peu à peu des schèmes théologiques issus de leur foi chrétienne, qui les conduisaient à penser la liberté de l'homme sur le modèle de la liberté angélique, pour s'avancer dans la pensée risquée d'une liberté proprement humaine.
 

Le mouvement de la pensée médiévale


Les médiévaux pensent dans une culture et un temps que nous avons oubliés. C'était un temps d'évidences et de certitudes qui ne ressemble guère au nôtre. Alors, l'homme était un être qui ne pouvait exister sans Dieu : on enseignait cette vérité « évidente », on essayait de la vivre, et, la plupart du temps, on y croyait. En ce temps, le souci de rationalité était mis en oeuvre par le désir de Dieu qui était la trame presque visible de toute l'existence humaine. Concrètement, tout homme vivait avec Dieu, ou avec ses idoles de Dieu. Et la raison occidentale, née au seuil du second millénaire, se donnait pour tâche de dénoncer ces idoles, en décrivant l'errance infinie du désir sans Dieu, à travers des mises en scène souvent dramatiques, parfois mélodramatiques à nos yeux.
Ainsi s'est élaborée une anthropologie nocturne du péché et de la grâce, qui tient davantage du récit supposé historique ou de la description psychologique que de l'analyse rationnelle et objective. A l'errance pécheresse du désir, on opposait la seule aventure qui vaille, celle de l'amour de Dieu. L'anthropologie est alors spirituelle ou théologique, et son plus beau fleuron littéraire est sans doute l'oeuvre de Bernard de Clairvaux. La seule philosophie qu'on enseigne et admette est cette « philosophie du Christ », dont la philosophie des Grecs apparaît comme une bribe dérobée par le diable, comme l'avait dit depuis longtemps Clément d'Alexandrie dans les Stromates. En dehors de cette philosophie, toute pensée est une pensée vide, et il n'y a pas de salut ni de vérité pour l'homme, puisque manque toujours ce sans quoi l'homme ne saurait vivre, penser et même parler.
La grandeur et la séduction de cette pensée sont dans la rigueur avec laquelle elle articule l'histoire des hommes et de chaque homme avec la transcendance qui la fonde. Ses limites sont dans la négligence ou l'oubli où elle se tient de cette histoire elle-même. L'absolu est toujours ce qui, dans l'existence concrète de l'homme, manque encore mais est espéré avec foi et passion. Il n'est pas encore ce que les hommes reçoivent déjà dans la circulation des rapports sociaux. Le désir de l'homme d'exister pleinement est une vocation de son être à Dieu, il n'est pas encore une dévotion au monde.

A partir du xiie siècle, le développement urbain, les changements économiques, la découverte des oeuvres d'Aristote viennent briser l'harmonie de ce monde « monastique ». Des penseurs « universitaires » vont appliquer au monde et à la vie de l'homme cette exigence de rationalité qui animait la relation de l'homme à Dieu. Ces penseurs (et, parmi eux, le plus grand, Thomas d'Aquin) inscrivent et décrivent cette « dévotion » au monde et cette attention à la finitude, qui vont finalement donner naissance aux temps modernes. Ayant lu et médité les oeuvres du Philosophe, Thomas brise le rêve millénaire d'un homme entrant dans la communion immédiate avec Dieu. Il cesse de considérer l'homme comme cet ange déchu, embarrassé de son humanité historique et enlisé dans la matière corporelle.
Thomas, à l'école d'Albert le Grand, apprend que l'existence humaine, en dehors de sa référence à Dieu, n'est pas abandonnée au non-sens et à l'absurde, sans pour autant cesser d'être fragile et mortelle. Mais cette finitude de l'homme, reconnue et assumée, est aussi sa chance. Elle ne résulte pas, comme on se plaisait alors à l'enseigner en répétant Platon, d'une chute de l'âme dans le corps à la suite d'une sorte d'accident historique auquel l'homme aurait pu échapper et dont il ne peut se relever sans la grâce de Dieu. Pour Thomas, l'homme n'est pas un ange imparfait parce qu'il a un corps et que le corps le fait entrer dans une aventure de déchéance à laquelle il ne peut échapper que par ce coup de force qu'est la mort. L'homme est un être fini qui est un corps, et « l'âme est dans le corps comme contenant et non pas comme contenue par lui ».
Cette affirmation de la Somme théologique (la, q. 52, a. 1) résume parfaitement la révolution anthropologique proposée par Thomas, révolution que nous n'avons peut-être pas encore accomplie, ni même comprise. Le corps est dans l'âme, et, dans l'âme, il en est la limitation interne et essentielle.
On peut dire qu'alors naît vraiment une anthropologie cessant d'être l'envers obscur de la théologie. L'homme qui apparaît, et dont Thomas entreprend la description à l'aide d'Aristote, ne peut aller de soi à soi qu'en s'ouvrant et en accueillant dans sa sensibilité un autre que soi : le monde. Pour exister, l'homme doit se donner un monde, en se donnant au monde et en devenant le monde. Thomas ne cesse de répéter que, « d'une certaine manière, l'homme est toutes choses ». Parce qu'il n'est rien, l'homme peut et doit devenir tout, dans le mouvement de son désir et de sa connaissance sensible et intellectuelle, dans le mouvement de son existence tout entière. Alors seulement, il peut venir à lui-même et devenir lui-même. La finitude de l'homme est le mode d'être unique d'un être qui, pour être lui-même, doit « être-au-monde ».

Cet « être-au-monde » de l'homme, Thomas en voit l'expression essentielle dans un « être-pour-1'autre-homme », qui réalise le désir naturel de la communauté. Celle-ci est la médiation privilégiée qui réalise la seule proximité possible et non rêvée de l'homme avec l'être et avec Dieu. Mais ici, dans le processus social et politique comme dans toutes les régions de l'être que l'homme investit et explore, plus encore que dans toutes ces régions, l'homme se reconnaît comme dépassé par une transcendance qui le fonde en lui donnant d'être. Dans l'existence politique comme dans la religion, l'art et la pensée elle-même, l'homme rêve d'une présence totale, d'un autre mode d'être et de présence qui lui permettrait d'exister dans une sorte de coïncidence heureuse avec son être essentiel. Mais Thomas nous enseigne que ce rêve est un mauvais rêve qui tourne au cauchemar si on s'y abandonne.
L'homme ne saurait atteindre cet horizon qu'il voit émerger devant lui, il ne saurait vivre la douceur heureuse d'une communion dans une communauté enfin pacifiée et définitivement réalisée. Il faut renoncer à ce rêve du paradis et dans l'espace ouvert de cet horizon, travailler à changer la réalité quotidienne. Cette transcendance qui se profile et ouvre l'horizon annonce seulement que notre situation n'est pas sans issue, qu'elle est et doit être l'évocation d'un autre monde qui serait enfin un monde pleinement humain. Alors seulement, l'homme, chaque homme, peut entreprendre cette tâche du monde, ce travail de justice qui est l'unique et la plus haute expression de sa vocation à Dieu.
Tel est, me semble-t-il, le travail accompli par la pensée médiévale. Cette pensée a eu la plus haute conscience de la vocation ontologique et mystique de l'homme à Dieu, et mis en oeuvre cette vocation comme aucune autre époque ne l'a fait. Mais son exigence de vérité l'a amenée à dévoiler que cette vocation à Dieu n'allait pas sans cette « dévotion » au monde et à l'autre homme. Malgré de nombreuses résistances aboutissant à des condamnations sans appel, ces penseurs ont osé prendre le risque du monde et de l'humanité de l'homme.
 

Etre libre comme un ange


On comprendra aisément que, dans ce contexte et cette évolution, la question de la liberté de l'homme soit au coeur de la réflexion médiévale. D'une manière différente, voire opposée, les penseurs . médiévaux sont fascinés par la liberté de l'homme, cette liberté à double sens, qui va du bien au mal, et inversement, mais qui toujours finit par inscrire l'homme dans un destin absolu. Cependant, cette inscription de l'homme dans l'absolu ne va pas être entendue de la même manière selon qu'on se consacre totalement à Dieu, ou que cette consécration assume cette vocation au monde dont je viens de parler. Je pourrais résumer l'évolution de la réflexion médiévale sur la liberté par une boutade, en disant qu'après avoir appris ou essayé d'apprendre à « faire l'ange », l'homme médiéval a fini par consentir à « faire l'homme ».
Dans un contexte monastique, les hommes du Moyen Age entrent dans un immense mouvement de désappropriation du monde et de leur propre humanité, dans un effort ascétique et mystique sans précédent pour vivre de plain-pied dans le monde de Dieu. Et l'ange est le modèle de cette humanité sauvée en Jésus Christ, comme Satan en est l'image nocturne. De même que le langage angélique est l'horizon de toute parole humaine, de même la liberté angélique sert de modèle à la liberté humaine. Il y a chez les penseurs du premier Moyen Age une fascination pour la liberté angélique, une liberté qui s'engage totalement et sans reprise ni regret dans un acte récapitulant et fixant toute la vie dans le bien ou le mal, irréversiblement. De nombreuses théories thématisent cette nostalgie d'une liberté absolue et définitive derrière laquelle se profile la figure de l'ange. Car ce qui fascine dans la liberté angélique, c'est l'irréversibilité d'une décision pleine et entière, une décision transparente et intelligente, définitivement tenue et maintenue, l'image d'une liberté « qui brûle tous ses vaisseaux », définitivement fixée et immobile dans la décision qu'elle a prise.
Cette liberté pleine et entière, sans reprise ni trahison, apparaît comme la perfection même de la liberté. Et chacun rêve d'une telle liberté qui le poserait une fois pour toutes dans sa plus haute possibilité d'être, de cet acte qui déciderait une fois pour toutes de tout son être. Cette décision angélique a servi de modèle pour penser l'acte ultime de la liberté de l'homme, qui le fixe au moment de la mort, à la fin de son histoire, dans une éternité de bonheur ou de malheur. A tel point que cette liberté angélique a été présentée comme la perfection même de la liberté de l'homme. Elle est (ou serait) la liberté même de l'homme, une fois celle-ci débarrassée des obscurités de la connaissance et des lourdeurs corporelles propres aux affects et aux passions.

Dans cette voie, Anselme de Canterbury est certainement un des penseurs les plus lucides et les plus rationnels de la fin du xi' et du début du XII' siècle 1. Il se sert des anges pour expliquer ce que l'homme aurait pu être s'il n'avait pas péché et ce qu'il doit certainement essayer de devenir avec le secours de la grâce de Dieu. Il interprète la liberté de l'homme comme un défaut, un manque d'être, une sorte d'impuissance ontologique à être vraiment libre. Pour lui, sans la grâce de Dieu, l'homme n'est qu'un ange impossible, un ange déchu, et, en cela, Anselme s'inscrit parfaitement dans la grande tradition de la théologie monastique.
La liberté, qui est la rectitude de la volonté, est toujours pensée par Anselme dans l'horizon de celle de Dieu, dans l'horizon d'une identification à la liberté même de Dieu. « Il n'est de volonté juste, dit-il, que celle qui veut ce que Dieu veut qu'elle veuille » 2. Cette pensée de la liberté est une pensée de la limite, celle d'une liberté parfaite, comme celle de l'ange, qui dans sa décision pour le bien coïncide avec la liberté même de Dieu.
On peut résumer l'argumentation difficile d'Anselme en disant que, pour l'homme comme pour l'ange, Dieu est toujours l'horizon obligé. Leur plus haute noblesse est de vouloir devenir semblables à Dieu dans la pratique de la justice et la volonté du bien, et leur plus grande déchéance est de vouloir devenir semblables à Dieu dans le vol et le rapt de l'être même de Dieu. Mais surtout, la narration du péché de l'ange que fait Anselme est comme une parabole anhistorique de la tâche qui est celle de l'homme pour devenir semblable à Dieu, dans la conquête de sa liberté. Le péché de l'ange est ce coup de force d'une volonté qui refuse d'être en ne voulant pas l'être qu'elle doit vouloir. Et il est comme l'illustration de ce qu'est l'existence humaine sans Dieu dans le péché, et de ce qu'elle ne doit pas être. L'homme est un être qui ne peut pas exister sans Dieu, il est cet être qui se définit et se vit tout entier comme désir de Dieu. Et quand l'homme, après l'ange, entre dans un désir sans Dieu, alors il renonce à son être même, il devient « insipiens » : il entre dans une folie dont on ne saurait en aucune manière dévoiler une raison, mais qu'on peut seulement raconter dans une interminable narration.
A l'inverse, la foi, et donc la théologie, viennent révéler la vérité de l'homme : il est cet être qui, dans le mouvement de son désir d'exister, échoue toujours à se réaliser dans la multiplicité des objets de ce désir, parce qu'il est toujours par avance blessé d'une présence toujours absente, celle de ce Dieu « plus grand » que tous les objets du désir. Dans la plénitude de ce que nous vivons, Dieu est toujours ce sans quoi nous ne saurions vivre.
Ainsi, pour Anselme, lorsque nous parlons de l'homme, nous parlons toujours de ce qui lui manque, ce sans quoi nous ne saurions parler de lui en vérité. Car, pour parler de l'homme, il faut parler de Dieu et de l'ange qui en est comme la figure lumineuse. L'existence de l'homme est toujours comme excentrée, elle ne trouve raison d'être que dans la reconnaissance orante d'un Dieu qui la crée et la recrée sans cesse. L'ange est la figure radieuse de l'humanité sauvée et les hommes doivent devenir « comme les anges » ; ils doivent vivre, dans ce lieu qu'est est le cloître, en oubliant ou en essayant d'oublier les servitudes de l'existence quotidienne : le corps et le monde.

On peut se demander si cette liberté, pensée sur le modèle de la liberté angélique, est bien encore une liberté : qu'est-ce qu'une liberté qui, parce qu'elle a été libre, n'est plus libre du chobc qu'elle a fait et qu'elle est obligée de maintenir ? Qu'est-ce qu'un amour, qui, une fois engagé, se maintient comme un destin et ne se vit plus comme une promesse ? Et si nous rêvons d'une telle liberté, c'est peut-être parce que nous réintroduisons en elle ce qui fait la noblesse et le tragique de notre propre liberté, la possibilité que nous avons de toujours choisir ce que nous avons cependant décidé de ne pas choisir. Au contraire de la décision angélique, la décision humaine apparaît comme la décision d'un être indécis, irrésolu, incapable à jamais d'un chobc définitif. La décision pour le bien est toujours, pour l'homme, entachée de mal, et celle pour le mal, toujours mêlée de bien.
La liberté de l'homme est toujours une liberté de l'« entre-deux », une liberté de la demi-mesure. Mais cette imperfection de l'homme au regard de l'ange est aussi une perfection qui ouvre l'espace, à jamais fermé pour l'ange, du repentir et du pardon. Car si l'homme ne peut être totalement bon, il ne peut être non plus totalement mauvais. Le repentir, et la miséricorde de Dieu qui pardonne, se fondent sur ce bien « résiduel » que la liberté mauvaise n'a pu abolir. Si l'homme peut faire le mal, il ne peut jamais être le mal, il ne peut être Satan. C'est dire, en d'autres termes, l'historicité de la décision humaine, historicité à laquelle la liberté de l'homme ne saurait échapper, fût-ce en ce dernier instant de son acte ultime.
L'ange ne saurait donc être le modèle idéal pour penser l'homme, et l'anthropologie n'est pas l'envers obscur de l'angélologie. Celle-ci n'est même pas un modèle eschatologique décrivant ce que l'homme deviendra lorsque la mort l'aura délivré du corps. Nous ne serons jamais des anges, parce que nous ne serons jamais débarrassés de notre corps ni du monde. Nous sommes notre corps et nous sommes le monde. Et si cette situation n'est cependant pas sans issue pour nous, c'est parce que, dans cette situation même, nous sommes ouverts à l'absolu, et donc à Dieu, à l'appel de la vie de Dieu.
 

Etre libre comme un homme


A partir de la fin du xiie siècle, les penseurs médiévaux prennent conscience des limites de ce modèle angélique, vis-à-vis duquel Thomas d'Aquin, qui hérite de l'empirisme aristotélicien, va prendre ses distances. S'il se sert des anges, c'est pour élaborer une sorte de « contre-modèle » lui permettant de dévoiler, pour la liberté de l'homme et l'existence humaine tout entière, une autre positivité que celle d'un être qui, dans un acte unique, coïncide parfaitement et définitivement avec son essence.
Thomas partage avec Anselme une très haute idée de ce que ce dernier appelle « l'honneur de Dieu ». Mais la lecture des oeuvres d'Aristote a appris à Thomas la réalité du monde et le sérieux tragique de la liberté de l'homme. Contrairement à Anselme, Thomas, dans son « traité des anges » de la Somme théologique (la, q. 50-64), fait une distinction nette entre l'ange et l'homme, qui, pourtant, sont tous les deux des créatures raisonnables et spirituelles. L'ange possède une nature différente de la nature humaine. L'homme est une âme corporelle et/ou un corps spirituel, tandis que l'ange est un esprit pur (dont Thomas examine le statut) et possède un mode de connaissance tout à fait spécifique (q. 54-58). L'ange connaît toute vérité d'une connaissance intuitive dès l'instant de sa création, et il se connaît lui-même également dans une aperception pure. Le mode de connaissance de l'ange n'est donc pas discursif et rationnel comme celui de l'homme, et un tel être ne saurait engager sa liberté dans la voie du mal. Thomas reconnaît même implicitement qu'on ne voit même pas comment on pourrait affirmer que l'ange est libre, tant il apparaît par nature « destiné » au bien. Aussi, la volonté de l'ange, si on veut bien la considérer comme libre, est naturellement inclinée au bien dans une connaissance parfaite de ce bien (q. 59-60). La liberté de l'ange est une liberté qui toujours choisit le bien. On ne voit pas comment, dans une telle situation, l'ange pourrait entrer dans le péché en choisissant le mal. Thomas le reconnaît avec clarté.

C'est à propos de la question du péché de l'ange que Thomas développe une réflexion très fine sur la liberté de l'homme. Si on peut parler d'un péché de l'ange, c'est parce que Dieu appelle l'ange à une autre liberté et à un autre bonheur que ceux que lui offre sa nature. Comme il le fera pour les hommes, Dieu propose à l'ange une alliance qui l'invite à une vie au-delà de sa vie naturelle, une vie surnaturelle. Alors, l'ange naît, pour un instant, à cette liberté fragile qui est la nôtre : invité à une relation et une rencontre pour lui imprévues et imprévisibles, l'ange s'éveille à une liberté responsable et indécise. Alors, dit Thomas, il peut se tromper « accidentellement, et encore, d'une autre manière que nous » (q. 58, a. 5).
Dans ces textes scolaires et un peu arides, Thomas fait une description de la liberté dans la situation critique du choix. L'ange est heureux ; il est, pourrait-on dire, béatement heureux. Il a ce bonheur d'être ce qu'il est et de n'être que ce qu'il est (q. 62, a. 1). Il est cependant appelé à un imprévisible bonheur, celui d'une rencontre, d'une amitié gratuitement offerte par Dieu. Il est appelé au bonheur de « la vision de Dieu », dit Thomas avec simplicité. Il ne s'agit plus de ce bonheur normal et naturel qui consiste, « dès cette vie, dans la contemplation très parfaite du souverain intelligible qui est Dieu ». L'ange est appelé à un amour qui lui est offert « sans raison », si l'on me permet cette expression. Il est donc appelé à prendre un risque que sa nature ne lui garantit pas. On pourrait dire que l'ange existe dans le bonheur d'être lui-même, en lui-même, et que, soudain, sans qu'il s'y attende, il est appelé à exister par un autre, dans la grâce d'un autre, dans la gratuité d'un amour. En y consentant, l'ange ne fait que reconnaître la finitude de sa nature. Mais justement, il lui est demandé de reconnaître librement cette finitude, d'y consentir en consentant à être aimé, d'accepter d'exister parce que et seulement parce qu'il est aimé. Il peut alors aimer à son tour. Ainsi, dans son éternité naturelle, l'ange entre dans un temps nouveau, il invente un temps « où il est ordonné à la gloire », dit Thomas, le temps de l'amour accepté et redonné, amour qui achève la perfection de son être en la manifestant.
Cette liberté est comme l'épure et le modèle de toute liberté spirituelle. Avec cette précision (capitale, il est vrai) que l'ange, par sa nature purement spirituelle, est appelé à une décision unique et irréversible, alors que l'homme doit inventer une liberté qui dure et se maintient dans le temps. Ce que l'homme peine à réaliser dans la fidélité ou la trahison, la promesse ou le regret, l'ange, qui consent à l'amour gratuit de Dieu, le réalise en une seule fois, en entrant dans une liberté sans reprise ni repentir. Et cette liberté définitivement établie n'est pas un destin, un manque de liberté, mais une liberté plus haute que celle capable de se reprendre et de trahir (q. 62, a. 5 et 8).

Pour Thomas, et avant lui pour Augustin, le choix définitif du bien fait de la liberté « la plus haute liberté », et celle-ci ne se définit pas par le choix possible du mal, ou par l'alternative possible entre le bien et le mal, mais seulement et uniquement par le chobc effectif du bien. Etre libre n'est pas la possibilité qui m'est offerte de choisir entre le bien et le mal, c'est la possibilité de choisir le bien, et donc de refuser le mal. Aussi, la perfection de la liberté est la perfection de la vertu, le choix du bien. Et le péché n'est pas une preuve de liberté, mais la preuve d'un manque de liberté. La liberté n'est donc jamais maîtresse de la fin qu'elle poursuit, mais seulement des moyens pour atteindre cette fin qui lui est assignée dans la finitude de sa nature. Le péché consiste alors à choisir les moyens sans tenir compte de la fin. Aussi, « la plus haute liberté » est celle qui, en assumant la fin qui lui est assignée, s'y attache indéfectiblement. Et la liberté de l'ange bienheureux, définitivement fixé dans le bien, en est la parfaite illustration. Thomas conclut avec une certaine nostalgie : « C'est en quoi la liberté des anges est supérieure à la nôtre, parce que nous, nous pouvons pécher » (q. 62, a. 8, ad. 3). Mais cette faiblesse de notre liberté, qui fait que nous sommes inférieurs aux anges, est aussi ce qui fait notre chance et notre salut. Car si l'ange peut choisir cette très haute liberté en choisissant Dieu, il peut aussi refuser cet amour et entrer dans le péché. Il entre alors dans un destin irréversible de malheur, et perd ainsi toute liberté. La liberté humaine, elle, s'inscrit dans une durée temporelle, elle invente le temps de la promesse et le temps du repentir, et aucun acte ne saurait la définir et la rassembler dans un choix unique et irréversible.
Enfin (et c'est sans doute le plus important), dans cette liberté assignée au bien mais capable de choisir le mal, se profile la plus haute noblesse de l'homme qui est de consentir librement à la gratuité de l'amour. Dans ses actes et ses relations, l'homme peut se préférer, dans une narcissique dévotion envers lui-même, il peut revendiquer de n'être que ce qu'il est par lui-même, en refusant d'être par la grâce et par l'amour d'un autre plus que ce qu'il est par lui-même. Il se choisit, dit Thomas, en refusant d'être choisi. C'est le péché d'orgueil qui consiste à vouloir être soi en restant maître de la règle qui décide de son bien (q. 63, a. 1, ad. 4). Si on me permet de reprendre les mots de Thomas à propos de l'ange déchu, l'homme entre alors dans une désespérance sans fin, il abandonne la « connaissance du soir » qui est celle de la créature face à la divine lumière pour entrer dans une « connaissance nocturne » qui refuse la lumière. Et le péché est cette infinie dérive de ténèbre.
* * *

Comme le rappelle le titre de cette étude, la liberté est bien une épreuve pour la pensée médiévale, elle est la seule épreuve dont la pensée ne vienne pas à bout. Cette pensée hésitante et contradictoire qui essaie de penser une liberté spirituelle « destinée » au bien, mais qui reste, même dans le cas de l'ange, capable du mal, demeure cependant d'une étonnante actualité pour nous.
Comme Anselme, les penseurs du Moyen Age élaborent des dramaturgies pathétiques de la liberté de l'ange et de l'homme, et la liberté angélique apparaît à la fois comme un rêve et un cauchemar. Elle est le rêve d'une liberté qui serait enfin la nôtre et se déploierait dans la lumineuse clarté d'une décision parfaite et définitive, le rêve d'une liberté qui oublierait son inquiétude, ses hésitations et ses ruses pour être enfin définitivement libre, immuablement fixée dans le bien. Mais derrière ce rêve se profile le cauchemar de la figure ténébreuse de Satan. Car cette volonté souverainement libre peut aussi choisir irréversiblement le mal, sans repentir ni pardon. Et la liberté de l'ange, si elle peut entrer dans la logique irréversible du bien, peut aussi se fixer dans l'éternelle résolution pour le mal.
Mais ce rêve ou ce cauchemar d'une liberté pure, ils ne le font pas sans une hésitation qu'on voit parcourir toute la pensée médiévale et qui va s'accentuant d'Anselme à Thomas. On pourrait rapidement décrire ainsi cette hésitation : tourné vers Dieu et fasciné par la figure angélique, l'homme médiéval croit que, pour devenir un homme humain, il doit « faire l'ange », mais il apprend péniblement, et même douloureusement que, pour être un homme humain, il doit renoncer définitivement à être un ange. Certes, la pensée médiévale, même celle de Thomas Aquin, n'ira pas jusqu'à théoriser ce renoncement qui caractérisera les temps modernes, mais elle commence à l'apercevoir, et cela ne va pas sans peur ni souffrance.
Renoncer à être un ange, pour l'homme médiéval, c'est en effet prendre le risque de consentir à l'animalité de l'homme. Car cet homme ne peut se comprendre et se vivre sans Dieu, même s'il commence à soupçonner qu'il ne saurait vivre et se comprendre sans le monde. Et cette longue période qu'on appelle le Moyen Age négocie avec plus ou moins de bonheur un équilibre fragile et toujours remis en question entre le monde et ce qu'on appelle alors le « cloître ». D'Anselme à Thomas, on peut déceler dans la pensée cette tension, qu'on retrouve ailleurs, dans la pratique religieuse, les institutions. Et si l'angélologie reste encore ce rêve d'un homme parfait, ou le cauchemar du suprême malheur, déjà se dessinent les signes avant-coureurs d'une rupture qui ferait que l'homme renonce à se regarder au miroir angélique, pour se reconnaître en s'inscrivant dans la tâche du monde.



1. On lira ici les deux petits ouvrages qu'il a consacrés à cette question . La chute du diable et La liberté du choix (OEuvres complètes, t. II, Cerf, 1986).
2. La liberté du choix, p. 284.