Il fut un temps où une certaine conception de la spiritualité ignatienne insistait tellement sur l'importance du service qu'on en était arrivé à une véritable caricature de celle-ci et d'Ignace lui-même. Tout finissait par se réduire à une espèce de volontarisme spirituel, résumé dans un vers célèbre d'un ancien élève des jésuites : « Je suis maître de moi, je le suis, je veux l'être. » Et pourtant, tout à l'opposé, il faut bien maintenir que « l'amour représente ce qu'il y a de plus authentique chez saint Ignace » 1. C'est là une vérité essentielle et fondamentale, qui s'appuie aussi bien sur l'expérience personnelle d'Ignace que sur tous ses enseignements.

Une expérience personnelle


L'évolution des pensées d'Inigo dans les jours qui ont suivi sa conversion est typique. Sans doute cette conversion est-elle d'abord marquée par le souvenir de sa vie passée avec « la grande nécessité où il était d'en faire pénitence ». Il forme alors des plans pour « vivre toujours dans la pénitence », pensant « aux pénitences qu'il désirait faire en allant par le monde », animé, dit-il, par « la haine qu'il avait conçue contre lui-même ». Mais, bien vite, cette sorte de rage contre le pécheur qu'il avait été va se transformer. Il confie au Père Gonçalves da Camara que le désir qui l'habitait était de « faire de grandes pénitences, n'ayant plus tellement envie de satisfaire pour ses péchés que d'être agréable à Dieu et de lui plaire ». Et son confident d'ajouter en note à ce propos : « Il avait (...) un si vif désir de faire de grandes choses par amour pour Dieu que, sans préjuger que ses péchés étaient pardonnes, il ne s'en souvenait pas beaucoup dans les pénitences qu'il entreprenait de faire. » Si bien que, lorsque le chevalier converti quitte Loyola, « il prit son chemin vers Montserrat en pensant, comme il en avait toujours l'habitude, aux exploits qu'il avait à faire pour l'amour de Dieu » 2.
Les « grandes pénitences » ou les « exploits » dont rêve Inigo sont donc pour lui des manifestations concrètes de son amour pour le Seigneur. Dès le début, il est ainsi persuadé que, bien au-delà des sentiments, « l'amour lui-même repose sur les oeuvres plus que sur les paroles » (Ex. sp. 230).
Bien entendu, on ne peut pas ne pas être aussi frappé par le lien qui est mis entre amour et pénitences. En définitive c'est l'amour de Dieu qui est au coeur de son désir de pénitences. Et c'est l'amour de Dieu qui le soutiendra lorsque, quelques années plus tard, il sera l'objet des rigueurs de la Sainte Inquisition. Mis en prison par celle-ci alors qu'il est étudiant à Alcalâ, il affirmera à qui veut l'en tirer : « Celui pour l'amour de qui je suis entré ici m'en tirera s'il doit en eue servi. » Et lorsqu'il est de nouveau emprisonné, cette fois à Salamanque, il va jusqu'à dire : « Il n'y a pas à Salamanque autant de barreaux et de chaînes que je n'en désire davantage pour l'amour de Dieu » 3.
Plus que dans les confidences du Récit, c'est surtout dans celles du Journal des motions intérieures 4 que nous pouvons découvrir les dimensions et toute la profondeur de l'amour de Dieu vécu par Ignace On a souvent souligné combien ce texte nous révélait les aspects mystiques d'un Ignace habité par un tel amour qu'il écrit : « Ma poitrine suffoquait de l'intense amour que je sentais pour la Très Sainte Trinité » (51). Innombrables sont les citations que l'on pourrait reprendre pour y entendre les confidences d'Ignace sur une expérience répétée de son âme envahie par un intense amour de Dieu. L'une des plus caractéristiques est ce qu'il a longuement noté à la date du 4 mars 1544.
Le matin de ce jour, alors qu'il médite l'introït de la messe de la Trinité qu'il s'apprête à célébrer, il se sent « mû tout entier à dévotion et amour se portant sur la Très Sainte Trinité (...) Commençant et continuant avec sa divine Majesté, je me couvris de larmes, de sanglots, d'amour si intense que j'avais l'impression d'être extraordinairement uni à son amour si lumineux et si doux. Tellement que cette intense visite et amour me paraissait insigne et excellente parmi les autres visites (...) Après avoir revêtu les ornements, couvert d'une beaucoup plus grande abondance de larmes, sanglots et amour très intense. Tout vers l'amour de la Très Sainte Trinité (...) En disant Placeat tibi, Sancta THnitas, etc., un très excessif amour se portant sur la divine Majesté. Toutes les fois que, pendant la messe ou avant, j'avais eu de spéciales visites spirituelles, elles se portaient toutes à la Très Sainte Trinité me soulevant et m'attirant à son amour. La messe achevée ayant quitté les ornements, à l'oraison près de l'autel, si grands sanglots et effusion de larmes. Impression que je ne voulais pas me lever, tant je sentais d'amour et de suavité spirituelle. Puis, à plusieurs reprises, près du feu, amour intérieur pour la Trinité et motions à pleurer. Ensuite (...), dans les rues jusqu'à 3 heures de l'après-midi, à me souvenir de la Très Sainte Trinité, un amour intense et parfois motions à pleurer» (104-110).
Il fallait citer toute cette page pour bien saisir l'intensité, l'immensité de cet amour qui envahit le coeur d'Ignace dès que sa pensée se tourne vers Dieu. Déjà, la seule répétition du mot « amour » (onze fois !) est particulièrement impressionnante : rencontrer Dieu est essentiellement pour lui rencontrer un amour intense ; tout son être est si bouleversé que « motions à pleurer », « pleurs » ou « sanglots » le saisissent entièrement. Mais ce qu'il faut surtout retenir, c'est que cet amour est un amour « intérieur », « intense », « très excessif » pour la Très Sainte Trinité. Cela s'inscrit dans une évidente continuité avec la grâce reçue vingt ans plus tôt à Manrèse. Le Récit nous apprend en effet que, dès cette époque, « il avait beaucoup de dévotion à la Très Sainte Trinité (...) Si bien que pendant toute sa vie est resté imprimé en lui le fait de sentir une grande élévation quand il fait oraison à la Très Sainte Trinité » (28) 5.
Dans les jours qui suivent, il revient inlassablement sur ce sujet. Ainsi, le 6 mars, il évoque « un amour très intense pour l'être de la Très Sainte Trinité » ; et il note encore le lendemain : « Pendant longtemps, grandes motions, sanglots et grande effusion de larmes, m'entraînant tout entier à l'amour de la Très Sainte Trinité. »
Pour caractériser cet amour si fortement présent en lui, il ne va pas tarder à trouver les mots qui en disent la vraie nature. Le 30 mars, il écrit : « Il me semblait que l'humilité, la révérence et le respect ne devaient pas être craintifs mais amoureux. Et cela s'affermissait dans mon âme qui répétait : "Donne-moi l'humilité amoureuse, et fais de même pour la révérence et le respect" (...) Refusé les larmes, pour eue attentif à cette humilité amoureuse, etc. » Et, de nouveau, les jours suivants : « Pendant la messe, beaucoup de larmes se terminant à la révérence amoureuse, etc. (...) Ne trouvant pas la révérence ni le respect amoureux, il faut chercher le respect craintif, en regardant ses propres fautes, pour parvenir à celui qui est amoureux » 6. Il est donc évident que, pour lui, humilité et révérence sont intimement liées à l'amour. S'il a affirmé que ni l'amour, ni le respect ne sont en son pouvoir, il est aussi persuadé que l'amour va à la fois transformer et motiver son humilité. Le fondement même de son amour sera l'humble conscience de sa condition de pécheur. Voilà pourquoi, du « respect craintif » que celle-ci fait naître en lui, il passera, avec la grâce de Dieu, au « respect amoureux » et à l'« humilité amoureuse ».

Le primat de l'amour


Il faut le redire : c'est bien l'amour de Dieu qui est à la base de la spiritualité ignatienne. Tout pourrait se résumer dans l'affirmation que l'on trouve presque au terme des Exercices : « Il faut estimer pardessus tout servir Dieu notre Seigneur par pur amour » (370). Affirmation qui sera reprise et développée dans les Constitutions : « Ceux-là méritent davantage qui se donnent à l'aide et au service de tous par amour de la divine Majesté, que ce soit dans les choses de plus grande importance ou dans les autres plus humbles et plus basses » (13). C'est donc « l'amour de la divine Majesté » qui doit être à la base non seulement des grandes décisions et actions apostoliques, mais aussi des activités les plus simples et les plus modestes. Pour reprendre les mots de saint Paul : « S'il me manque l'amour, je ne suis rien » (1 Co 13,2).
Tout au long des Constitutions, Ignace reviendra sans cesse sur ce primat de l'amour en toutes choses. « Faisant toutes choses par amour et respect de Dieu » est comme un refrain revenant à de nombreuses reprises (cf. 118, 130,132). Notons que le lien entre amour et respect de Dieu évoque clairement ce qu'il appelait dans son Journal « respect amoureux » et « humilité amoureuse ».
Ce primat de l'amour est si essentiel pour lui qu'il écrira : « La fin de la Compagnie de Jésus est d'aider le prochain à connaître et à aimer Dieu. » Et quand il traitera des collèges que la Compagnie a été amenée à fonder, il soulignera le but auquel on doit se consacrer : « Les professeurs veilleront spécialement à porter leurs élèves au service et à l'amour de notre Seigneur. » En fait, tous ces professeurs, eux-mêmes membres de la Compagnie, dans la dernière étape de leur formation, auront vécu une ultime année ainsi décrite : « Il sera utile, une fois achevée la tâche de former avec soin l'intelligence de s'appliquer, pendant la dernière probation, à l'école du coeur ; ils s'exerceront dans les choses-de l'esprit et du coeur qui peuvent faire naître en eux (...) une plus grande connaissance et un plus grand amour de Dieu notre Seigneur. » Enfin, lorsqu'il considère l'avenir et la vie des membres de la Compagnie, il souligne que le « principal lien, pour l'union des membres entre eux et avec la tête, est l'amour de Dieu notre Seigneur» 7.

Les exigences de l'amour


Aussi exaltante que soit cette primauté donnée à l'amour, il ne faut pas se faire d'illusions. Vivre de cet amour et dans cet amour signifie affronter des exigences inéluctables.
La plus fondamentale est celle que tout exercitant devra méditer courageusement : « Il progressera d'autant plus en toutes choses spirituelles qu'il sortira de.son amour, de son vouloir et de ses intérêts propres » (Ex. sp. 189). Pour parvenir à un amour authentique, il faut donc passer comme par une mort à soi-même ou, plus exactement, à une mort de l'amour propre au sens le plus fort du mot. Il est clair qu'il y a incompatibilité entre amour de Dieu et ce qu'Ignace appelle « l'amour charnel », au sens paulinien du mot. Aussi, « ceux qui voudront davantage s'attacher (...) à leur roi éternel et Seigneur universel » agiront « contre leur propre sensualité et leur amour charnel et mondain » (97). Il est clair que tous les exercices visent à amener celui qui s'y consacre à ne pas se laisser déterminer par un amour « charnel », mais à faire toute chose pour l'amour de Dieu.
A l'heure décisive de l'élection, Ignace propose la « méditation de trois hommes pour embrasser ce qui est le meilleur » (149-156). Or ce qui caractérise ces hommes, c'est que chacun d'eux a acquis dix mille ducats, mais non purement et comme il se doit pour l'amour de Dieu. Tous veulent se sauver et trouver dans la paix Dieu notre Seigneur, en écartant d'eux le fardeau et l'obstacle qu'est pour eux « leur attachement à la chose acquise ». Il s'agit bien d'une incompatibilité entre deux attachements, enUe deux amours. Il est bien dit que c'est « pour l'amour de Dieu » qu'aurait dû eue acquise la somme en question. Autant dire qu'on ne devrait désirer posséder aucune chose si ce n'est en mettant l'amour de Dieu en première place.
Si bien que la première règle donnée « pour faire une saine et bonne élection » sera de m'assurer « que cet amour qui me meut et me fait choisir telle chose descend d'en haut, de l'amour de Dieu ». Il ne s'agit pas de rejeter tout amour pour la « chose » choisie, mais de déterminer clairement quelle est la motivation première d'un tel amour. Aussi Ignace précise-t-il qu'il faut « que celui qui choisit sente d'abord en lui que l'amour plus ou moins grand qu'il a pour la chose qu'il choisit est uniquement à cause de son Créateur et Seigneur » (184). Presque les mêmes mots sont employés quand il est question d'un cas très concret : à quelles personnes vais-je, de préférence, donner des aumônes ? « La première [règle] est que cet amour qui me meut et me fait donner l'aumône descende d'en haut, de l'amour de Dieu notre Seigneur, de sorte que je sente d'abord en moi que l'amour plus ou moins grand que j'ai pour ces personnes est pour Dieu, et que Dieu transparaisse dans le motif pour lequel je les aime davantage » (338).
Aimer « pour Dieu » ! Une telle exigence, ne nous le cachons pas, pourrait être à l'origine d'une attitude parfaitement insupportable dans nos rapports avec le prochain. Et tout particulièrement lorsque nous lisons que l'idéal est tel qu'à la limite « on ne peut plus aimer aucune des choses créées que dans le créateur de toutes choses » (316). Ceci est dit encore plus nettement dans les Constitutions, quand il est demandé aux religieux de « chercher en toutes choses Dieu notre Seigneur, écartant d'eux-mêmes autant que possible l'amour de toutes les créatures pour le placer dans le créateur de celles-ci, l'aimant en toutes et toutes en lui » (288). Rien n'est plus odieux pour un être humain que de se savoir aimé « en Dieu » ou « pour Dieu », et non pas en tant que personne bien déterminée, avec ses qualités et ses défauts.
En fait, c'est à une toute autre attitude que nous appelle l'expression : « Aimer Dieu dans les créatures. » C'est à avoir sur celles-ci un autre regard que le regard qui s'arrête en quelque sorte à l'extérieur ; c'est à reconnaître dans les créatures une présence et une image de Dieu. Il y a, à la base de cette requête, une exhortation à vivre ce que nous fait méditer la Contemplation pour parvenir à l'amour : « Regarder comment Dieu habite dans les créatures (...), comment Dieu travaille et oeuvre pour moi dans toutes les choses créées (...), comment tous les biens et tous les dons descendent d'en haut » (235- 237). Désormais, voici qu'aimer Dieu me donne une vision nouvelle des-« choses créées ». Du même coup, n'aimant pas les créatures dans un désir de possession ou de domination, ne les craignant pas non plus comme une menace pour moi, elles me parlent de celui qui les a créées. Comme Monique et Augustin lors de la fameuse vision d'Ostie, elles nous renvoient à leur Créateur : « Ce n'est pas nous qui nous sommes faits, mais celui-là qui demeure éternellement » 8.
Si le primat de l'amour de Dieu exige de moi que je dépasse un amour trop « charnel » et égoïste, il élargit mon regard et mon coeur à de nouvelles dimensions, transformant toute chose en « aimant toutes choses en Dieu et Dieu en toutes choses ».

Un amour gratuit à accueillir


De telles exigences et un tel idéal ne peuvent que nous faire prendre davantage conscience de la peine que nous aurons à parvenir à un tel amour. Et cela est fort salutaire, car il nous faut reconnaîue qu'il s'agit là d'un don gratuit de Dieu.
Traitant de la désolation, Ignace écrira que cette dernière va « nous donner véritable savoir et connaissance (...) de ce qu'il ne dépend pas de nous de faire naître ou de conserver (...) un amour intense ». Et il soulignera par ailleurs que « c'est le propre du Créateur d'entrer, de sortir, de produire en l'âme une motion l'amenant tout entière à l'amour de sa divine Majesté » (322, 330). C'est d'ailleurs ce qui était suggéré dès le début des Exercices. Dans la quinzième annotation, il est expressément demandé à celui qui donne les Exercices de laisser « le Créateur agir directement avec sa créature et la créature avec son Créateur et Seigneur ». Et cette action est résumée en ces termes : « Le Créateur se communique lui-même à l'âme fidèle, l'embrassant 9 dans son amour» (15).
S'il en est ainsi, particulièrement à l'heure où l'on doute de la sincérité d'un amour pour Dieu, on ne se lassera jamais de demander dans la prière la grâce d'aimer Dieu. C'est ainsi que se conclut l'offrande de tout soi-même répétée après chacun des quaue points de la Contemplation pour parvenir à l'amour : « Donnez-moi de vous aimer, donnez-moi cette grâce : elle me suffit » (234). Mais si l'amour est don gratuit de Dieu, il reste que nous avons à nous ouvrir à cet amour, à l'accueillir. Pour bien saisir quelle forme doit prendre cet accueil, il n'est que de relire deux demandes de grâce que les Exercices nous proposent.
Au début de la contemplation de l'Incarnation qui ouvre la deuxième semaine, l'exercitant est invité à formuler une demande qu'il reprendra tout au long des contemplations qui suivront : « Demander ce que je veux. Ce sera ici demander une connaissance intérieure du Seigneur qui, pour moi, s'est fait homme, afin que je l'aime et le suive davantage » (104). D'autre part, au terme des Exercices, en commençant la Contemplation pour parvenir à l'amour, la grâce à demander sera : « Demander ce que je veux. Ce sera ici demander une connaissance intérieure de tout le bien reçu pour que moi, le reconnais- sant pleinement, je puisse en tout aimer et servir sa divine Majesté » (237).
Dans l'un et l'autre cas, le désir de parvenir à l'amour, d'accueillir l'amour, est conditionné par « une connaissance intérieure du Seigneur » et « une connaissance intérieure de tout le bien reçu ». D'un côté, une connaissance intérieure, personnellement approfondie dans la contemplation du Fils envoyé par le Père, me révélera de quel amour je suis aimé. D'un autre côté, une connaissance intérieure, fruit d'une longue contemplation émerveillée des bienfaits de Dieu, ne pourra que susciter une offrande de tout mon être n'aspirant plus qu'à une chose : « Donnez-moi la grâce de vous aimer. » Il y a donc un lien intime entre prendre personnellement conscience avoir une connaissance intérieure et du Verbe incarné et de Dieu présent et agissant en toutes choses, d'une part, et, d'autre part, aimer davantage, aimer en tout le Seigneur.
Dès lors, on saisira sans doute mieux le sens et l'importance de deux expressions des Constitutions citées plus haut. Dire que « la fin de la Compagnie est d'aider le prochain à connaître et à aimer Dieu » (446) pourrait en définitive se traduire par : « Aider le prochain à connaître Dieu pour l'amener ainsi à aimer Dieu. » De la même manière, lorsqu'Ignace demande qu'au terme de leur formation les religieux s'appliquent à « l'école du coeur », il précise qu'ainsi ils s'exerceront à tout ce qui pourra leur procurer « une plus grande connaissance et un plus grand amour de Dieu » (516). Autant dire qu'en parvenant à une plus grande connaissance de Dieu ils seront habités par un plus grand amour de Dieu.

* * *

Une connaissance intérieure de Dieu notre Seigneur nous permettant de découvrir et d'accueillir l'amour de Dieu, soit. Mais comment vivre cet amour ?
A la suite de l'affirmation de saint Jean dans sa première épître (3,18), Ignace rappelle au début de la Contemplation pour parvenir à l'amour, que « l'amour doit se mettre dans les actes plus que dans les paroles ». Après quoi, il précise immédiatement sous quelle forme doit se concrétiser tout amour : « L'amour consiste en une communication réciproque, c'est-à-dire que celui qui aime donne et communique à celui qu'il aime ce qu'il a, ou une partie de ce qu'il a ou de ce qu'il peut ; et de même, à l'inverse, celui qui est aimé, à celui qu'il aime » (230-231). Si « le Seigneur lui-même désire se donner à moi autant qu'il le peut », aimer Dieu sera ma réponse à cet amour qui me comble de biens. Vivre l'amour de Dieu, ce sera donc « offrir et donner à sa divine Majesté tous mes biens et moi-même avec eux ». Et les mots jailliront de mes lèvres, comme de quelqu'un qui fait une offrande de tout son coeur : « Prenez, Seigneur, et recevez (...) tout ce que j'ai et tout ce que je possède » (234).
Ce don total de soi-même se réalisera dans une attitude importante pour saint Ignace : le service. On sait combien le service de Dieu tient une place centrale dans la spiritualité ignatienne Aussi, pour éviter les déformations évoquées au début de cet article, il est indispensable de bien saisir qu'amour de Dieu et service de Dieu sont intimement liés. Reprenons ici quelques citations particulièrement significatives. Dès le début des Exercices, nous avions entendu Ignace exhorter à la discrétion celui qui accompagne l'exercitant, laissant le Créateur embrasser l'âme fidèle dans son amour ; car alors le Seigneur dispose celle-ci « à entrer dans la voie où elle pourra mieux le servir à l'avenir » (15). L'amour de Dieu conduit au service de Dieu. Puis, au terme des Exercices, il affirme qu'il faut « estimer par-dessus tout le fait de beaucoup servir Dieu notre Seigneur par pur amour » (370). Et rappelons la prière qu'il nous propose de faire au début de la Contemplation pour parvenir à l'amour : « que je puisse en tout aimer et servir sa divine Majesté » (233). Expression qu'il reprendra presque dans les mêmes termes quand il parlera du rôle joué en théologie par les « docteurs positifs, par exemple saint Jérôme, saint Augustin, saint Grégoire » ; le propre de ceux-ci, écrira-t-il, est « de mouvoir les sentiments pour servir et aimer en tout Dieu notre Seigneur » (363).
Si nous sommes persuadés que « servir » est l'expression incontestable d'un amour authentique, l'affirmation du Fondement par laquelle s'ouvrent les Exercices prend dès lors une nouvelle dimension. S'il est vrai que « l'homme est créé pour (...) servir Dieu », il est aussi vrai que l'homme est appelé à aimer Dieu. Il est donc évident que l'homme servira d'autant plus Dieu qu'il l'aimera davantage, qu'il voudra « en tout aimer et servir Dieu noue Seigneur ».



1. losef Stierli, Chercher Dieu en toutes choses. Le Centurion, 1985, p. 150. L'auteur va même jusqu'à écrire : « Ignace est un homme transi d'amour. » Faut-il rappeler ici la remarque de Conçalves da Camara - « Il semble tout amour et, par là, il est universellement aimé de tous » [Mémorial 86) ?
2. Récit 9, 12, 14, 17
3. là. 60 et 69. Lors des confidences faites à Lafnez, qui les rapporte dans une lettre datant de 1547, il avait reconnu que « toutes les chaînes et toutes les pnsons ne suffiraient pas pour satisfaire le désir qu'il avait de souffrir pour l'amour du Christ notre Seigneur » (cf. Récit, Desdée de Brouwer, 1990, p 171)
4. Ecrits, Desclée de Brouwer, 1991, pp. 327-382. Ces notes, écrites en 1544-45 et sauvées de la destruction, sont les fragments d'un Journal, qui dut se poursuivre sur bien des années, où Ignace notait ce qui se passait dans son âme lorsqu'il travaillait aux Constitutions.
5. Ce n'est pas le heu de développer l'importance de cette dévouon à la Trinité dans le Journal loseph de Guibert signale que, dans les quelques pages de cette oeuvre, « on a pu relever 170 passages se rapportant à la Trinité » (La spiritualité de la Compagnie de Jésus, Rome, 1953) Ce thème est aussi développé par J Stierli (op. cit., pp 48-56)
6. Journal
118, 121, 130, 181, 187.
7. Constitutions 446, 486, 516, 671  8. Confessions X.25.
9. Une variante du texte espagnol remplace le mot « embrassant » par « embrasant » N'y at- il pas là un souvenir de l'expérience d'Ignace dont « la poitrine suffoquait d'un intense amour » (Journal 51) *