Jésus a-t-il été considéré comme un prophète par ses contemporains ? S'est-il présenté lui-même comme un prophète, voire comme l'ultime prophète des derniers temps ? La question n'est pas simple, car il faut soigneusement distinguer ce qui peut être attribué historiquement à Jésus de Nazareth, et ce qui lui a été assigné par la tradition consignée dans les évangiles1.
Je procéderai en trois temps. Premièrement, quel était l'avis de la foule à son sujet ? Deuxièmement, quelles sont les traces d'une dimension prophétique dans la parole et l'action de Jésus ? Troisièmement, comment Jésus s'est-il lui-même considéré ? Pour ses deux derniers points, je m'appuierai sur les traditions historiquement les plus fiables pour nous reconduire à ce que fut Jésus de Nazareth.
La lecture des évangiles synoptiques (Marc, Matthieu et Luc) offre un consensus clair : Jésus a été considéré bien plus comme un prophète que comme un rabbi. Même s'il est parfois appelé « rabbi », cette appellation est accordée à toute personne à qui l'on témoigne du respect.
« En chemin, [Jésus] interrogeait ses disciples : “Qui suis-je, au dire des hommes ?” Ils lui dirent : “Jean le Baptiste ; pour d'autres, Élie ; pour d'autres, l'un des prophètes.” » (Mc 8, 27-28). Jésus est donc regardé comme un nouveau Jean Baptiste, ou comme la résurgence d'un des anciens prophètes de l'histoire d'Israël. Comme aux prophètes de l'Ancien Testament, on réclame de lui un signe (Mc 8, 11).
Lors du repas chez Simon le pharisien, où « une femme de la ville qui était pécheresse » baigne les pieds de Jésus de larmes, les essuie de ses cheveux, les couvre de baisers et les enduit d'un parfum coûteux, Simon se dit : « Si cet homme était un prophète, il saurait qui est cette femme qui le touche, et ce qu'elle est : une pécheresse » (Lc 7, 39). Cette réaction montre que l'appellation « prophète » est – pour parler en termes de sociologie – la catégorie religieuse dans laquelle la foule a rangé Jésus. Simon, devant l'irrespect des règles de pureté auquel le Nazaréen ne réagit pas, ne se rallie pas à l'opinion populaire : si Jésus était vraiment prophète, il aurait identifié l'impureté de la femme et s'en serait préservé.
Lors de la Passion, des badauds se moquent du Crucifié, le frappent et lui disent : « Fais le prophète ! » (Mc 14, 65). C'est d'ailleurs pour fausse prophétie que le Nazaréen fut condamné par le sanhédrin. On rétorquera que le débat a porté sur la messianité du Christ, avec cette question accusatrice du grand prêtre : « Es-tu le Messie, le Fils du Dieu béni ? » (Mc 14, 61), et la réponse ambiguë de Jésus telle que la rapporte l'évangéliste Matthieu : « C'est toi qui le dis » (Mt 26, 64). Mais, à la lecture de ce récit, l'historien tousse. Car jamais, dans la tradition juive, la revendication messianique n'a conduit au rejet mortel. Flavius Josèphe, l'historien juif du Ier siècle, nous parle de ces hommes qui, au temps de Jésus, ont « ceint le diadème » royal et rassemblé des adeptes pour conduire la guerre sainte ; tous furent massacrés par les troupes romaines2. Lors de la Seconde Guerre juive (132-135), Simon bar Kokhba fut consacré messie par le rabbi Akiva, le plus grand sage de l'époque. Il ne fut jamais rejeté par la mémoire juive.
Si le débat du sanhédrin pointe sur la messianité, c'est parce que la dénonciation (religieuse) de faux prophète n'aurait pas mobilisé Ponce Pilate, seul habilité à prononcer la peine capitale. En revanche, la dénonciation messianique était de nature à mobiliser le procurateur romain, car elle prenait un tour politique. Tolérants en matière religieuse, les Romains ne supportaient pas ce qui troublait l'ordre public. Dénoncer Jésus comme Messie, c'était à coup sûr inquiéter Pilate et le forcer à agir. En vérité, Jésus fut considéré comme un faux prophète, dont l'enseignement était de nature à égarer le peuple3.
Jésus cite aussi ce slogan populaire : « Un prophète n'est méprisé que dans sa patrie et sa maison » (Mc 6, 4). Bref, à lire les évangiles, les signes que Jésus fut considéré par le peuple comme prophète se multiplient, jusqu'au motif même de sa condamnation. Après la résurrection, les pèlerins d'Emmaüs disent d'ailleurs de lui : « Jésus le Nazaréen était un prophète puissant en action et en parole » (Lc 24, 19).
Abordons le second point. Sur quels traits les contemporains de Jésus se sont-ils appuyés pour l'affilier au prophétisme ? On peut en énumérer plusieurs : ses oracles de salut, ses visions mystiques, ses prophéties, ses déclarations apodictiques et ses actes symboliques.
Son discours est émaillé d'oracles de salut : « Heureux vous les pauvres, le règne de Dieu est à vous » (Lc 6, 20). « Ne jugez pas et vous ne serez pas jugés, ne condamnez pas et vous ne serez pas condamnés, acquittez et vous serez acquittés » (Lc 6, 37). Comme les prophètes, Jésus annonce avec autorité le salut de Dieu, mais avec cette particularité que le règne de Dieu n'est pas attendu pour le futur seulement, mais déjà présent. Les gestes et les paroles du Nazaréen font advenir le Règne qu'Israël attendait pour la fin des temps.
La contrepartie des oracles de salut est l'annonce de la condamnation eschatologique. « Malheur à toi, Chorazin ! Malheur à toi, Bethsaïda ! Car si les miracles qui ont eu lieu chez vous avaient eu lieu à Tyr et à Sidon, il y a longtemps que, sous le sac et la cendre, elles se seraient converties » (Mt 11, 21). On croirait entendre Amos (« Malheureux ceux qui misent sur le jour du Seigneur ! » [Am 5, 18]), ou Jérémie (« Malheureux celui qui construit son palais au mépris de la justice ! » [Jr 22, 13]) ou Esaïe (« Malheur ! Ce sont des fils rebelles ! » [Es 30, 1]). Ajoutons à cela que, dans la plus pure tradition prophétique, Jésus interpelle les puissants : le face-à-face avec Hérode Antipas et avec Ponce Pilate marque le récit de la Passion.
Une notable différence singularise toutefois les déclarations de l'homme de Nazareth. Les prophètes énoncent le droit de Dieu en l'introduisant par la formule du messager : « ainsi parle le Seigneur » (kô amar YHWH)4. Cette formule légitime leur propos, mais signale en même temps leur statut de porteur d'une parole dont ils ne sont pas l'origine ; elle distingue clairement l'auteur de la parole et son porteur. Jésus, lui, avance son « je ».
Autoritaire et impertinent, le « je » de Jésus congédie la tradition d'interprétation des sages pour reformuler d'une manière radicale le droit de Dieu. C'est le cas dans la séquence dite des antithèses (Mt 5, 21-48) : « Vous avez appris qu'il a été dit aux anciens, mais moi je vous dis. » Par cette formule qui tranche face à la pratique tant des prophètes que des rabbis, le Nazaréen énonce un « je » qui ne s'autorise d'aucune autre légitimation que sa propre parole. L'interprétation que livre Jésus remonte à la volonté originaire de Dieu dans la Loi : non seulement le meurtre mais déjà la parole offensante attente à la vie d'autrui, non seulement l'adultère mais déjà le regard de convoitise porte atteinte au mariage… Par là, Jésus détruit toute limite apportée à l'amour du prochain, qui doit s'étendre jusqu'à la prière pour l'ennemi. Dans cette parole en rupture, on perçoit l'écho de la radicalité prophétique mais, encore une fois, le Nazaréen ne se réclame ni d'une parole reçue, ni d'une tradition, ni d'une sagesse ancestrale, mais de son seul « je ».
Une forme de langage est révélatrice à cet égard. Le vocable « amen » est connu de l'hébreu pour conclure un serment ou une prière. Or, Jésus est seul à utiliser ce vocable en tête de phrase, pour introduire une parole : « Amen, je vous le dis, chez personne en Israël je n'ai trouvé une telle foi » (Mt 8, 10). Cet amen initial confère à sa parole une dimension révélatrice : amen, dit Jésus, c'est la vérité que je vous donne à entendre.
Autre trait prophétique : la vision mystique. Les visions sont la signature des prophètes. On songe à la vision de la majesté divine lors de la vocation d'Esaïe : « L'année de la mort du roi Ozias, je vis le Seigneur assis sur un trône très élevé » (Es 6, 1). Les livres d'Amos, de Zacharie ou d'Ezéchiel pullulent de visions allégoriques (voir Am 7 – 8 ; Za 1 – 6 ; Ez 1 – 3 ; Ez 37 ; Ez 40 – 43).
L'évangile aussi attribue à Jésus des visions. Lors de son baptême au Jourdain, il voit les cieux se déchirer, l'Esprit saint descendre sur lui comme une colombe et des cieux surgit la voix : « Tu es mon Fils bien-aimé » (Mc 1, 9-11). Animé par l'Esprit saint, Jésus partage avec les prophètes d'Israël l'inspiration charismatique.
Lorsque les disciples reviennent de mission et lui rapportent la réussite de leurs exorcismes, il déclare : « Je voyais Satan tomber du ciel comme l'éclair » (Lc 10, 18). Discrètement, les évangiles font état de cette dimension mystique.
La prophétie la plus spectaculaire attribuée à Jésus est celle de la fin du Temple. « Vous voyez tout cela, n'est-ce pas ? En vérité, je vous le déclare, il ne restera pas ici pierre sur pierre ; tout sera détruit » (Mt 24, 2). Il est délicat de démêler ce qui remonte à Jésus et ce qui a été formulé par les premiers chrétiens après la catastrophe de l'incendie du Temple en l'an 70. À tout le moins, Jésus a pressenti que la fin du sanctuaire était prochaine et l'a annoncé à ses disciples.
Le prophétisme se signale non seulement par le verbe, mais aussi par l'action symbolique. On a en mémoire le geste d'Osée épousant une femme adultère pour figurer l'amour de Dieu envers son peuple infidèle, ou encore, avec Jérémie, l'épisode du vase brisé ou du champ acheté alors que l'armée babylonienne assiège Jérusalem (Os 3,1-5 ; Jr 19, 1-14 ; Jr 32, 6-15).
Ces actes symboliques, qu'a si bien décrits Samuel Amsler5, donnent force au message en l'incarnant dans une action provocatrice, choquante, qui joue de l'effet de surprise. Ils illustrent un acte que Dieu va accomplir et s'accompagnent le plus souvent d'une parole qui explicite le geste.
Plusieurs gestes de Jésus entrent dans cette catégorie. Tout d'abord, la malédiction du figuier (Mc 11, 12-14). Quittant Béthanie avec ses disciples, Jésus s'approche d'un figuier dont il constate qu'il ne porte pas de fruit. « S'adressant à lui, il dit : “Que jamais plus personne ne mange de tes fruits !” » L'absence de fruits est, chez les prophètes, le symbole de la stérilité du peuple de Dieu (Es 5, 1-2). Ce geste énigmatique reçoit son sens du contexte : c'est la stérilité du Temple que Jésus préfigure en figeant l'improductivité du figuier ; le service du Temple n'est d'aucun secours face à la venue imminente du règne de Dieu, la nouvelle urgence qu'annonce Jésus.
Le geste qui suit immédiatement cet épisode s'inscrit, lui aussi, dans la ligne des actes prophétiques : l'action violente de Jésus au Temple (Mc 11, 15-19). Cet acte, de mon point de vue, a été fatal : en bousculant l'activité du sanctuaire, Jésus portait atteinte à la sainteté de Dieu aux yeux de ses contemporains. D'ailleurs, note l'évangéliste Marc, c'est à la suite de ce scandale que les sadducéens, partisans du grand prêtre, « cherchaient comment ils le feraient périr » (Mc 11, 18). Dès lors, l'attitude de la foule jérusalémite a basculé : ceux qui ovationnaient le Nazaréen à son entrée dans la Ville sainte se retournent contre lui et répondent « Crucifie-le » à la question de Pilate. Touchant au Temple, Jésus a franchi une ligne rouge.
Ce geste a fortement embarrassé les premiers chrétiens, qui restaient attachés au sanctuaire et participaient aux prières rituelles (Ac 3, 1). Quel sens revêtait-il ? Jésus l'a commenté en empruntant deux formules prophétiques : « Ma maison sera appelée maison de prière pour toutes les nations » (Es 56, 7), « Mais vous, vous en avez fait une caverne de bandits (Jr 7, 11) ». On interprète le plus souvent ce geste comme une « purification du Temple » : bousculant les tables des changeurs et les sièges des marchands de colombes, Jésus protesterait contre la commercialisation du culte. Les changeurs permettaient en effet de troquer la monnaie « païenne » contre des shekels et d'acheter les animaux pour le sacrifice. Il mettrait, de la sorte, fin au régime des sacrifices. Si tel était le cas, pourquoi les premiers chrétiens n'ont-ils pas rompu avec le Temple ?
À mon sens, il faut aller chercher plus profondément le sens de ce geste6. Le lieu où il se déroule est révélateur : c'est le parvis des païens, là où les croyants se dépouillent de leur impureté pour accéder aux enceintes qui leur sont réservées. Or, Jésus a constamment protesté contre cette discrimination entre purs et impurs : « Il n'y a rien d'extérieur à l'homme qui puisse le rendre impur en pénétrant en lui, mais ce qui sort de l'homme, voilà ce qui rend l'homme impur » (Mc 7, 15). C'est au nom d'un Dieu à la grâce inconditionnelle, un Dieu non discriminant, que Jésus a accueilli à sa table toutes celles et tous ceux que les pieux considéraient comme non fréquentables. Pharisiens et scribes protestaient : « Cet homme-là fait bon accueil aux pécheurs et mange avec eux » (Lc 15, 2). Le Dieu de Jésus est un Dieu à la grâce inclusive.
Le geste du Temple s'inscrit dans la même veine provocatrice. Jésus proteste contre les barrières dressées entre Dieu et la prétendue impureté des humains. Il balaie ce qui ambitionnait de protéger la sainteté de Dieu et proclame l'accès immédiat à la grâce divine. Rien ne doit entraver l'accès à Dieu. Ce geste, visiblement, n'a pas été compris, ni admis par les sadducéens.
Troisième point : Jésus s'est-il comparé aux prophètes ? Plus précisément : Jésus a-t-il pressenti qu'il partagerait le sort des prophètes rejetés par Israël ? Une parole l'indique avec netteté : « Jérusalem, Jérusalem, toi qui tues les prophètes et lapides ceux qui te sont envoyés, que de fois j'ai voulu rassembler tes enfants comme une poule rassemble ses poussins sous ses ailes, et vous n'avez pas voulu ! Eh bien, elle va vous être laissée déserte, votre maison. » (Mt 23, 37-38).
Est-il légitime de déclarer aussi forfaitairement que Jérusalem tue les prophètes et lapide les envoyés de Dieu ? Jésus s'inscrit ici dans une tradition qui remonte à Néhémie 9, 67. Elle date du retour de l'Exil et tend à résumer toute l'histoire d'Israël par l'endurcissement du peuple et le rejet des envoyés de Dieu. Visiblement, Jésus s'attend à partager cette violence et s'aligne sur le destin des prophètes rejetés : « Il n'est pas possible à un prophète de périr en dehors de Jérusalem » (Lc 13, 33). Notons bien qu'il ne s'autorise pas d'un traitement particulier en tant que Fils ; l'histoire du rejet se poursuit et inscrit Jésus dans la continuité de l'histoire dramatique de Dieu avec son peuple.
Jésus s'est-il comparé à l'ultime prophète de la fin des temps, le prophète eschatologique, le nouvel Élie ? La réponse qu'il donne aux envoyés du Baptiste est intrigante. « Es-tu Celui qui doit venir ou devons-nous en attendre un autre ? », lui demandent-ils (Mt 11, 3). Jésus ne répond pas directement à la question, mais emprunte à plusieurs textes du prophète Esaïe pour décrire ce qu'il réalise : les aveugles retrouvent la vue, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés, les sourds entendent, les morts ressuscitent et la Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres (Es 26, 19 ; Es 29, 18-19 ; Es 35, 5-6 ; Es 42, 18 ; Es 61, 1).
Une fois encore, Jésus ne revendique aucun titre, mais emprunte à la tradition prophétique pour donner sens à ce qui advient au travers de lui. La clef de lecture de son identité est à chercher dans la longue tradition des prophètes envoyés par Dieu à son peuple.
Après la divine surprise de Pâques, les disciples diront : cet homme-là n'était pas seulement « plus qu'un prophète ». Il était le Messie, mais un Messie comme Israël ne l'attendait pas : un Messie souffrant. Car, dans la diversité des attentes messianiques que nourrissait la foi juive, le Messie est toujours une figure de gloire et de puissance. La croix a cassé l'image. C'est ainsi que les premiers chrétiens ont articulé l'attente messianique et le destin violent des prophètes : Jésus fut rejeté comme les prophètes l'ont été mais, ce faisant, Israël a refusé celui que Dieu lui envoyait comme son Messie. Les titres christologiques de « Messie » et de « Fils de Dieu » se substitueront rapidement au titre de prophète, jugé insuffisant pour dire la mission de l'homme de Nazareth.
1 Sur l'évolution de la christologie prophétique dans les évangiles, je renvoie à mon article : « Jésus le prophète », dans Jacques Vermeylen (éd.), ACFEB, Les prophètes de la Bible et la fin des temps, Cerf, « Lectio divina », n° 240, 2010, pp. 273-297 ; repris dans Daniel Marguerat, Jésus et Matthieu, À la recherche du Jésus de l'histoire, Bayard – Labor et Fides, 2016, pp. 45-68.
2 Flavius Josèphe, Antiquités juives, 17, 271-281.
3 Pour plus de détails, voir mon livre Vie et destin de Jésus de Nazareth, Seuil, 2019, pp. 225-253.
4 On le vérifie par exemple en lisant le livre d'Amos, où la formule scande la série d'oracles (Am 1, 3.6.9.11.13 ; Am 2, 1.4.6 ; etc.).
5 Samuel Amsler, Les Actes des prophètes, Labor et Fides, « Essais bibliques », n° 9, 1985.
6 Voir mon livre Vie est destin de Jésus de Nazareth, op. cit., pp. 234-237.
7 Ce motif a été identifié par Odil Hannes Steck, Israel und das gewaltsame Geschick der Propheten, Neukirchener Verlag, 1967.