Alain Cugno offre un livre fort, fruit d'un itinéraire philosophique et spirituel inauguré il y a quarante ans par un précédent livre, sobrement intitulé Saint Jean de la Croix (Fayard, 1979). Plus que par un commentaire de l'œuvre, Cugno nous entraîne à penser, avec Jean de la Croix, l'aventure de la rencontre de chacun avec Dieu. L'œuvre de Jean de la Croix a, en cela, valeur universelle.

Il faut noter ce qui étonnera sans doute : Cugno arrache son auteur à une interprétation biographique. Ce qui compte n'est pas de savoir ce qui s'est passé pour Jean de la Croix mais de comprendre ce qu'il écrit à propos d'un personnage qui s'appelle l'âme et qui est tout sauf le moi de Jean de la Croix. Ce choix, fondé sur la lecture attentive du texte, ouvre à une réflexion plus riche que ne le proposerait une lecture qui, bien que fidèle et croyante, biaise la démarche du carme espagnol.

Arrêtons-nous sur ce qui fera peut-être le plus difficulté dans la réception du livre et qui fait son prix, parce qu'il prend à rebours une conception commune de l'amour et de Dieu. Cugno relève d'abord l'évidence sanjuaniste : la relation amoureuse entre l'âme et l'Aimé se fait dans les termes de l'amour humain. Mais la force révélatrice de l'amour divin pour penser l'amour humain vient de son caractère originellement négatif. L'amour de Dieu n'est pas saturation de sa présence mais force d'un abandon originaire.

L'amour originaire de Dieu pour nous, « Jean de la Croix l'interprète non pas comme un moment positif, une donnée qui, en effet, requerrait la foi en Dieu pour être reconnue, mais comme un point négatif, un manque, une absence. Nous avons été laissés, abandonnés, et cet abandon, notre naissance même, notre survenue dans la vie, est aussi l'immense blessure du désir amoureux qui fait que nous sommes tout en attente » (pp. 71-72).

La capacité en nous d'aimer précède tout et trouve sa source dans cette ouverture de l'amour qu'est l'abandon. La formule peut dérouter, mais elle se précise encore. L'amour qui m'est porté est une déchirure, déchirure par laquelle tout à la fois je me sens aimé (« quelqu'un s'est frayé un passage jusqu'à ma sensibilité pour l'ouvrir », p. 74) et « libéré par cet Amour », « et non pas enchaîné par un amour abusif » : « C'est là, bien sûr, que je voulais en venir : découvrir qu'on est aimé est toujours découvrir que c'est l'Absolu qui nous aime et nous libère » (p. 74).

Réflexion nécessaire à tous ceux qui en appellent à l'amour radical de Dieu… source de l'enracinement fécond comme des radicalismes les plus violents, parce qu'en vérité déracinés. Qu'en est-il précisément d'un désir absolu qui ne soit pas un désir tout-puissant, vorace, pervers, qui fait fi d'autrui, parce qu'il est sans loi ? Il n'étonnera personne de trouver la réponse dans ce qui fait la révélation même de la gloire de Dieu : « La gloire est ce qui demeure étranger, même à celui qui est en gloire, car elle vient toujours d'un autre. Le soleil est la figure même de la gloire parce qu'en étant éclairés par lui, les objets lui rendent ce qu'ils ont reçu. Ils lui restituent ce qu'il possède déjà, ils lui rendent le don qu'ils ont reçu de lui, don qui pourtant n'a pas diminué sa richesse. Par la gloire la distance se creuse : l'âme, possédant ce qui n'est pas à elle, fait don à un autre de ce qu'il a déjà et qui à elle n'a jamais appartenu » (p. 128).

Bien loin de n'intéresser que les amoureux de Jean de la Croix, ce livre, de haute tenue, pourra nourrir qui cherche à comprendre et épouser le mystère de l'humanité.